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Kayalias

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À propos de Kayalias

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    EN, ES et SdA il y a bien longtemps...

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  1. Kayalias

    La fierté de Nuln

    Bonjour, Voici la suite des aventures de la Fierté de Nuln. Il reste encore deux postes courts pour terminer cette seconde grande partie. L'idée est de proposer rapidement ces deux prochains postes, puis d'améliorer toutes les publications ici présentes. Je ne présenterai la troisième grande partie que bien plus tard, quand elle sera rédigée au propre. Le niveau d'exigences augmentant avec les années, je n'ai pas abandonné ce projet, mais l'ai entièrement réécrit car il ne correspondait plus à la vision que j'en avais il y a plus de dix ans déjà. Pour tous ceux qui se demandent où on en est, vous pouvez trouver des résumés sur tout le long des posts, bonne année et bonne lecture à tous. Suite de l'oeil du cyclone Franz était cloué sur place. Sidéré par la brutalité des éléments, il avait encore le feu des éclairs imprimé dans la rétine. En réchapper indemne lui semblait inconcevable, alors il se mit à s’ausculter de la tête au pied, de palper pour contrôler son intégrité. A première vue, ses membres au grand complet répondaient aux ordres. Il n’avait pas de trouble de la vision, ni aucune brûlure à déplorer. Il n’y avait que sa cicatrice qui le tiraillait un peu et paradoxalement, cette douleur le réjouissait, car souffrir c’était encore vivre. Franz reprenait ses esprits cahin-caha, il avait encore besoin d’un certain temps pour digérer tout ce qui venait de se passer. Les derniers filets d’eau ruisselaient sur son crâne et plongeaient au bout de ses poings serrés. Le déluge l’avait métamorphosé, lui faisant emprunter l’apparence des chiens mouillés qui n’appartiennent à aucun maître. Les cheveux plaqués contre son front par le déluge, ses boucles avaient été anéanties. Il grimaçait du coin des lèvre, le contact humide des vêtements trempés qui collent à la peau était quelque chose qu’il répugnait. Sa tunique imbibée devait peser au moins le double de son poids habituel. Le froid viendrait bientôt, mais dans l’instant présent il semblait immunisé, tant son moi intérieur bouillonnait. Il repassait le déroulé des évènements dans sa tête et maudissait à tour de rôle l’ours, Lomie ou sa propre personne. Quelle folie de les avoir fait courir autant de risques pour si peu de bénéfices. Tout ça pour quoi, pour sauver un animal de cirque et honorer une amitié ? Par pitié ! Ses « bons sentiments » l’avaient conduit à entreprendre un pistage dont il avait de toute évidence sous-estimé les dangers ; que la tempête et tout ce qui avait suivi furent imprévisibles ne changeait rien au constat. Tous ces risques auraient pu, ou mieux, auraient dû être évités. Il se revit au bord du précipice, un pied en amont de la paroi glissante, l’autre pied dans l’abîme. Ce qui se serait passé au moindre faux mouvement, il préférait éviter d’y penser. Mais en se tordant, ses boyaux avaient compris par eux-mêmes. La peur frappe toujours deux fois. Une première fois sur le moment présent, puis à nouveau quand vient le moment de regarder derrière soi. Lors du contrecoup, autrement dit au moment de la réalisation, la peur étend son emprise. Elle croît et enfle dans l’esprit comme une chambre à air, au point d’occuper toute l’espace que la rationalité lui aura cédé. En dépit de ses efforts pour faire le vide, Franz songeait à la mort. La faucheuse s’était invitée dans sa vie et l’avait conviée, par deux fois en un très court laps de temps, à une danse macabre dont il s’était de justesse dérobé. La raison du comment et du pourquoi étaient autant d’énigmes insolubles. Au surplus, il croyait dur comme fer que la mort outragée avait fixé son dévolu sur lui depuis la première esquive : il n’aurait jamais dû survivre à ce coup de feu. C’était un hasard, une anomalie dont il ne pouvait pas grand-chose, mais en déjouant son destin, Franz avait déclenché une malédiction funeste. Il porterait la mort partout dans son sillage comme un relent, une pestilence de ce qui aurait dû être et n’a pas été. Sa vie avait récemment pris la forme d’un sablier, lequel suscitait une obsessionnelle, quoique juste interrogation : aurait-il suffisamment de temps pour faire ce qu’on attendait de lui ? Son pouls déjà élevé s’emballa à cette idée et lui commanda d’agir pour reprendre le contrôle de ses émotions. Le jour où il quitterait ce monde, la mort ne lui demanderait pas son avis. D’ici là, il devait mieux choisir ses combats, fermer son cœur et se recentrer sur l’essentiel. Franz avait une famille et un nom à défendre. Il avait intégré l’expédition du capitaine Heckel dans un but précis, pas pour rendre service à autrui, fût-ce pour une bonne amie. Un seul objectif comptait : trouver la fierté de Nuln, rapporter les preuves de son existence et restaurer par le triomphe l’honneur perdu de sa famille. Atteindre cet objectif lui assurait que le nom Von Salza reviendrait à toutes les oreilles et sur toutes les lèvres, peut-être même sur celles de l’Empereur en personne. Les Von Salza descendaient d’une noble lignée de bâtisseurs et de guerriers qui avaient toujours œuvré au service du bien commun. Aujourd’hui ce nom était sali, cela lui était insupportable. Tous les colporteurs de salon, ces langues de serpents plus à même de manier le venin des mots que le tranchant de l’épée s’en étaient donnés à cœur joie. Ils avaient intrigué pour un peu d’importance et faisaient partie de cette race d’Hommes qui salissent les autres pour pouvoir s’élever. Franz et son frère n’oublieraient rien et leur feraient rendre gorge de leurs calomnies infectes. Le moment venu, des têtes tomberaient. Franz avait juré qu’une gloire éclatante éclabousserait les médisants et laverait l’honneur de leur père. Le guerrier revenait dans l’axe de ses principes. S’il devait périr, ce serait uniquement pour cette cause. Il continuerait dans la mesure de possible de protéger les faibles, mais reléguerait au père Gilbert la charité et la protection des faibles. Il n’endosserait plus systématiquement le rôle grotesque du sauveur venant à la rescousse des irresponsables. Ceux-là avaient un esprit comme tout le monde, alors qu’ils en fassent montre. A ce propos, où était passée la cheffe de file des irresponsables ? Des dents qui claquaient le renseignèrent promptement à ce sujet. Franz se retourna et découvrit la jeune femme en état de choc. Lomie tremblait comme une feuille morte. Prostrée, elle se balançait d’avant en arrière et gardait le menton fixement baissé vers ses pieds. De la voir ainsi fragilisée, Franz s’adoucit un peu. — Tout va bien ? s’enquit-il, en s’agenouillant à sa hauteur. Lomie hocha la tête sans croiser son regard. Franz n’en demandait pas plus. Il se redressa, étonnamment satisfait de cette demi réponse. En temps normal, il aurait peut-être œuvré autrement, prononcé d’autres mots ou montré quelque gestes d’affection, mais quand il se promettait une chose, il était homme à s’y tenir. Son cœur serait fermé jusqu’à nouvel ordre. Il avait déjà mis son ressentiment de côté, il n’allait pas en plus consoler. « L’Homme est le meilleur disciple tant que la peur est son maître », avait coutume de dire son aïeux. De cette façon, ,Lomie ne risquerait pas d’oublier cette leçon. Franz se détourna d’elle et contempla longuement les cimes. — Si tu peux marcher, alors lève-toi, dit-t-il. Nous n’en avons pas terminé. Quel calme, quelle tranquillité soudaine. Envolées les bourrasques qui ébranlaient les arbres et mettaient leurs racines à rude épreuve. Défiant toute logique, la tempête était passée comme le vent dans les plaines. Et ce, alors même que Lomie et Franz se trouvaient au point culminant de la forêt, là où les vents auraient dû être les plus forts. — C’est comme si on avait été mis sous cloche, chuchota Lomie tandis qu’elle se hissait péniblement sur ses jambes. Franz partageait ce constat. C’était à n’y rien comprendre et cela le tourmentait. Il se remit dès lors à étudier les environs à la recherche d’un détail qui aurait échappé à sa vigilance. Lomie et lui se trouvaient à l’extrémité d’une clairière faiblement éclairée par une source lumineuse inconnue. La lumière était bleue pale, hésitante, mais suffisamment présente pour faire apparaître le grand monolithe noir dressé au centre de la clairière. Le jais de son éclat incitait à la contemplation, il inspirait solennité et méfiance. Autour de la clairière, des arbres effeuillés semblaient retenir leur souffle. A ce tableau particulier, il fallait ajouter l’ours, plus immobile que le monolithe. Franz était inquiet. Il trouvait qu’un animal empaillé aurait donné plus de signes de vie. Bon sang qu’était-il venu chercher ici… En rétrospective, il fallait admettre que depuis plusieurs jours, Lomie l’avait trouvé changé. En perte d'appétit, l’ours s’était progressivement désintéressé des marques d’affection. A l’inverse, il semblait obsédé par la terre, qu’il se mettait à remuer nuit et jour, sans raison apparente. Lomie cru d’abord que l’ours avait repéré un ou plusieurs rongeurs autour du camp. Mais pour une raison inconnue, son obsession s’était aggravée, plusieurs fois elle avait dû le retenir de fuguer. Percevant que Franz s’éloignait, Lomie avança à son tour en tendant les bras devant elle. Elle tremblotait toujours et effectuait de petits moulinets pour sonder l’espace. Franz la regardait faire, médusé. C’était invraisemblable, il la voyait passer et repasser sous nez, sans qu’elle le remarqua. Par une décharge brûlante, la cicatrice du guerrier se rappela à son souvenir. La douleur s’intensifiait, l’escalade sur la falaise n’y était probablement pas pour rien. Si sa plaie s’était rouverte, il ne pouvait s’en prendre qu’à lui-même. Au moins, cela lui donnait une raison supplémentaire de se hâter, de profiter de l’accalmie et regagner le campement au plus vite. Mais avant, il fallait trouver un moyen de récupérer Ours. Il l’apercevait à n’en point douter, l’ombre du monolithe planant au-dessus de sa tête poilue. La clairière aussi se dessinait plus précisément. Elle baignait dans une lumière équivoque qui étendait son rayon un peu plus loin que la lisière. Des arbres plus tôt noyés dans l’obscurité se révélaient progressivement à Franz. Il chercha la source lumineuse partout sans la trouver et tandis que sa vision s’éclaircissait, ses certitudes s’obscurcirent. Lomie errait toujours les mains droit devant. D’aucun dirait qu’elle tournait en rond. Ne comprenant pas ce qu’elle fabriquait et s’agaçant par la même occasion, Franz voulut mettre un terme à ce cirque. Quand elle passa à portée, il la rattrapa par le bras et la pauvre Haffling qui ne s’y attendait pas, bondit d’effroi. Une illumination traversa soudain Franz. Il n’y avait que les aveugles pour explorer le monde de cette façon. Tout convergeait dans ce sens. Et si les éclairs avaient abîmé la vue de la jeune femme ? Il était trop tôt pour le confirmer. Pour trouver une explication à la différence de perception entre Franz et Lomie, il fallait reprendre la chronologie des faits. Le guerrier avait signalé la présence d’une lueur au crépuscule, c’est-à-dire peu après avoir quitté le campement. Tout du long, Lomie n’avait jamais abondé dans son sens, elle n’avait vu aucune lueur et pour elle, le soleil s’était couché tout à fait normalement. Elle s’était ensuite plainte de l’obscurité au moment d’escalader la paroi. La tempête avait déjà commencé, mais la foudre s’était déchaînée ultérieurement sur le plateau. L’hypothèse ne tenait pas. Cette conclusion sonnait comme un retour au point de départ. Franz s’emporta, donnant un coup de pied dans une pierre et dans son élan, il faillit manquer un fin détail en provenance du monolithe. Sans se détourner du monolithe, Ours venait de relever le museau comme s’il eut été troublé par une soudaine odeur. Avait-il rêvé ? Se pouvait-il que l’animal eut flairé leur présence au milieu des parfums de la forêt ? L’espoir était permis. Se laissant happer par l’optimisme Franz se dépêcha d’informer Lomie. La Haffling grelottait, mais à l’annonce de cette nouvelle, Franz la vit embellir. Elle lui demanda comment il comptait s’y prendre et par quel moyen elle pourrait l’aider, car ses yeux commençaient seulement de s’habituer à leur environnement sombre. Franz lui répondit qu’il ne savait pas encore et qu’en toutes circonstances, la prudence restait de mise. — Reste où tu es, lui-dit-il, je vais enquérir. Cette phrase sonna comme un couperet. C’est ce que Lomie redoutait le plus : être livrée à la nuit, passive et transie de froid. Elle entendait Franz piétiner les feuilles mortes, ses pas feutrés s’éloignaient. De son côté, il l’entendait frissonner, mais dans l’immédiat, il ne pouvait rien d’autre pour elle. Son esprit était entièrement dédié à trouver un moyen de sortir l’ours de ce pétrin. Qu’importe si elle vivait cette attente comme un supplice, en fin de compte il faisait ça dans son intérêt à elle. Franz approchait du centre de la clairière. Il réduisait petit à petit la distance qui le séparait de l’ours, quand soudain, la prudence lui dicta de ne plus un faire un seul pas. Dominé par la hauteur de cette pierre noire, posée là de façon énigmatique, il se sentit intimidé. En outre, elle n’était pas lisse comme il l’avait imaginé de prime abord. Sa face visible, celle-là même qui obnubilait Ours, était en réalité gravée de caractères phosphorescents. Ces mystérieux glyphes ne ressemblaient à aucun alphabet connu de Franz. Ils allaient et venaient, traçant sur la pierre un ruban aussi fascinant que cryptique. Franz n’était pas uniquement troublé par cette découverte. Il avait également repéré une zone d’ombre persistante à l’arrière du monolithe. Le guerrier crut d’abord qu’il lui suffirait de contourner la pierre, de changer de point de vue – tout en restant à bonne distance, pour révéler la zone. Mais rien n’y faisait, la lumière pâle de la clairière ne parvenait jamais à dissiper le voile. Plus Franz les observait, plus les ténèbres lui paraissaient profondes et ce, quel que soit l’ange qu’il adoptait. Cet effet d’optique échappant à sa compréhension, Franz s’obstina. Il voulait ne prendre aucun risque, s’assurer que les ténèbres n’abritaient pas un quelconque danger. En les défiant du regard, comme il le faisait, il ne se rendit pas compte que son esprit s’y enfonçait. Et en un instant de vertige son corps se mit au diapason, plus léger qu’une plume dans le néant. Son champ de vision s’était considérablement rétréci, le carré d’ombre occupait dorénavant tout l’espace, Franz ne faisait qu’un avec les ténèbres qui l’entouraient. Dans cette soudaine ivresse, le monolithe s’était rapproché de deux pas, sans qu’il ne les eut décidés. A cette pensée angoissante, un sursaut le ramena à la pesanteur du sol. Totalement désorienté, il ne se souvenait même pas avoir mis un pied devant l’autre. Jetant de toutes parts des regards fous, il dégaina son épée, puis se rendant compte de ce geste dérisoire, il fit machine arrière toute, en manquant de tomber à la renverse. Regagnant la position de Lomie, Franz haletait et se mura dans un silence trouble. Elle l’avait entendu dégainer, mais ne voulait pas le brusquer avec ses questions. Dans les recoins sombres de sa tête, elle imagina malgré tout le pire. Depuis un certain temps, elle ne ressentait plus ses extrémités, trop engourdies par le froid. Dans la nuit noire, le silence pesait comme une vraie chappe de plomb. Elle en était mortifiée. Des scénarios se succédaient, tous pires les uns que les autres. Franz n’était plus vraiment Franz. D’une minute à l’autre, il allait la laisser là, prendre la fuite et l’abandonner à son sort. La raison se moque bien du pourquoi quand l’irrationnel prend les commandes. Il suffit d’un rien pour que l’imagination se mette en branle, que l’esprit s’emporte et la respiration s’emballe. L’air manquait à Lomie, elle suffoquait. Il lui fallait vérifier, parler, dire n’importe quoi pourvu qu’il répondit, pourvu qu’elle le sentit à ses côtés. — Ne pouvons-nous pas simplement libérer Ours et partir ? suggéra-t-elle d’une voix blanche. Dès l’instant qu’elle eut ouvert la bouche, elle blâma la naïveté de ses paroles. Plus grave encore, elle craignait d’attirer sur eux l’attention d’indésirables, car dans le plus absolu silence, un murmure devient vacarme pour celui qui sait correctement écouter. Lomie ne savait pas véritablement ce qu’elle craignait, mais le son de sa propre voix renforça son pressentiment funeste. — Il y a quelque chose qui est à l’œuvre dans cette clairière, admit Franz en pressant le pommeau de son épée. Si tu penses que tous les mystères doivent être résolus, à toi l’honneur d’y aller. La jeune femme fut soulagée de l’entendre fusse-t-il pour la morigéner. Dans la tourmente, sa voix familière était pareille à un phare dans l’obscurité. Elle songea à tout ce qu’il avait déjà fait pour elle et ses yeux s’embuèrent. Elle se savait doublement coupable. Coupable de l’avoir entraîné dans cette galère et de se révéler parfaitement inutile à ses côtés. — Je te demande pardon, dit-elle, en retenant ses sanglots. Tout est ma faute. Pitié, dis-moi quelque chose que je ne sais déjà, s’agaça Franz intérieurement. Il éluda les excuses de Lomie, l’air préoccupé : — J’ignore pourquoi, tu ne parviens pas à voir ce que je vois. Chaque fois que mon regard se porte sur le monolithe, je me sens pénétré par une indicible noirceur. Elle fond sur moi et si je ne m’y oppose, elle finit par m’engloutir tout entier. C’est dans l’opacité la plus complète qu’une mélodie singulière parvient à mes oreilles. Franz rengaina son épée, puis poursuivit : — Oui, c’est ce qui s’en rapproche le plus. Des notes de musique aux sonorités tantôt graves puis aigües, tantôt aigües puis graves. C’est comme si ces sons se détachaient dans la nuit. Si je porte pleinement mon attention sur cette musique, mes doigts se mettent à picoter, puis très vite mon corps s’engourdit et mon esprit s’évade. J’ignore le sens de tout cela, mais l’aura de cette pierre me glace le sang. — Et qu’en est-il de Ours dans tout ça ? fit Lomie en essayant de masquer la perplexité que lui inspiraient ces confidences. — Viens, je vais te montrer. Franz l’attrapa délicatement par les épaules et la fit pivoter de façon à ce qu’elle repéra l’animal. En plissant des yeux, elle parvint à identifier une masse sombre et rasante, isolée au centre de la clairière. Du point de vue de Lomie, cette silhouette déchiquetée aurait tout aussi bien pu être un buisson, mais Franz enrichit sa description de nombreux détails. Il lui décrivit la posture de l’animal qui se tenait raide sur ses pattes arrières, la truffe pointée vers le sommet du monolithe. Il ajouta que la pierre dressée verticalement était haute comme plusieurs hommes et que des glyphes indéchiffrables scintillaient régulièrement à sa surface. Seulement voilà, Lomie ne percevait rien de tout cela. Pour elle, il ne s’agissait que d’une forêt en pleine nuit avec suffisamment lugubre pour ne pas avoir besoin d’en rajouter. Un millier de questions se bousculaient dans sa tête, mais elle s’interdit de douter. Franz l’avait amenée jusqu’ici saine et sauve. Il avait fait plus pour elle que n’importe qui, alors même si elle se sentait perdue face à ce qu’il lui relatait, elle n’avait aucune raison de ne pas croire en lui. Inéluctablement, Lomie finissait par entrevoir la possibilité qu’il exista bel et bien quelque chose dans la clairière, une puissance enfouie et taiseuse qui exerçait ses charmes délétères sur les bêtes et sur les Hommes. La décision lui appartenait et maintenant qu’elle se trouvait au pied du mur, la jeune femme n’était plus certaine de vouloir percer à jour les ténèbres. Son pouls s’emballa. Elle se mit malgré elle à fantasmer une présence monstrueuse tapie dans le noir. Ses appuis se fragilisèrent d’un coup, lui donnant l’impression que le sol se dérobait sous ses pieds. Telle une prisonnière de ces cauchemars muets où les jambes ne répondent plus, où l’air n’entre plus dans les poumons, sa gorge se noua davantage chaque fois qu’elle voulut crier. Dans sa chute, son dos heurta les jambes de Franz. — Tout va bien, c’est moi, lui dit le guerrier, en posant une main réconfortante contre la sienne. Rassemblant tout le courage dont elle disposait, elle la lui saisit et ferma les yeux. Ses doigts étaient glacés. Lomie se raccrochait tant bien que mal à la présence de Franz, ultime barrière l’empêchant de sombrer définitivement dans la folie. Elle ventilait bruyamment en retenant son souffle après chaque inspiration. Elle répéta la manœuvre autant de fois que nécessaire et finit par mieux réguler sa respiration, à force de persévérance. L’air froid emplissait de nouveau ses poumons, un souffle d’air comme l’étau de sa poitrine se desserrait. Frappé par sa bravoure, la colère que Franz avait ressenti contre elle, s’était éteinte pour de bon. Lui-même était anxieux, alors s’imaginer à la place de Lomie... Haffling de la taille d’une enfant, désarmée et presque aveugle dans la pénombre, elle mobilisait une résilience qu’aurait envié de nombreux soldats aguerris. — J’ai des baies dans la poche, dit-elle d’une voix hachée. Peut-être pourrions-nous les utiliser pour ramener Ours. Si cela ne fonctionne pas, nous devrons absolument partir. Elle avait pris son temps pour formuler ce qu’elle avait en tête. Cela lui avait demandé beaucoup d’efforts, on voyait qu’elle luttait pour contenir les angoisses qui l’assaillaient. — C’est une excellente idée, rétorqua Franz sincèrement surpris par sa détermination, mais avant cela nous devons attirer son attention. Il vaut mieux que tu t’en charges, car tu es sa mère d’adoption, ta voix aura nécessairement plus d’impact. Lomie fronça les sourcils. Des rides se creusèrent sur son front, mais elle finit par acquiescer et mit un point d’honneur à se relever toute seule. Elle donna les baies à Franz et se tourna vers la masse sombre. Prenant une profonde inspiration, elle attendit de se sentir prête, avant de héler l’animal. Sa voix faisait vraiment illusion, paisible et maîtrisée, elle ne laissait rien transparaître. En réaction immédiate, Ours réagit en tendant une oreille. Franz encourageait Lomie à continuer. Il n’y avait plus à douter, l’animal était en vie. Il se fléchissait et reniflait autour de lui, comme s’il se débattait pour sortir d’un mauvais rêve. Franz n’en oubliait pas moins de rester à l’affut. Il jetait des coups d’œil méfiants au carré d’ombre, mais ne s’y attardait pas. Les appâts étaient dans sa main, prêts à l’usage. Malgré toute la bienveillance de Lomie et en dépit des efforts manifestes de l’animal pour se réveiller, il demeurait prisonnier de cet état hypnotique. Franz acquit la conviction que les cajoleries ne suffiraient pas à le ramener. Il troqua la manière douce contre une stratégie qui lui ressemblait davantage et se mit à fouiller le sol avec vigueur. Au bout de quelques instants, il dégagea des feuilles mortes une pierre de la taille d’une noix. Aux grands maux les grands remèdes, il prit l’animal pour cible. Ce dernier n’eut malheureusement aucune réaction, il n’était même pas égratigné. Loin de se décourager, Franz répéta la manœuvre avec d’autres projectiles qu’il avait sous la main avec le même résultat à l’arrivée. Le problème venait du manteau de poils de l’ours qui atténuait systématiquement les impacts. Tandis que Franz s’affairait, Lomie était tout sauf tranquille. Le ciel venait de repasser encre et le peu de visibilité qu’elle avait momentanément gagnée s’en était allée. Jamais une nuit ne lui avait paru aussi profonde que celle-ci. Dans l’obscurité complète, en position d’attente, la jeune femme combattait les idées noires qui la tourmentaient. Le corps entièrement anesthésié par le froid, elle se remémorait en désespoir de cause le bien-être de l’eau de source chaude au campement. Les pouvoirs de l’esprit lui redonnèrent du baume au cœur, surtout en sachant Franz redoubler d’efforts. Sa ténacité et sa force lui inspiraient une profonde admiration tout en lui renvoyant une image déformante d’elle-même. Elle aimait profondément Ours, se sentait éternellement reconnaissante envers Franz, mais sa voix intérieure la persuadait d’autre chose. Elle lui criait que tous deux couraient un grave danger, qu’Ours était perdu et que tous leurs efforts précipiteraient l’inévitable. L’haleine de l’automne embaumait comme un élixir. La terre respirait des odeurs profondes de l’humus mêlées au musc des fruits pourrissants. Lomie se demanda pourquoi son odorat se réveillait dans l’air du soir. Franz avait-il lui aussi senti les parfums se lever ? Elle se rongeait les ongles et les sangs avec à l’esprit, le présentiment croissant que quelque chose de terrible couvait. Chaque pierre que lançait Franz était une seconde perdue qui ajoutait à son angoisse. Soudain, un craquement sinistre en provenance des cimes la fit tressaillir. Une branche fragilisée venait probablement de se détacher, sauf qu’un second craquement troubla la quiétude. — Franz ! chuchota-t-elle, terrifiée. Mais le guerrier ne l’entendit pas. Il était trop concentré sur ce qu’il faisait et marchait d’un pas résolu, soulevant des montagnes de feuilles dans son sillage. A la main, Franz tenait un véritable roc. Ses traits étaient tirés, il allait s’agir de sa dernière tentative. Il prit la mesure, ajusta le balancier de son bras et ne retenant pas sa force, visa l’animal sans hésitation. En plein dans le mille ! La tête de l’ours s’affaissa brutalement si bien que dans les premiers instants, Franz crut lui avoir fracassé le crâne. Il n’en était rien. Fort heureusement l’animal releva le museau comme après une simple pichenette avant de s’ébrouer maladroitement. — Il se réveille, ça fonctionne ! claironna Franz. Lomie n’en revenait pas. Son équipier avait réussi là où elle aurait mille fois abandonné. La chance souriait donc vraiment aux audacieux. Malgré ce succès indiscutable, elle perçut très vite que l’enthousiasme de Franz retombait et qu’une certaine agitation le reprenait. — Tu dois avoir faim, n’est-ce pas ? dit-il en versant des baies dans sa paume. Nous avons ce qu’il te faut pour te remettre sur pattes. La suite de son plan coulait de source. Il savait depuis l’enfance, que certaines espèces animales étaient dressées à dénicher des racines ou des champignons particuliers. Franz connaissait l’odorat puissant des ours et la gourmandise sans pareille du leur. Les premières baies atterrirent ainsi comme la providence directement sous le museau de l’animal. Ours ne résista pas longtemps à cette singulière offrande. ll les renifla d’abord par curiosité, puis reconnaissant ses gourmandises préférées, se mit à léchouiller le sol et les dévorer une à une. Franz serra le poing, triomphant puis disposa sans tarder d’autres baies sur la route de l’ours. C’était une question de temps pour qu’il vienne à eux, plutôt que l’inverse. Il paraissait si penaud, si maladroit, avançant une patte devant l’autre avec la lenteur et l’inexpérience d’un ourson. Mais Franz s’en moquait, l’important fut que l’ours coopéra sans se douter du stratagème. Le guerrier invita par la suite Lomie à le rejoindre dans son entreprise. Elle le retrouva au son de sa voix, puis donna de la sienne pour encourager son animal à les rejoindre. Le duo coopérait à merveille. Le plan se déroulait sans accroc, Lomie oubliait sa peur et reprenait espoir, mais dans son coin, Franz cherchait à cacher un malaise. D’autres raisons le faisaient trépigner. Depuis tout à l’heure, les ténèbres à l’arrière du monolithe empoisonnaient son esprit. Il ne pouvait s’empêcher de les surveiller de biais, ne faisant pas confiance à ce qu’elles pouvaient abriter. Il veillait en même temps à ne pas réitérer l’expérience, à ne pas les laisser s’insinuer dans sa tête comme la première fois. Ses entrailles lui envoyaient tous les signaux du péril. A tout moment, Franz s’attendait à voir tomber le rideau d’obscurité, libérant par la même occasion les pires atrocités que le monde ait jamais porté. Il fit de son mieux pour chasser ces mauvaises pensées, mais des craquements en cascade en décidèrent autrement. Ces bruits sourds, surgis des tréfonds de la forêt, donnaient froid dans le dos. Quand on pensait pouvoir déterminer leur origine, ils déjouaient les pronostics et se propageaient dans le silence jusqu’à parvenir au centre de la clairière. Là, le grand espace vide autour du monolithe faisait rebondir leurs échos trompeurs. Des craquements nouveaux retentissaient et donnaient parfois l’impression de répondre aux précédents. Au final, les échos confondus circulaient dans les bois en devenant intraçables. Lomie avait dégainé un couteau à champignons, en se cramponnant à Franz. Entièrement suspendue à ses lèvres, elle s’en remettait à son jugement. S’il donnait consigne de détaler, elle se tenait prête. Mais le guerrier était lui aussi perclus de doutes. Il épiait dans toutes les directions, passant chaque arbre au crible. Toujours rien de tangible en vue, fallait-il s’en réjouir ? S’il y avait une menace dans la forêt, elle ne montrait pas son visage. Le musc du sous-bois flottait intensément. Il devenait entêtant et brouillait la réflexion. Franz était convaincu qu’il fallait s’enfuir, mais il jugeait inenvisageable de partir à l’aveugle ou pire, de redescendre par la falaise. Le risque de chute était extrême. Franz confia les dernières baies à Lomie et scruta la clairière, moins pour y traquer une menace que pour y dénicher une porte de sortie. Fait particulièrement étrange, sa vision s’améliorait, il voyait désormais presque comme en plein jour. C’était un avantage indéniable puisqu’à droite du monolithe, il remarqua pour la première fois une particularité de la clairière. Le plateau laissait deviner une sorte de trouée dans la végétation. Il fallait compter sur cet unique échappatoire, s’y tenir et prier qu’il fût sur. — Ours, c’est maintenant ou jamais ! pesta Lomie, en vidant la bourse jusqu’à la dernière baie. A mi-chemin entre eux et le monolithe, l’animal ne semblait pas avoir conscience du danger. Peu pressé, il dodelinait la tête et reniflait à sa guise en prenant le temps de s’arrêter sur chaque baie qui croisait sa route. Franz s’exaspérait. Pour en finir, il se mit à détacher une corde avec la ferme intention de s’en servir comme d’un lasso. Et tandis qu’il nouait vigoureusement la corde, une crainte le traversa comme une flèche. Hanz et Friedrich étaient partis à leur recherche et il n’avait plus entendu leurs appels depuis une éternité. Pourvu qu’il ne leur fut rien arrivé non plus. Franz écarta ses craintes pour se concentrer sur l’instant. Dans la lumière bleu pâle qui irradiait intensément aux abords du monolithe, il crut rêver. Il lui semblait avoir capté des mouvements furtifs. S’agissait-il d’un animal, d’un fauve imperceptible qui aurait tiré profit de sa distraction ? Sans jamais détacher ses yeux de la pierre noir, les gestes de Franz se firent plus secs, plus nerveux. Ses doigts travaillaient tout seuls pour accomplir son œuvre, mais sa nervosité était telle que Lomie s’en rendit compte. La Haffling profita du fait que la lune se découvrit derrière les nuages pour comprendre la situation. Dès que Franz eut terminé de confectionner le nœud, Lomie lui chipa la corde sans prévenir. Elle courut aussi vite qu’elle le pouvait, nonobstant les avertissements du guerrier, puis en un éclair, elle enfila la corde autour du cou de l’animal et revint aux côtés de Franz. Ce dernier noua simultanément l’autre bout à sa taille et ramena l’Ours de force. — Tu es inconsciente ! rugit-il. Tu n’as aucune idée de ce que tu as approché ! — Peut-être, fit-elle, en serrant tendrement l’animal dans ses bras. Si nous restons ici, je ne donne pas cher de notre peau. Franz estima qu’ils régleraient leurs comptes plus tard. Il prit sa main et le trio se précipita vers la trouée. Une brèche aussi vaste dans la forêt devait forcément indiquer la présence de constructions humaines, ayant entravé la croissance des végétaux. Ils enjambèrent un tronc massif, couché en travers de la voie et découvrirent les vestiges d’une ancienne route pavées. Franz avait vu juste. Dévorée par les herbes folles, la route, autant qu’il était possible de la définir, présentait une inflexion continue. Franz se stoppa, il tâtait du bout du pied les pavés répartis de façon inégal. C’était un pari risqué. Qu’une route eut été construite vers un cul-de-sac paraissait peu probable. Mais comment être certain qu’elle descendait bien tout le long de la falaise ? Les craquements dans la forêt devenaient trop terribles pour tergiverser. Et brusquement, Franz se retourna pour faire face à une agitation nouvelle. Lomie fit de même, mais la lune s’était sagement rangée derrière les nuages. Dans son malheur, elle fut préservée d’une vision d’horreur qui épouvanta Franz au-delà du possible. A demi-dissimulées derrière l’imposante silhouette du monolithe, des ombres s’étaient glissées parmi les ombres. Elles s’étaient rassemblées en silence, derrière le rideau de ténèbres, quand ils eurent le dos tourné. Franz distinguait des galbes angulaires avancer un pas devant l’autre d’une démarche horriblement dérangeante. Ces sans visages revêtus d’écorce ne cherchaient plus à se cacher. Loin, très loin de ressembler à un quelconque animal, ni à quoi que ce soit d’identifiable, ils envahissaient la clairière. Dans le fracas de la forêt, Franz les voyait approcher.
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    La fierté de Nuln

    Bonjour, pour ceux qui lisent encore sachez que je n'ai pas abandonné. Les obligations du monde réelle rendent les délais de publication incertains mais la bonne nouvelle est que chaque chapitre est mûrement réfléchi et articulé avec les autres. Sans PC pendant plusieurs mois (Backpacking) et ne sachant pas mettre de tirets de dialogue sur smartphone, deux underscore les remplaceront jusqu'à nouvel ordre. Bonne lecture aux irréductibles ! L'oeil du cyclone __ Tu crois qu’on va le retrouver ? demanda Lomie. __ J’en suis certain, mentit Franz. La pénombre les enveloppait déjà et, en forêt les troncs ajoutaient de l’ombre à la nuit, si bien que celle-ci y tombait deux fois plus rapidement qu’en plaine. Lomie se rongeait les sangs, elle essayait de faire bonne figure mais savait que les chances de retrouver Ours se réduisaient drastiquement. Franz avait choisi de lui taire ses doutes, car il n’avait pas eu le cœur de la démoraliser. D’autre part, tant qu’ils n’avaient pas cherché, ils ne pouvaient se lamenter de ne pas avoir retrouvé l’animal. Un espoir même mince devait subsister, bien que Franz ne sut pas si l’orage qui planait au dessus de leur tête aller jouer avec ou contre leur camp. En produisant de la lumière par intermittence, d’éventuels éclairs permettraient peut-être d’y voir plus clair un bref instant. En revanche, le tonnerre, dans ce qu’il a de plus brutal, pouvait tout aussi bien faire fuir Ours. Franz et Lomie entamèrent leurs recherches sans trop savoir par où commencer. Prenant la direction qui leur semblait avoir été celle de l’animal, tous deux marchaient sur un tapis de feuilles détrempées, sans piper mot. Mais le silence ne signifiait pas la même chose pour tous les deux. À observer Franz, il témoignait d’une concentration nécessaire à la traque. À l’inverse Lomie était d’ordinaire de nature bavarde. C’était à son silence que Franz comprit qu’elle était véritablement inquiète. Bien qu’elle ne compta pas imiter les cracheurs de feu en privant indéfiniment Ours de sa liberté, elle se posa la question de savoir s'il serait en mesure de se réadapter après avoir été aussi longtemps nourri par la main de l’homme. Lomie entretenait évidemment un lien affectif pour l’animal, mais Franz se doutait qu’il représentait plus à ses yeux qu’une boule de poils attachante. Avec le temps , il était devenu – au grand dam du Capitaine, un membre à part entière de la compagnie. Mais ce qui était curieux c’était qu’elle l’avait adopté au premier regard, dès qu’elle l’eût aperçu prostré au fond d’une cage minuscule. Ses geôliers le sommaient de divertir le public à la menace du fouet et derrière cette injustice mordante, ses entrailles avaient poussé un cri. Ce même cri qui retentissait chaque fois que sous était yeux était maltraité le plus fragile. Aussitôt, Lomie se mettait à haïr le bourreau de tout son être et à nourrir pour le faible un amour inconditionnel. Franz voyait là une sensiblerie excessive, difficilement compatible avec la nature de leur expédition. Mais admettant ce constat cynique, il ne pouvait ignorer l’existence d’une certaine porosité entre les émotions de Lomie et les siennes. Sinon pourquoi se serait-il proposé en pleine nuit de partir à la recherche l’ours qui lui avait causé tant de soucis ? Les émotions de Lomie déteignaient sur lui un peu trop facilement à son goût. Elle offrait sa bienveillance et ses soins sans attendre en retour. Par ce biais, elle consolidait les liens de la compagnie jour après jour. Elle ne s’en rendait probablement pas compte, mais ses actes avaient une portée fondamentale dans la cohésion de tous. Elle était l’ingrédient secret qui transformait la compagnie en autre chose qu’une bande de mercenaires, mus par des intérêts particuliers. Franz s’arrêta derrière un chêne à l’écorce recouverte de mousse. Ses pensées réorientées vers l’objectif, il se mit à scruter la forêt, de gauche à droite, essayant de lire entre ses arbres dénudés quelque indice qu’aurait laissé un animal en fuite. __Tu vois quelque chose ? se risqua Lomie en chuchotant. __Je ne suis pas sûr, répondit Franz, les sourcils froncés. Continuons à pas feutrés. Lomie se demanda quel indice il avait pu déchiffrer au milieu de cette forêt aussi muette. Elle était fascinée d’observer par quel grâce se déplaçait Franz. Ses pas étaient pensés et sûrs. Il restait silencieux, s’arrêtait par moments pour regarder dans toutes les directions. Avec ses mouvements de têtes brefs et précis, il ressemblait à un oiseau. À un moment, il s’arrêta plus longtemps qu’auparavant et renifla autour de lui, comme il sentait l’air se charger d’une odeur ferreuse, un parfum lourd et inhabituel en pleine forêt. Dans la foulée, de subtiles fourmillements commencèrent à lui chatouiller le bout des doigts. Très progressivement, il ressentit que les poils de son corps se dressaient un à un. Une brise passa et sa peau devenue velours frémit comme jamais auparavant. Autour de lui montait et descendait l’odeur de fer au rythme des bourrasques ; l’air en était saturé. Il se produisait un phénomène acoustique à la fois étrange et inquiétant, une sorte de crépitement dans l’atmosphère comme il n’en avait encore jamais été témoin dans sa vie. Craignant perdre l’esprit, il se retourna vers Lomie et fut rassuré de lire sur son visage la même stupeur que lui. Ils s’observaient en silence, dans l’attente angoissante de ce qui pourrait se passer ensuite. Les crépitements s'intensifiaient tout autour d’eux et à un moment, il sembla a Franz qu’un millier de fils invisibles tirait chacun des poils de sa peau. Aussitôt, un éclair terrible transperça le ciel s’abattant tout près d’eux, dans un bruit de fin du monde. On eût dit que la voute céleste s’était déchirée et que la terre hurlait en retour. L’éclair avait frappé puis s’était évanoui en l’espace d’une fraction de seconde, laissant Franz totalement groggy et aveugle. La foudre avait apposé ses fourches brûlantes sur sa rétine, comme un cachet sur une missive. Franz tendit les bras droit devant lui, essayant de faire quelques pas, mais sa vision était bien trop brouillée pour qu’il puisse aller bien loin. L’idée glaçante qu’il puisse avoir perdu la vue pour toujours lui traversa l’esprit. Des images affluèrent vite, trop vite dans son esprit, pas encore remis de ses émotions. Contrôlé par la logique du pire, il s’imagina que l’éclair était passé trop près de lui, que ses yeux avaient été brûlé et qu’il ne reverrait jamais plus après ce jour. Et soudain, Lomie. Le prénom germa dans son esprit, suivi d’un véritable frisson le long de sa colonne vertébrale. Était-elle saine et sauve ? Il l’appela. Pas de réponse. Craignant de nouveau le pire, il vit volte face et tituba là où il pensait que Lomie se trouvait avant que l’éclair ne frappa. Il se précipita au sol et balaya l’air de ses bras en panique. Sondant l’espace tout autour de lui, il finit par heurter, avec la paume de sa main, quelque chose de dur. Il s’agissait d’une jambe, une jambe appartenant à un corps, un corps de petite taille, mais un corps dressé et non inanimé. Quel soulagement, cette fois, les rôles s'inversèrent, ce fut à son tour de l'étreindre sans demander son reste. Alors il réalisa en même temps qu’il lui confiait sa joie de la trouver en vie, que ses oreilles bourdonnaient. Probablement à cause du coup de tonnerre, pensa-il. Des minutes s’écoulèrent. D’autres éclairs, lointains ceux-là, continuèrent de zébrer le ciel. Au repos forcé, Franz recouvrait ses sens très progressivement. __ J’ai bien cru que cet éclair nous avait visé, dit Lomie, pâle comme un linge. __Il m’aura flanqué une belle frousse à moi aussi, avoua Franz, en passant la main sur la peau de son bras. Tout était rentré dans l’ordre. Les milliers de fils invisibles qui faisaient se dresser les poils de son corps avaient cédé juste après que la foudre eut frappé. Toutefois, un détail lumineux attira l’attention de Franz. Il ne pouvait l’affirmer avec certitude, mais lui apparaissait une lueur pâle qui virait vers le bleu clair et filtrait à travers les cimes. Franz la suivit, comme hypnotisé. Il voulait en avoir le cœur net, même après ce qui venait de se passer. __ Nous devrions rentrer, renchérit Lomie. Même si cela me brise le cœur, nous ne retrouverons pas Ours, il fait trop sombre. Elle jetait des regards craintifs vers le ciel, consciente que de gros nuages noirs s’amoncelaient en nombre au dessus de leur tête. Franz ne l’avait pas écouté. Son regard était braqué vers ces halos de lumière ayant tout l’air de surgir de la ligne de crête. Il plissait les yeux, intrigué. Des doutes subsistaient quant à savoir si cette lumière existait bel et bien ou si sa vue lui jouait des tours. Il allait apostropher Lomie, lui demander de balayer ses doutes, quand des clameurs lointaines résonnèrent dans la direction du campement. Le Capitaine les rappelait, secondé dans sa tâche par Hanz et Friedrich en écho. Franz ravala un juron. Être rappelé de la sorte le mettait hors de lui. Il n’était pas un chien qu’on sifflait quand le temps de la promenade touchait à sa fin. C’était un Von Salza, il avait été élevé pour commander et non pour servir. Quelque chose de bizarre était en train de se passer en ce moment précis, au cœur de cette forêt. Franz était bien déterminé à tirer toutes les conclusions de cette histoire, sans devoir compter sur l’aval du Capitaine. Il n’avait nullement envie de s’enfoncer dans le bourbier des palabres sans fin pour le convaincre qu’un mystère enveloppait la forêt. Les étoiles filantes ne s’éternisent pas dans les cieux, il fallait enquêter tout de suite et maintenant. Ni une ni deux, Franz saisit Lomie par la main et l’entraîna à l’opposée des voix. __Franz ! Franz ! l’interpella la haffling, en essayant de ne pas tomber. N’entends-tu pas nos amis nous héler ? Ils doivent être morts d’inquiétude Franz se crispa, ses gestes trahissaient de l’empressement. __J’entends parfaitement, dit-il en détachant chaque syllabe. Vois-tu cette crête droit devant nous ? Une lumière bleutée en émane. Nous ne pouvons pas rentrer au campement sans savoir de quoi il s’agit. Il voulut repartir de plus belle, mais sentit qu’elle le retenait par le bras. __Je ne vois rien, rien d’autre que la nuit ! objecta Lomie. Franz retira sa main de la sienne dans un geste d’agacement. __Ce n’est pas parce que tu ne vois rien, qu’elle n’existe pas. Imagine qu’un danger rôde à deux pas du campement et que nous décidions de l’ignorer sciemment. Tu peux retourner avec les autres si tu préfères, moi je continue. Il joignit les gestes aux mots et entama l’escalade de la crête en question. Lomie demeura sur place un moment, hésitante quant à la marche à suivre. Avoir été ainsi rabrouée comptait moins que de laisser seul ici. De nouveau, elle le suivit. Il tourna à peine la tête pour s’assurer de sa présence, puis dégaina son épée pour se frayer un chemin au milieu de la végétation qui s’agrippait au flan de la pente. De sa main libre, il s’accrochait aux buissons, aux racines ou aux pierres pour se stabiliser. La nuit tombait sur Lomie et Franz à une vitesse vertigineuse. Elle agissait sur le guerrier comme des coups de fouet qui le faisaient redoubler d’effort dans son ascension. Lomie peinait à suivre sa cadence devenue infernale. L’effort lui faisait ignorer le froid. Elle y voyait de moins en moins, choisissait ses points d’appui à la hâte, ne prenant plus le temps de vérifier la stabilité des pierres sur lesquelles elle posait le pied. Ce qui devait arriver arriva : un morceau de roche calcaire plus fragile que les autres s’affaissa quand Lomie posa la main gauche dessus. Le temps se figea un court instant, comme l’urgence enjoignit à son corps de réagir par tout moyen. Elle se déporta sur la droite d’un mouvement réflexe et se cramponna à n’importe quoi d’assez solide pour la retenir. Une racine se trouvait heureusement à portée et Lomie put esquiver le rocher qu’elle entendit rouler à proximité de son épaule. Glissant sur la pente, emporté par son inertie, le rocher décrocha d’autres pierres qui à leur tour, déclenchèrent un petit éboulement en contrebas. Lomie retenait son souffle, les jambes toute tremblantes. __ Fais attention ! lui dit Franz. Nous sommes presque arrivés. C’est alors que le phénomène recommença. L’odeur ferreuse. Les crépitements dans l’air. Les poils qui se hérissent. Le sang de Franz ne fit qu’un tour. __ Baisse-toi, tête face contre roche! hurla-t-il en application de ses propres recommandations. Lomie obéit sans réfléchir. Grand bien lui prit, car un éclair aussi terrible que le précédent foudroya un arbre à deux pas. Quand ils rouvrirent les yeux, le tonnerre assourdissant faisait gronder la roche contre laquelle ils avaient trouvé protection. L’arbre qui avait été frappé par la foudre flambait dans la nuit telle une torche de lumière. Ce début d’incendie produisait une clarté bienvenue pour leur permettre d’effectuer les derniers mètres qui les séparaient du plateau. Il n’était plus question de marcher. À cet endroit, la pente était bien trop escarpée et la roche bien trop sèche pour que la végétation n’y pousse. Franz rengaina son épée et escalada la paroi, insensible aux éléments qui s’opposaient à lui. D’un dernier mouvement de traction, il vint à bout de la crête. Au sommet le silence. Le vent avait subitement cessé de souffler, l’air avait perdu cette forte odeur de fer et même si le ciel était toujours couvert, les éclairs foudroyaient désormais le lointain. De surcroît, la lumière bleue pulsait plus fortement, elle n’était donc pas un mirage. Il la percevait vive et claire, sa source ne devait plus être très loin. Plus que du soulagement, une petite sensation de triomphe décrocha à Franz un sourire, tandis qu’il s’allongeait au sol. Depuis des semaines ses douleurs le rendaient impotent, il ne rêvait que de reprendre le contrôle de sa liberté. Sa cicatrice le tiraillait légèrement, comme une réminiscence du passé, atténuée mais toujours présente. Il n’en avait cure. Cette petite escapade dans la forêt lui avait plus bénéficié qu’un mois entier de convalescence à moisir dans le charriot. Soudain, une respiration bruyante le ramena à la réalité. Il se remit sur ses jambes et aida Lomie à le rejoindre. Il tira jusqu’à lui une haffling à bout de souffle. L’épuisement tirait ses traits et la cernait de noir. À l’opposée, Franz semblait en pleine forme, à peine était-il essoufflé par l’ascension. Il trépignait d’une impatience latente. Lomie ne comprenait toujours par la raison de son excitation. __Alors ? demanda Franz. Tu la vois maintenant ? Lomie ne répondit pas, elle le regardait avec toujours plus d'incompréhension. Franz n’y comprenait rien. Cette lueur bleue était impossible à manquer. Elle rayonnait tout autour d’eux, derrière les rares arbres qui entouraient son halo. Franz voulut dire quelque chose, mais il se retint parce qu’il voyait dans l’attitude de Lomie une inquiétude illégitime. Il n’avait pas perdu l’esprit. Cette lumière rayonnait, il n’y avait aucun doute. Si Lomie niait, c’était sa vue à elle qu’il fallait questionner. Il lui tourna le dos, ne cherchant plus à la convaincre et marcha droit vers la lumière. Ce que Franz découvrit en franchissant l’ultime barrière végétale lui fit avoir un mouvement de recul. Au centre d’une clairière, se dressait un menhir d’environ une dizaine de pieds de hauteur et 3 pieds de large. Des glyphes gravées à même la pierre émettaient cette lueur fantomatique qui l’avait conduit jusqu’ici. Comble de la surprise, Ours se tenait comme paralysé devant cet étrange monolithe.
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    Voici la suite, bonne lecture ! Chapitre V : liés dans l'effort Dès les premières lueurs du jour, le Capitaine regretta amèrement sa conversation nocturne. Il s’était réveillé groggy, les paupières affreusement lourdes, les muscles raides, avec la certitude qu’une nuit blanche aurait été préférable à un court sommeil. Il se massa les tempes et le pourtour des yeux, puis se leva à la façon d’un vieillard. Au fond de sa gourde, stagnait un peu d'eau dont il gagea que la fraîcheur saurait le ressusciter. Autour de lui, la compagnie s’affairait avec une énergie qui lui paraissait excessive. Le campement avait été démonté et les cendres du foyer dispersées et recouvertes de branchages, afin de laisser le moins de traces possibles. Les chevaux avaient été harnachés et martelaient le sol de petits coups de sabots impatients, pressés de reprendre la route. Remarquant que le Capitaine était tiré du lit, le Père Gilbert interrompit son rangement et vint à sa rencontre : — Mangez, vous en aurez besoin, dit-il comme il lui tendait une galette de farine. Sa voix était douce et profonde comme un cantique. Son visage ne trahissait aucun signe de fatigue au grand étonnement du Capitaine. Sigmar bénissait-il les abstinents dormeurs ? Quoiqu'il en fût, une courte nuit de sommeil ne suffisait pas à écorner la bienveillance naturelle qu'il mettait au service de la communauté, par le biais d'encouragements ou d'attentions régulières. Un sourire suffit parfois à changer les auspices d'une journée pénible pour la rendre plus supportable à posteriori. Hormis des premières heures difficiles, lors desquelles le Capitaine lutta pour ne pas piquer du nez sur son cheval, la journée se déroula sans accroc. La route était en relativement bon état, le charriot tressautait à rythme régulier. Finalement, la fatigue accumulée, inhérente aux voyages de longue haleine, était leur plus grand frein. Hatice tenait compte de l'état général du groupe et ne forçait pas l’allure outre mesure. À l'arrière du charriot, enveloppé de duvets, Franz se rétablissait doucement. Par intermittences, un semblant de communication reprenait même entre son frère et lui. De leur côté, le Père Gilbert et Jörgen passèrent le plus clair de leur temps à échanger sur leur enfance respective ; le premier révélant au second que dans sa jeunesse, lui-même avait commis de nombreux larcins qui l’avaient conduit aux fers. Il expliquait, il y a une quarantaine d'années de cela, avoir fait connaissance d’un prêtre dénommé André. Celui-ci venait régulièrement rendre visite aux détenus de la prison de Müllenthal, dans le conté de l'Ostermark, un endroit de réputation sordide. " Si vous y aviez fait entrer un agneau il en serait ressorti loup. Un beau jour, André proposa au superviseur de la prison d’enseigner la lecture à ceux qui ne savaient pas lire et plus généralement d’instruire quiconque lui en ferait la demande. Le superviseur considéra la proposition d'André avec circonspection, dissimulant à peine son sourire ironique derrière ses palabres, mais il était homme pragmatique. Il n'avait rien à perdre dans cette démarche et tout à y gagner : un détenu à l'étude est un détenu occupé, autrement dit sous contrôle. Le superviseur donna son accord, à condition que André ne demanda aucune gratification. Ce dernier n'en avait de toutes façons par l'intention. Sa démarche était autrement nébuleuse. Lui seul connaissait ses motivations profondes. De visite une semaine sur deux auparavant, André se rendit désormais chaque jour à la prison pendant un mois entier. Il y prit ses habitudes, saluait les gardiens de manière fort aimable, puis traversait le couloir qui séparait les geôles, un lourd baluchon sur le dos. Je me souviens encore de son premier passage. Il se planta au milieu du couloir, droit comme la justice, la mine atrocement sérieuse. Piqués dans leur curiosité, les détenus émergèrent de l'ombre des cellules, approchant leur visage au plus près des barreaux. — Hé le prêtre, c'sympa d'avoir ramené une nonne dans ton balluchon pour mon anniversaire ! fit un détenu très fier de son effet. Je vous passe par ailleurs les nombreux autres quolibets qui succédèrent et n'apporteraient rien à mon propos. André n'avait toujours pas bougé d'un cil, indifférent aux moqueries, toujours raide, épousant cette posture minérale qui ne dégageait aucune crainte, mais une grande confiance intérieure. Il patientait, prenait son temps, de telle sorte que les détenus se lassèrent de cette cible nouvelle qui ne ripostait ou ne manifestait la moindre réaction. Lorsque les vulgarités cessèrent, lorsque la dernière bouche se tut, André sut que toutes les oreilles étaient ouïes. — Je ne m'attendais pas à un autre accueil que celui que vous m'avez réservé et j'irai droit à l'essentiel. Dans mon baluchon, je n'ai que des livres et j'enseignerai mon modeste savoir à ceux qui le désirent. — T'sais où t'peux t'le foutr' ton savoir ! cracha un détenu. André ignora cette remarque et reprit : — Pour ceux qui ne savent pas lire, j'espère que vous le réaliserez : la véritable prison se trouve au dehors de ces murs. Je reviendrai tous les jours, un mois durant. Si vous êtes intéressé par ma proposition, faîtes le moi savoir. Il tourna les talons et les réactions fusèrent, pour qui se prenait-il ? La lecture demandait bien trop de temps et ne garantissait pas d'être riche. Ce prêtre pouvait bien aller au bûcher et ses livres avec lui ! André tint sa promesse et revint tous les jours. La première semaine, détenus continuèrent de le provoquer, lui contant des histoires salaces qui s'échangeaient entre bagnards, dans le seul but de le déstabiliser. Cela ne fonctionnait jamais. André mettait un point d'honneur à répondre de façon courtoise. La deuxième semaine, les grivoiseries et autres tentatives de déstabilisation se firent moins nombreuses. André venait et repartait avec son baluchon, sous les regards médusés des gardiens qui ne comprenaient pas son obstination. La troisième semaine se présenta sous le signe d'une indifférence agacée. Les détenus, à la venue de André, ne se levaient même plus de leurs lits superposés. Leur désir d'amusement s'était évaporé, tout juste laissaient-ils échapper un geste d'humeur au passage du prêtre, comme s'ils essayaient de chasser un insecte indésirable dont le bourdonnement les incommoderait. Vint enfin la quatrième semaine, caractérisée sans surprise par l'indifférence. André proposa ses services comme à l'accoutumée, mais déjà les détenus ne l'entendaient plus, le regard rivé sur une partie de dès ou de cartes. Alors le dernier jour, de la dernière semaine, André s'adressa à eux en ce termes : — Nous sommes arrivés à la fin du mois. Ma proposition ne vous a pas convaincus, alors je me retire définitivement. Et s'il est vrai que l'immense majorité des détenus n'y prêta guère attention, une toute petite minorité dont je faisais partie pressentit qu'une opportunité était sur le point de nous échapper pour de bon. Lorsqu'une chose est sur le point de nous filer entre les doigts, sa valeur augmente dans l'urgence, brusquement réévaluée par son caractère définitif. André était un homme intelligent, je le soupçonne d'avoir très tôt compris que ses allers-venues créeraient une habitude tendant à le rendre invisible aux yeux des détenus. Puisqu'il venait chaque jour, à quoi bon nous inquiéter de son départ ? Après s'être montré, il lui fallait renverser cette habitude, se raréfier pour être reconsidéré ; en soi disparaitre pour mieux être vu. Son départ secoua ma conscience, mais je n'arrivais pas à me décider à l'interpeller tandis qu'il montait les marches vers la sortie. Je sentais le poids du regard de mes compagnons de cellule et craignais leurs jugements à venir ou les brimades qui en résulteraient. Mais ce que je n'avais pas prévu, c'était qu'une autre voix, en provenance d'une autre geôle allait s'élever. Un homme tapis dans un angle hors de ma vie, avait peut-être été pris de ce sentiment d'urgence que j'évoquais plus avant. Il se manifesta, déclarant que pour un forçat l'ennui était plus mortel que n'importe quel enseignement. Sans le savoir, ni sans le vouloir ce détenu me donna le coup de pouce qui me manquait. À mon tour, je me manifestais, ayant cette impression drôle de sauter dans une calèche sans savoir où elle me mènerait. Dans les secondes qui suivirent quelques curieux emportés par le mouvement nous rejoignirent, tant est si bien qu'une petite classe vit le jour, à raison de quelques heures d'enseignement par semaine. Grand bien me prit de sauter dans cette calèche, car l’apprentissage est une aventure. À fortiori quand il est prodigué par André, un homme bon et sage qui ne tombait jamais dans le prosélytisme. Il croyait dur comme fer qu’un détenu était une énergie enfermée, gâchée, une force vigoureuse et utile qu’il suffisait de réorienter avec un peu d'huile de coude. La religion n’était pour lui qu’une couverture, un simple moyen d’entrer en prison sans s'attirer la méfiance des gardiens. Contrairement aux autres prêtres, il proposait une vie après la prison plutôt qu’une vie après la mort. — Au final, vous êtes entré en religion par l’influence du moins religieux des prêtres, mon père ? demanda Jörgen interloqué. — Oui, on peut dire cela, s'amusa Gilbert. Au final, personne ne pouvait affirmer si le père André croyait ou non, mais entre nos quatre murs, il avait ouvert une porte salvatrice. Jörgen sembla hésiter. — Pour être honnête avec vous, je ne suis pas sûr de croire… Le visage du père Gilbert s’arrondit en entendant cela. — Il n’y a pas de mal à cela, Jörgen. Chacun est libre de croire, de ne pas croire ou de douter. Jörgen regardait ses chaussures penaud d'avouer cela à un homme qui avait fait de sa vie une profession de foi. — Pour être tout à fait honnête avec toi Jörgen, je préfère quelqu’un qui ne croit pas plutôt qu’un fanatique. Plus d’une fois, j’ai vu la religion briller dans les yeux de meurtriers. Beaucoup oublient que la religion est avant tout une attitude morale qui nous accompagne tout au long de notre vie, ce n’est pas une fin en soi. Quand elle le devient pour le fidèle, le danger n’est jamais très loin. — Pardonnez moi, mon père, mais qu'est ce qui vous différencie de ceux que vous considérez comme des fanatiques ? Il regretta immédiatement sa question, pensant être allé trop loin, mais le père Gilbert plongea dans une profonde réflexion. Des rides de sérieux creusaient son front, comme il soupesait chaque moi qu'il allait employer. — Pour les fanatiques, le dogme prime sur la miséricorde. C'est tout l'inverse que je prône parce qu'on ne peut pas être au service de Dieu sans être au service des Hommes. Jörgen acquiesça, mais son esprit était agité par d'autres interrogations. Prenant son courage à deux mains, il dépassa sa gêne : — Il m’arrive de redouter la fin de notre mission. A ce moment qu’arrivera-t-il de moi ? — D’ici là, tu auras parcouru du pays, gagné en maturité et sauras parfaitement lire. Tu seras libre et fort, tu pourras choisir d’ouvrir toutes les portes que tu souhaites. Enfin, c’est une façon de parler, plus question de voler j’espère ! Jörgen sourit timidement. — Et si malgré tout, je ne sais où aller ? M’accepterez-vous tout de même à vos côtés ? Le saint homme parut surpris par la question. — Bien sûr, Jörgen. Pourquoi refuserais-je ? — Parce que je ne vous suis d’aucune utilité. Le Père Gilbert s’arrêta à sa hauteur pour qu’il imprime les mots qui allaient suivre : — Ne pense jamais cela Jörgen. Tu es un bon garçon. Les bonnes personnes sont les plus utiles de ce monde. *** Les aventuriers s’enfonçaient toujours plus profondément dans la forêt de Grissenwald, où dominaient les chênes, les hêtres et les marronniers, parés de leurs plus belles robes d’automne. Trois jours durant, ils ne croisèrent pas âme qui vive, marchant sur des tapis de feuilles flamboyantes. Il y avait bien quelques cabanes de trappeurs en bord de route, mais elles avaient toutes été désertées à un moment indéterminé. Leur intérieur avait été vidé de fond en comble. Ne restait souvent qu’une table de bois massif ainsi que des tabourets retournés qui croupissaient dans une flaque d’eau. La plupart des cabanes étaient insalubres, pleine d’échancrures béantes par lesquelles hurlait le vent et fuitaient des filets d’eau verdâtres. Ces abris de fortune, rendus inhabitables par les éléments, offraient dorénavant au voyageur un spectacle lugubre qui donnait la chair de poule. Bien que les provisions du charriot suffisaient à sustenter la compagnie jusqu’à Nuln, les aventuriers évoquèrent un soir l’idée de déguster du gibier. L’idée fit son chemin dans les esprits et dès le lendemain matin, Hanz et Friedrich se lancèrent dans une compétition, à qui rapporterait le premier animal sauvage. On aurait pu penser qu’en l’absence de chasseurs les proies telles que les biches, les cerfs ou les sangliers prolifèreraient, mais il n’en était rien. Pas d’excréments. Très peu d’empreintes au sol. L’écorce des arbres, la nourriture favorite des cervidés, ne portaient pas la moindre trace d’écorchure. Chaque fois que Franz se postait à l’affût, il revenait bredouille. Il revenait au campement, la mine défaite et l’arbalète brinquebalante sur le dos. Friedrich et ses pièges n’accumulaient pas plus de succès. Une nuit, il crut percevoir un claquement métallique à proximité du camp. Il se leva en sursaut, se précipita d’un pas triomphant à l’emplacement qu’il avait identifié, au risque de marcher sur l’un de ses propres pièges. Hélas pour lui, il dénicha prise dans les mâchoires métalliques du piège, une simple branche en lieu et place du gibier tant espéré. En tout début de matinée du quatrième jour, le temps de gâta. Le vent du nord se leva et des pluies diluviennes s’abattirent sur la forêt. Des trombes d’eau dégradèrent promptement la route, la rendant boueuse et dangereusement glissante. Tous les aventuriers qui le pouvaient s’entassèrent dans le charriot pour se mettre à l’abri. Hatice fut aux responsabilités et manœuvra l’attelage aussi bien qu’elle le put, évitant les ornières et les affaissements de terrain, mais les chevaux patinaient et s’épuisaient à mesure que le sentier prenait en dénivelé. En milieu de côte, l’une des pauvres bêtes chuta sur les rotules, évitant par miracle de se rompre la patte avant. Le second cheval continua à tirer, mais ne pouvait pas à lui seul compenser la défaillance du premier et le charriot recula de biais, emporté par son propre poids. Hatice cria un ordre au cheval à terre qui se releva in-extremis, la crinière trempée et les muscles fumants d’efforts. Pris d’un sursaut d’orgueil, il planta ses pattes arrière solidement et tira de toutes ses forces pour redresser le charriot et gravir la côte au prix d’efforts considérables. Les bourrasques n’étaient pas décidées à se calmer. Hatice se rapprocha du Capitaine pour être entendue, arguant que le chargement couplé au poids des Hommes à l’intérieur du charriot rendaient les manœuvres infiniment plus périlleuses. Le charriot tanguait et l’expérience avait montré que si l’un des deux chevaux venait à glisser de nouveau, tout le monde finirait dans le précipice. Heckel fut convaincu et ordonna à la compagnie de mettre pied à terre, afin d’alléger le charriot et aider les chevaux à le tirer. Toute la compagnie, à l’exception notable de Franz fut sommée de patauger dans la gadoue. Franz s’y opposa vivement, refusant d’être traité comme un un poids mort pour le groupe. Il voulut descendre à son tour, mais Heckel, les sourcils froncés lui fit comprendre qu’il ne plaisantait pas. Il était assigné au fond du charriot, à surveiller l’ours qui ne tenait pas en place. Les pierres inégales de la route se déchaussaient par endroit et la montée fut épouvantable. Le vent tempêtait, courber les cimes des arbres finissant par en déraciner un au sommet de la côte. Le tronc s’écrasa dans un fracas de tonnerre, coupant la route en deux. Apeurés par le vacarme, les malheureux chevaux se cabrèrent et leurs hennissements de panique s’ajoutèrent au chambardement. On ne sait quels mots Hatice murmura à leurs oreilles pour parvenir à les maintenir dans son giron. La pluie continuait de battre plein et le reste de la compagnie, trempée jusqu’aux os s’employa à débiter le tronc en deux car il était trop massif pour être dégagé en un seul morceau. Une tâche titanesque les attendait, une tâche fastidieuse, renforcée par la tourmente d’eau qui cascadait du ciel. L’eau ruisselait le long des mains, s’insinuait entre les doigts, faisant glisser le manche de leur hache. Il fallait être extrêmement prudent. Un faux-mouvement ou une maladresse pouvaient survenir à tout moment. Le Capitaine refusa d’employer la force brute des chevaux, déjà rudement éprouvés. Les bêtes devaient impérativement être mises au repos et la patte avant de celui qui était tombé serait examinée. La découpe du tronc se prolongea jusqu’au milieu de l’après-midi. Par paires, les hommes assistés de Hatice se relayèrent sans relâche jusqu’à atteindre le duramen centenaire. L’arbre était ancien et solide comme la roche. Jamais Heckel n’eut imaginé qu’une telle entreprise de découpe fut si chronophage. Exténués, les muscles tétanisés, les bûcherons d’un jour fournirent un dernier effort en s’harnachant au tronc tel des bêtes de somme. Par leurs efforts combinés, ils parvinrent à le retirer de la route et offrir un espace suffisant au charriot pour circuler. Depuis l’intérieur du charriot, transporté comme une vulgaire marchandise, Franz fulminait. Il avait assisté à toute la scène et bien que sa cicatrice le tiraillait toujours, il ressentait moins de douleur physique qu’une profonde humiliation d’être mis à l’écart. Il y avait d’autres missions que découper le tronc. Il aurait pu aider au montage du campement, patrouiller pour trouver de l’eau ou simplement aider à soigner les chevaux. Le Capitaine lui-même n’avait pas tenu la hache une seule fois. A l’inverse de Hatice à y réfléchir. Que s’imaginait Heckel ? Qu’il était en sucre et craignait de fondre sous quelques gouttes ? Au lieu de cela, il l’avait assigné au charriot à garder ce stupide ours qui ne cessait de le mordiller et le regarder de ses grands yeux marron. — Capitaine ! De l’eau, il y a une source d’eau en contrebas ! s’écria soudain Jörgen, comme il remontait à grande enjambées l’autre versant de la colline. Aucun aventurier, pas même le père Gilbert ne s’était rendu compte de la disparition momentanée du garçon. — Par tous les dieux, l’utilité du gamin se révèle quand on ne l’attendait plus, c’est un sourcier ! se gaussa Hanz, ramassant une branche semblable à une fourche et simulant un état de transe. Heckel secoua la tête, médusé. — Père Gilbert, pouvez-vous descendre cette colline et vérifier les dires de Jörgen. — Jörgen dit vrai, affirma Hatice, en dépliant une carte de grande envergure. Elle pointa du doigt un emplacement sur la carte. — Au rythme de notre progression, nous avons atteint les sources de Fludir et Gulfir. Deux sources provenant de montagnes différentes qui épousent un trajet similaire, sans jamais se rencontrer. Mais la particularité de Fludir est qu’il s’agit d’une source chaude. Hanz cessa de faire l’imbécile. — Que décidez-vous, Capitaine ? demanda le Père Gilbert, en attente. Heckel passa en revue la Compagnie. Les Hommes ruisselaient, leur visage s’était creusé en un après-midi. Quelques-uns commençaient même à greloter. Avec cette satanée pluie qui avait tout détrempé, il ne fallait pas compter de sitôt sur un feu de camp pour les réchauffer. — Descendons la butte et constatons par nous-même ce que la nature consent à offrir après qu’elle nous ait correctement étrillés. Bien avant d’atteindre les fameuses sources, un parfum de souffre tiède, d’intensité modérée se laissait charrier par la brise. Plus ou moins forte selon le sens du vent, l’odeur picotait le nez. Elle était diffuse, prenante, mais dans l’ensemble supportable. Il n’y avait que Lomie pour la juger dérangeante et se boucher le nez. Après s’être annoncée, la source apparut derrière des rideaux de vapeur tourbillonnante. L’eau sulfureuse avait tracé sa course à travers la forêt, en formant au fil des siècles, des bassins naturels de faible profondeur. Les bassins étaient répartis sous forme de strates espacées les unes des autres de cinq ou six pas. Le courant tranquille, ainsi que la clarté de l’eau invitaient le voyageur à une pause bien méritée. Hanz ne put résister et trempa sa main dans le bassin le plus proche. Et quel délice ! Un sourire béat se dessina sur son visage, comme il laissait la chaleur affluer dans son bras. En remontant un peu la source, les différents bassins offraient des températures différentes où il était loisible pour tout un chacun de privilégier telle ou telle température. Phénomène exceptionnel, une seconde source, plus vive, plus fraîche et parfaitement dépourvue de sulfure traçait son propre sillon un peu plus bas, en parallèle de première. Heckel observa la compagnie avec un air amusé. Hanz sautillait et félicitait Jörgen de bon cœur pour sa « trouvaille qui n’en était pas une, mais en était une quand même ». Friedrich, sous ses airs scientifiques prenait prétexte d’analyser la composition de l’eau pour y tremper les bras jusqu’à l’épaule. Même Franz d’humeur maussade observait du coin de l’œil ce qui se tramait. Fatigué mais heureux, heureux et vivant, le Capitaine prolongea un peu le suspens, tant ces scènes l’amusaient. — Ne perdons pas de temps, scellons les chevaux, nous avons encore de la route ! lâcha-t-il, d’un ton solennel. La réaction ne se fit pas attendre, des protestations fusèrent de toutes parts. Lomie invoqua à juste titre la fatigue extrême et les blessures des chevaux, notamment le tendon enflé du cheval qui était tombé. Hanz inventa une soudaine entorse inexistante quelques minutes plus tôt… Il n’y avait guère que Hatice pour accepter cette annonce en manifestant un enthousiasme féroce. Le Capitaine ne put se retenir bien longtemps. Il éclata de rire, d’un rire profond et sincère, du genre de ceux qui guérissent et font monter les larmes sans prévenir. — Soyez sans crainte mes amis, nous n’irons pas plus loin ce soir, annonça-t-il tout sourire. Aujourd’hui, nous avons poussé au-delà de nos limites physiques. Nous pouvons être fiers de nous. La nature nous fait rarement de si beau cadeau, alors prenons le temps de l’apprécier. Que ceux qui le souhaitent en profitent pour se baigner, nous monterons le camp plus tard. Ce revirement réjouit la compagnie au point qu’elle poussa une acclamation à l’unisson ; en deux trois temps mouvements, les aventuriers se jetèrent à l’eau, s’éclaboussèrent et se chamaillèrent tels de grands enfants. Hatice préféra se délasser de son côté, jouissant de la solitude d’un bassin aux eaux tièdes qui avait l’avantage d’être excentré en amont de la source. Heckel aussi s’autorisa la baignade aux abords immédiats du charriot, gardant néanmoins un œil vigilant. Il se laissa tranquillement glisser dans le réservoir naturel et ses doutes et appréhensions glissèrent en même temps que lui dans l’eau ronde et chaude. Son corps rafraîchi par les heures passées sous la pluie n’était pas préparé à un tel choc thermique. Dans les premiers moments, l’eau lui brûla la peau, mais le corps s’habitue toujours trop vite aux sensations agréables. Il bascula la nuque en arrière et se laissa bercer par le clapotis du courant, tandis que son corps ne pesait plus rien. Deux aventuriers préférèrent éviter de se mettre à l’eau. Lomie dans un premier temps partit à la recherche de nourriture. En l’absence de feu, le menu du soir serait frugal : noix, champignons et jambon fumé pour les Hommes, sacs d’avoine pour les chevaux. Pour d’autres raisons, Franz ne trempait que ses jambes dans la source, évitant de ramollir sa cicatrice. A un moment donné lui et son frère se retrouvèrent tous les deux dans un bassin vide d’autres occupants. — Es-tu encore en colère contre moi, mon frère ? se hasarda l’aîné. Tu n’as pas pipé mot de la journée. — C’est tout simplement parce que je n’avais rien à dire, répondit Franz sans daigner croiser son regard. Il battait des pieds nerveusement. Hanz hocha la tête, puis revint à la charge. — Je ne pense pas que nous aurions pu taire cette affaire éternellement. Franz cessa de battre des pieds et planta son regard ombrageux dans celui de son frère : — Et moi je pense que tu parles trop lorsque tu bois. Cette « affaire », comme tu l’appelles a conduit notre père en prison et il pourrait advenir la même chose de nous si tu n’apprends pas à te taire. — De toute façon nous ne serons jamais d’accord à ce sujet, conclut Hanz avec dépit. Le mieux est peut-être d’arrêter d’en parler. — Oui, tu as raison. Franz se remit à battre des pieds dans l’eau, plus calmement. — Mis à part cela, comment te sens-tu depuis l’autre fois ? poursuivit maladroitement Hanz. Hanz parvint à décrocher un sourire à son frère. En trente ans de vie, Franz ne l’avait jamais entendu s’enquérir de son état ou de ses sentiments aussi directement. Leur relation fonctionnait à l’implicite. Chacun s’en accommodait. Rien que le mot sentiments plongeait Franz dans un léger malaise, certes ridicule : il ne s’agit que d’un mot, mais un malaise bien réel. L’éducation reçue conditionne la façon d’aimer et de communiquer. Il n’était pas franchement à l’aise dans un exercice de sensiblerie, pas plus que son frère en tout cas. Ce dernier avait néanmoins eu le mérite de se lancer. Franz devinait que compte tenu du personnage, cela signifiait déjà beaucoup. — J’ai souvent l’impression que ce n’est pas à moi que c’est arrivé, commença Franz en perdant son regard dans le vide. Je sais qu’il s’est passé quelque chose d’invraisemblable parce que vous me l’avez raconté. Le problème est que je n’en ai aucun souvenir. — C’est peut-être mieux ainsi ? suggéra Hanz. — Non, c’est pire parce que si je ne me souviens de rien, c’est comme s’il s’était produit quelque chose hors de ma volonté, hors de ma conscience, à mon insu en quelque sorte. — Tu es en vie, c’est le plus important. Franz jeta un caillou dans l’eau. — En vie et la peau trouée, reprit-il avec une pointe d’amertume dans la voix. C’est fou comme le regard des autres sur soi change quand on est blessé. Je me rends bien compte que vous me ménagez, comme toute à l’heure pendant la tempête. — Au moins tu avais les fesses chaudes pendant que nous étions en train de trimer, n’était-ce pas une compensation suffisante ? Franz rit pour la première fois depuis des lustres. — Un point pour toi. Quel bienfait de te savoir trempé et grelotant pendant que j’attendais au sec que tu traînes mon séant d’infirme. Puisse la vie en être toujours ainsi ! Les deux frères firent semblant de trinquer à leur nouvel adage quand soudain, un éclair zébra le ciel. Quelques courtes secondes plus tard, le tonnerre retentit et une pluie grasse se mit à tomber par fines gouttelettes. Hanz et Franz échangèrent un regard, tous deux interloqués. Deux autres éclairs éblouirent la forêt à peu de temps d’intervalle. — Un orage en automne ? Et puis quoi encore ? observa Franz perplexe. La foudre frappa une nouvelle fois et le tonnerre gronda immédiatement à sa suite. — Il peut pleuvoir, cela me fera une belle jambe. La source est la meilleure literie que je n’ai jamais eue ! plaisanta Hanz. Tout à coup, une boule de poil passa en trombe à côté d’eux, fonçant au cœur de la forêt. — Il s’est sauvé ! Ours s’est sauvé ! haleta Lomie en renversant sa cagette de noix. — Au diable cet animal, il ne nous aura attiré que des ennuis, rétorqua Hanz avec flegme. Sans l’ombre d’un doute, Franz partageait l’opinion de son frère, mais quand il fit face à Lomie, le visage blême, totalement désemparée, sa gorge se noua et il ne put exprimer un mot. Elle tournait sa minuscule tête dans toutes les directions, sans savoir quoi faire ni où aller. Il y a peu de choses plus tristes au monde que de lire la tristesse dans les yeux d’une femme. Il s’était lié à Lomie. Lomie s’était liée à l’ours et ce satané animal lui était désormais lié par association. D’une manière ou d’une autre son destin ne serait pas différent du leur. Bien évidemment, le Capitaine désapprouva, ne pouvant décidément s’empêcher de chapeauter ses moindres faits et gestes. Ne suis-je plus votre gardien animalier ? pesta Franz dans un coin de sa tête. Il ravala son fiel et rassura le Capitaine sur ses intentions : lui et Lomie ne feraient qu’une ronde de vingt minutes. Si l’ours ne répondait pas, tant pis, ils l’abandonneraient à son sort.
  4. Kayalias

    La fierté de Nuln

    Merci Gibvance pour ton retour, ce genre d'encouragement fait très plaisir ! Voilà la suite du récit, plus longue que d'ordinaire. Bonne lecture : Chapitre IV : le récit du Capitaine « Quand j’ai intégré l’armée, l’entraînement des nouvelles recrues durait six mois. Six mois d’un rituel immuable, à apprendre à saluer, hisser le drapeau, se lever et se coucher à heure fixe, en bref un joli formatage. La science du maniement des armes, attrait pour lequel bon nombre d’engagés sautaient le pas, n’intervenait qu’au second plan, avec de-ci de-là quelques sessions de tir au pistolet ou d’escrime. Les priorités s’affichaient d’elle-même : obéir aux ordres importait plus que savoir se battre. Si la formation initiale s’avérait concluante, le sergent instructeur affectait les novices à un régiment existant où ils subissaient un bizutage en règle, ultime étape avant d’être définitivement incorporé à la grande famille. Dans l’hypothèse où six mois s’avéraient insuffisants, le sergent instructeur pouvait prolonger l’entraînement de six mois supplémentaires. Dans la pratique c’était exceptionnel, dans la mesure où l’armée, en manque cruel d’effectif, ne pouvait se permettre ce luxe. A l’issue des tests, je fus incorporé au douzième bataillon d’infanterie. J’en étais très fier, à plus forte raison quand l’ordre fut donné quelques semaines après, de détacher une fraction de mon régiment, dont je faisais partie, aux fins d’assurer la sécurité rapprochée d’une ambassadrice. Je faillis m’étouffer de joie en apprenant la nouvelle. Imaginez plutôt, ma toute intervention consistait à escorter l’ambassadrice Impériale, afin que celle-ci porte la voix de notre Empereur à la Cour de Kislev. Je pliais bagage vers le grand nord, fier comme un coq de participer à une première mission aussi prestigieuse, sans savoir s’il s’agissait d’une bénédiction pour ma carrière ou de la promesse d’un grand malheur à venir. C’est en parcourant les steppes les plus septentrionales du vieux monde que j’ai éprouvé dans ma chair ce qu’on nomme l’hiver polaire. Pas un relief à des milles. Des plaines arides, écorchées s’étendant à l’infini, balayées par un vent glacial capable de vous geler jusqu’à la moelle. Et que dire de ces nuits interminables où le soleil joue à cache à cache… Les récits racontent que des peuplades de maraudeurs parviennent à survivre dans cette contrée inhospitalière, quelque part dans les forêts de l’ouest, mais honnêtement, j’en doute tant le climat y est rude. En moins d’une semaine, un tiers de nos hommes souffrait d’engelures sévères. Je me souviens de ce garçon qui répétait à tue-tête ne plus pouvoir plier ses doigts. Nous l’ignorâmes royalement, priant pour que fermer nos oreilles suffise à nous préserver de son sort. Le soir venu, ce garçon retira son gant et l’index se détacha dans un craquement sec. Au cas où nous n’aurions pas saisi, il retourna le gant et son doigt tomba par terre, comme un fruit trop mur. Parbleu, ce qui restait prenait la couleur du charbon. Nous regardions ce gosse agripper sa main mutilée, l’air horrifié. Personne ne sut quoi dire. En notre for intérieur, nous savions que c’est ce qui nous pendait tous au nez. La pourriture se répandait, les médecins ne tergiversèrent pas une minute, la main devait être tranchée pour sauver le bras, affirmaient-ils. Moins pragmatique, le malheureux se débattit comme un démon, nous avons dû nous y mettre à quatre pour l’immobiliser. Une main contre un bras. Triste mise. Voilà à quoi nous en étions réduits. La neige et la glace nous faisaient patiner et pour ne rien ôter aux réjouissances, le blizzard se levait de manière imprévisible. Les flocons nous cinglaient le visage et comme tous les paysages se ressemblaient, nous avions l’affreuse impression de faire du sur place. Bon sang ! Je ne me rappelle pas avoir jamais connu d’hiver aussi froid de toute ma vie. Si l’enfer existe, il n’a rien à envier à cette glaciaire ! Dans la douleur nous parvînmes à Kislev, après des journées de marches qui n’en finissaient plus. J’écopais de quelques engelures aux conséquences mineures en comparaison de camarades moins fortunés. J’ai définitivement perdu en sensibilité à la main droite, mais j’ai la chance qu’elle soit entière. Kislev n’était pas si différente de nos grandes villes, hormis que les murs d’enceinte étaient recouverts d’un épais manteau gelé l’essentiel de l’année. Des sentinelles en armure arpentaient les remparts, veillant au-dedans et au dehors telles des ombres silencieuses. Elles étaient facilement identifiables aux somptueuses peaux de léopard des neiges qu’elles portaient sur leur dos. D’autres ombres, encore plus discrètes, s’agitaient en coulisse, dans l’indifférence des premières. Leur mission consistait à entretenir et approvisionner les nombreux braseros de la ville. Vêtus de guêtres élémentaires, un sac de tourbe sur le dos, ces veilleurs de nuit connaissent la cité comme leur poche. Ils se frayaient un chemin partout où leur présence était requise, rétablissant la lumière et la chaleur dans les rues. Par leurs efforts, ils contribuaient à préserver la réputation et alimenter la légende de la ville, souvent comparée à un phare au milieu des étendues glacées. Dans les premiers temps, les Kislévites nous traitèrent avec beaucoup de méfiance. Ils s’exprimaient peu entre eux et encore moins avec nous. Quand ils communiquaient, ils le faisaient dans une langue qui m’était inconnue, où l’on roulait le « r », comme le torrent de la roule les pierres de montagne. Les Kislévites disposaient d’une palette d’émotion réduite au stricte minimum, le sourire aux abonnés absents. J’appris bien plus tard qu’il s’agissait d’un peuple chaleureux, au-delà des apparences. Avant notre venu, aucun bataillon étranger n’avait été autorisé à pénétrer l’enceinte de Kislev en étant armé. Cette entorse au protocole témoignait d’un réchauffement inédit des relations entre nos deux peuples ou d’une crise d’une exceptionnelle gravité. Pour autant que je m’en souvienne, mon bataillon fut traité fort convenablement. Une caserne réhabilitée nous fut dédiée. Nous avions de quoi manger et même du linge propre que nous devions aux lavandières. Elles s’affairaient, tête baissée, visage hermétique, entièrement dévouée à leur tâche. Trop occupées pour nous jeter le moindre regard, elles ne lambinaient jamais et nous nous plaisions à les surnommer « Demoiselles courant d’air ». En effet, aussitôt leur mission accomplie, elles s’évanouissaient dans les coursives, par quelque porte dérobée. Notre mission d’escorte achevée, je m’attendais à ce que nous prenions la route incessamment sous peu. Aucune date n’avait encore été fixée et cela commençait à nous empoisonner le cerveau. Pas un jour sans la rumeur de notre départ prochain, pas une nuit sans que le soldat roulé en boule dans sa couchette se demanda s’il allait survivre à une nouvelle marche forcée. Mais une nouvelle surprise nous attendait. Mon bataillon fut séparé pour la seconde fois, les quatre cinquièmes des soldats étaient renvoyés à Altdorf, tandis que le cinquième restant fut maintenu à la protection de l’ambassade. Les soldats les plus expérimentés furent désignés à la surveillance des appartements privés de l’ambassadrice. Quant aux autres dont je faisais partie, nous avions à contrôler les abords immédiats de la résidence située au fond d’une rue encaissée. Pour tout vous dire, l’aventure n’était pas franchement au rendez-vous. Quelques badauds occasionnels s’approchaient à distance respectable de l’ambassade, plus par curiosité qu’autre chose. Nos aînés s’ennuyaient aussi dans les appartements. Enfin, eux au moins étaient au chaud. Une routine s’installa. Chaque jour, je prenais mon poste, montais la garde, attendais la relève, puis m’empressais de dépenser la paie du jour dans le quartier de Priozersky. La traversée de la ville par ses bas-fonds, jusqu’au quartier de la soif marquait la seule excitation de la journée, le seul moment qui donnait l’espoir que quelque chose d’inhabituel pouvait se produire. La traversée nécessitait d’avoir l’estomac bien accroché. Les bas-fonds de la ville ressemblaient à ceux d’Altdorf, quoiqu’en pire. Des bâtisses en ruine menaçaient de s’écrouler sur leurs occupants. Une puanteur de restes avariés flottait continuellement dans l’air, sans déranger le moins du monde les mendiants, les estropiés ou les malades qui trouvaient encore la force de traîner leur carcasse près du caniveau. Ils triaient sans honte, nez à nez dans le caniveau, les ordures charriées depuis la haute ville. Cet effroyable concentré de misère atteignait son paroxysme à « l’allée des lépreux ». C’est comme ça que nous surnommions la rue probablement la plus lugubre de tout Kislev. Un coupe-gorge où les mourants affluaient, exilés par leurs pairs. On racontait qu’ils venaient s’y cacher pour mourir. Semaine après semaine, l’hiver se faisait plus dur, le froid plus pénétrant. Les malades de l’allée des lépreux disparaissaient sans laisser de trace. De nouvelles têtes osseuses remplaçaient les disparus, entassés par familles entières dans des baraquements suintant l’humidité et la crasse. Dans ces conditions précaires, une étrange maladie se répandit en dépit du gel persistant. Les malades étaient pris de fièvre, de tremblements violents et de toux. A un stade plus avancé, des bubons croissaient aux extrémités des membres des malades, tout particulièrement sur les doigts, les orteils voire le nez. Les rumeurs allaient bon train. On accusa d’abord les rats d’avoir apporté la peste, puis le soupçon pesa évidemment sur les étrangers. Cette accusation injustifiée m’était insupportable. De quel droit nous accusaient-ils, nous qui avions traversé les steppes gelées pour apporter notre soutien à leur Impératrice ? Jour après jour, l’ambiance s’assombrissait, devenait de plus en plus pesante. Mes camarades du bataillon en avaient assez de payer le prix de la misère pour aller se saouler. Ils préférèrent contourner le Priozersky pour rejoindre la rue de la soif et tant pis si cela rallongeait leur temps de trajet. C’était leur affaire, pas la mienne. Je n’allais pas changer mes habitudes parce que quelques déshérités en sursis vomissaient leurs ragots à notre encontre. Alors presque tous les jours, je traversais seul l’allée des lépreux, le menton pointé vers le ciel. Je ne craignais nullement la maladie, car en ce temps, j’étais jeune et fort, ma santé était de fer, comment pouvait-il en être autrement ? Oui, je crânais à la façon d’un prince écervelé qui arpentait son domaine. Dénué de pudeur ou de honte, je jetais aux visages des nécessiteux ma santé de fer. Je me justifiais en estimant que c’était là leur aumône pour avoir colporté. La vérité est que ne possédant rien, je prenais plaisir à me pavaner devant ceux qui possédaient moins que moi. Naturellement, mes parades rencontrèrent leur public, selon le principe que toute action entraîne des conséquences. Je jouais à un jeu dangereux, dont je ne maîtrisais justement pas les conséquences. Les regards se firent plus sombres, plus menaçants, plus belliqueux. On proférait des paroles malveillantes sur mon passage, on me pointait du doigt, on me maudissait. Nul besoin de comprendre les mots, le sens du mépris est universel. La jeunesse n’excusera pas ma bêtise. Je regrette d’avoir compris trop tard qu’il ne servait à rien de m’insurger contre de telles calomnies. L’adversité désigne ses boucs émissaires comme un cri de désespoir. Il n’y a rien à faire, car en réalité, il n’y a rien de personnel à cela. Les calamités se succèdent, la malchance s’abat sur certains, des boucs-émissaires sont tout désignés. Et ainsi de suite, le cycle se répète. Aucune leçon n’est tirée du passé, les gens ont besoin de boucs-émissaires pour les détourner du miroir. En fin de compte, je dois certainement ma survie à ce camarade qui s’inquiétait pour moi et m’a convaincu de changer de quartier pour lever le coude. Sans lui, j’aurais peut-être fini par contracter la maladie. C’est dans le quartier de Petrodvorets que je prenais désormais l’habitude de jouir de mes permissions. Le niveau de vie y était sensiblement plus élevé qu’à Priozersky. Les habitants coulaient des jours moins moribonds et étaient, toute proportion gardée, plus avenants. La présence de soldats impériaux n’éveillait aucun ressentiment, tout au plus un soupçon de curiosité. Préservés de la maladie, les enfants courraient les rues ou se chamaillaient sous le regard bienveillant de leur mère. Cette joie manifeste me fit presque passer à côté d’une spécificité étonnante des enfants du quartier. Comme je passais aux abords d’un groupe qui jouait aux chevaliers, je remarquai qu’une jeune guerrière, munie d’une épée de bois, était mutilée. Ne lui subsistait que trois doigts sur cinq. Je pensai logiquement à un accident domestique comme il en survenait hélas trop fréquemment, jusqu’à découvrir que son autre main, celle qui tenait le bouclier, était identique à la première ! Moquant mon étonnement, le jeune garçon qui lui faisait face me tira la langue et releva son manteau. Il révéla une toison à faire pâlir un bouc, parfaitement invraisemblable pour un garçon d’à peine sept ans. Empressé, je questionnais les enfants sur l’origine de leur différence. Leur réponse fut unanime : il en avait toujours été ainsi depuis la naissance. Les mois défilèrent et les jours finirent par rallonger alors qu’on ne les attendait plus. Enfin. Le redoux amenait avec lui un dégel salvateur pour la ville et ses occupants. La population cloîtrée durant des mois respirait de nouveau. Tout était prétexte pour profiter de l’extérieur, épier le voisin qui repeignait ses volets, ou dénicher les nouveautés du commerçant en train d’installer ses nouvelles étales. L’été amenait un vibrant sentiment de retour à la vie. Les vendeurs ambulants reprenaient leur criée, au milieu des familles courant les rues dans le joyeux chahut de leur marmaille. Je vagabondais depuis un certain temps déjà, les habitants me reconnaissaient quelques fois et me saluaient plus volontiers que lors de mon arrivée. Probablement étaient-ils galvanisés par le prochain retour des beaux jours. Certaines mères de famille me regardaient avec une curiosité moqueuse ; parmi elles, quelques-unes insistaient à mon grand étonnement, pour me présenter leur progéniture. Le moins que l’on puisse dire est qu’elles n’en étaient pas peu fières. Surpris par leur démarche, je le fus plus encore par le nombre de nouveau-nés difformes que l’on m’exhiba. La majorité présentait une déformation du crâne, comptabilisait un téton manquant ou un œil cousu sur lui-même ; plus rarement, une protubérance semblable à une queue de rat, prenait naissance au niveau du coccyx… Je masquais dans la mesure du possible mon dégoût, mais le plus frappant était que les parents n’en ressentaient aucun affect. Bien au contraire, ils exposaient à qui mieux mieux les disgrâces de leur enfant. Plus la malformation était monstrueuse, plus le prodige était grand ! L’enfant était promis à une vie faste et glorieuse, car béni des dieux… Mais lesquels ? Par un début de soirée, entre chien et loup, je quittais le Petrodvorets en compagnie de mon équipier, afin de reprendre mon poste. Sur le trajet, une sentinelle nous barra la route, expliquant qu’une opération anti-contrebande avait lieu et qu’il nous fallait changer d’itinéraire. Ce contretemps risquait clairement de nous mettre en retard. C’est dans ce genre de situation que l’on réalise la méconnaissance de la ville dans laquelle on vit. Chaque jour, on emprunte invariablement le même chemin, parce que c’est le plus rapide ou parce que c’est le seul qu’on connaît. Si par une éventualité, nos habitudes se trouvent soudainement bouleversées, nous voilà perdus. Toutefois, si vous m’avez écouté, vous savez qu’il existait un autre chemin, je veux bien sûr parler de la crasseuse, de la sordide, de l’infâme « avenue des lépreux ». Je reconnus tout de suite cette longue rue, flanquée de maisons à plusieurs étages, dont la hauteur engloutissait la lumière du jour. Des murs fissurés et décatis, suintaient une sorte d’ichor brunâtre répugnante. Je détournai le regard. Les moins malchanceux disposaient d’un balcon où séchait un linge auquel mille lavages n’auraient pu rendre leur l’éclat. Même les commerçants les plus intrépides, enrichis sur le dos des morts en sursis, avaient plié bagage. Leur enseigne raturée cognait contre la devanture au moindre coup de vent, dans l’attente d’un hypothétique repreneur. L’avenue était plus calme qu’à l’accoutumée, mais nous avions la désagréable sensation d’être épiés, à la discrétion des fenêtres crasseuses et des volets mi-clos. Des quintes de toux trahissaient la présence de malades à l’intérieur des murs. L’épidémie avait semble-t-il gagné du terrain depuis ma dernière visite. Mon coéquipier accéléra le pas, craignant sans doute d’être contaminé par le simple fait de respirer l’air souillé de cette rue maudite. Il faisait bien, car nous avions service à prendre et j’étais déterminé à quitter cet endroit aussi vite que possible. Nous marchions d’un bon pas quand un vieillard sorti de nulle part, vint se jeter à nos pieds. Il marmonnait et implorait, mais nous ne connaissions que quelques mots dans la langue des Kislévites. Commander à boire ou à manger résumait l’étendue de nos compétences. Le vieillard rampait sur les pavés, continuait de nous supplier en cherchant à nous agripper aux chevilles. Qui supporterait de voir un proche parent dans un état aussi pathétique ? Mon coéquipier fit preuve de bonté, il fouilla dans sa poche à la recherche d’une obole et c’est à cet instant que je crus apercevoir une ombre croître dans mon dos. Je fis volte-face. Un inconnu nous avait suivis subrepticement. Il n’avait pas hésité une seconde, son bras était déjà armé. J’eu à peine le temps de pivoter sur moi-même en criant à mon coéquipier de s’écarter, mais trop tard. Il reçut le coup à ma place, en plein dans le thorax. Je me jetai sur l’agresseur et lui assénai un coup de poing de toutes mes forces au niveau du visage. Il parut hébété, pas assez pour abandonner. Il secoua la tête, rrevint à la charge dans ma direction et cette fois, je dégainai. Mon cœur battait la chamade. Ma vision était floue. Dans la panique, je fis feu sans sommation. L’inconnu laissa tomber un objet métallique tâché de rouge et s’écroula dans le silence de la rue. Sans prévenir, le vieillard avait détalé. J’appelais à l’aide sans effet, me retrouvant seul à essayer de porter les premiers soins à mon coéquipier à même les pavés. Sa tunique était trempée. Il me rassurait disant sans trop y croire lui-même que tout irait bien. Au loin d’autres silhouettes patibulaires se massaient à proximité des alcôves. Elles approchaient. Leurs intentions nous étaient inconnues. Mon instinct m’exhortait de mettre mon coéquipier à l’abri. Je n’avais qu’une seule idée en tête : nous trouver un endroit sûr, car au beau milieu de l’allée, nous représentions des proies faciles. J’avais remarqué que les habitations-taudis du quartier disposaient pour certaines d’une cave, située cinq ou six marches en dessous du niveau du sol. Leur entrée donnait directement sur l’allée. Nous ne pouvions espérer de meilleur abri compte tenu des blessures de mon partenaire. Le malheureux saignait abondamment et ne pouvait plus marcher sans assistance. S’ajoutait à cela la douleur atroce que je lui infligeais bien malgré-moi en le soutenant. J’étais prêt à enfoncer la porte de la cave la plus proche, mais le loquet censé la verrouiller pendait sur le côté, complétement dévoré par la rouille. Une simple poussée, suivie d’un craquement sinistre nous ouvrit la voie. A l’intérieur, la pénombre régnait en maître. Mes yeux n’étant pas encore habitués, j’en était réduit à deviner les contours de notre environnement. La première pensée qui me vint à l’esprit fut de sécuriser l’entrée. D’autres détraquées pouvaient surgir à tout moment. A proximité immédiate de la porte, je trouvais une étagère que je parvins à pousser pour barricader l’entrée. Dans un second temps, j’ôtais ma chemise puis l’appliquais contre la blessure de mon partenaire, dans une tentative de point de compression dérisoire. La tunique fut gorgée de sang en quelques instants. Mon coéquipier frissonnait, il ne répondait plus que par des sons vagues. A cet instant, j’aurais dû rester à ses côtés, mais toute lucidité m’avait abandonné. Je chargeais mon pistolet et le lui confiais, dans le cas où on tenterait de forcer l’entrée. Le pistolet lui glissa une première fois des mains. Son visage était livide, il tremblait de froid. Je lui jurais de revenir et entrepris sans attendre de trouver n’importe quoi pour le sauver. La cave dans laquelle nous avions trouvé refuge puait la poussière et le renfermé. Le temps qui m’avait jusque-là semblé très court, s’était allongé à mon insu. Les rayons étranges de l’autre soleil filtraient dorénavant par les soupiraux crasseux. Ils projetaient leur clarté toute relative sur quelque objet réfléchissant non loin de ma position. De l’acier ou du verre, il était trop tôt pour tirer la moindre conclusion. J’avais la gorge sèche et transpirais abondamment. J’avançais par automatisme prudent, les bras devant, écartant les toiles d’araignée qui collaient à mon front. Mon pied heurta soudain une caisse dont le contenu se déversa par terre, dans un bruit de verre brisé. Une odeur âcre, prenante, s’éleva en même temps que le sol devint gluant. Je m’arrêtais net par peur de heurter quoi que ce soit. Surtout, mes yeux commençaient à s’habituer à l’obscurité. Je devinais les contours de grandes structures proches qui me cernaient. Les lumières réfléchissantes que j’avais aperçues se trouvaient à portée de main. Des bocaux. Des bocaux froids et poussiéreux étaient alignés le long d’une étagère, à hauteur d’épaule. Cela apportait une explication aux reflets lumineux que j’avais vus depuis l’entrée. S’il devenait évident que je me trouvais dans un entrepôt, cela ne m’avançait en rien, puisqu’il m’était impossible de savoir ce que contenaient lesdits bocaux. J’avais absolument besoin d’éclairage et tandis que je tâtonnais dans le noir à la recherche du miracle, ma botte droite resta collée au sol. Je basculais sur le côté et par réflexe, m’appuyais contre l’étagère la plus proche. La planche pourrie ne résista pas à mon poids. Je m’écrasais contre les rangées intermédiaires qui se brisèrent à leur tour. Au final, l’étagère entière s’effondra, entraînant dans sa chute celle qui se trouvait aux abords immédiats, ainsi que d’autres servant probablement de contrepoids. Dès lors, rien ne pouvait plus arrêter cet effet domino destructeur. Dans une tentative pathétique, je courbais l’échine et formais avec mes mains une carapace au-dessus de ma tête. A mon grand étonnement, le tremblement de terre me laissa la vie sauve. J’émergeais des décombres, sonné, quelques contusions et échardes bénignes au niveau des membres supérieurs. J’étais surtout désorienté, les tympans vibrants comme un tambourin. Mon premier réflexe fut de héler mon coéquipier, par crainte qu’il ne fût davantage blessé que moi. Mais aucune réponse ne vint. Je devais en avoir le cœur net. Pour cela, il fallut m’extirper des décombres, enjamber les gravats de bois et de verre qui s’enfonçaient sous mon poids comme des sables mouvants. Mon camarade gisait là où je l’avais laissé, le teint cireux et la nuque renversée dans une position qui ne laissait aucune place au doute. Ses yeux étaient grand ouverts et sa bouche entrouverte, comme s’il avait essayé de prononcer quelques mots. Il tenait au creux de sa main le pistolet chargé que je lui avais confié. Mes jambes se coupèrent net. Je me tins un petit moment à côté du corps sans vie de mon camarade. Je n’osais lui faire face, la tête enfouie dans mes mains. Je me balançais d’avant en arrière comme un déséquilibré. L’odeur métallique de son sang, mélangé à l’épaisse poussière des décombres montaient à mes narines. Je ne pouvais plus rester là plus longtemps. Il me fallait quitter les lieux, avant de finir enseveli dans cette cave, courir à en perdre haleine et espérer distancer mes poursuivants. Mais mon camarade mort me barrait la route. En me levant, je pris conscience que son corps était légèrement orienté vers une caisse de bois entrouverte, située dans un recoin de la cave. Par acquis de conscience, je la fouillais, puis me tins comme paralysé. Le contact gras de la cire sur mes doigts était identifiable entre mille. Dans ma précipitation, je n’avais pas vu la caisse. Depuis le début, elle se trouvait à l’entrée, contenant ironiquement assez de cierges pour éclairer un château. Une seule bougie m’aurait permis de fouiller les étagères plutôt que provoquer un cataclysme inutile. Aujourd’hui je sais que cela n’aurait probablement pas influé sur son sort, car dans la cave il n’y avait ni bandage, ni alcool, ni remède. Mais sur l’instant je vécus cela comme un aveu d’impuissance. Tout mon corps se raidit dans un mélange de douleur, de désolation et de remords. Je voulais crier, sans y parvenir. Retenir ce tourbillon me donnait l’impression d’être chauffé à blanc depuis l’intérieur. Je sentais monter une fureur que je n’avais jamais connue jusqu’alors. Les poings fermés, la mâchoire serrée, j’avais retrouvé l’usage de mes membres et brûlais de m’en servir. J’étais prêt à en découdre avec le premier détraqué qui franchirait la porte. Au lieu de cela, se produisit une chose à laquelle je ne m’attendais pas. Une voix plaintive pas plus épaisse qu’un murmure, surgit des abysses de la cave, au-delà du chaos des étagères renversées : — Allez-vous-en… anhélait-elle. Je sursautai jusqu’au plafond. Ces mots, je pouvais les comprendre. C’étaient les mêmes que prononçaient notre tavernière préférée du Petrodvorets à la fermeture de son établissement. Je ne parvenais à y croire. Depuis tout ce temps, une troisième personne se terrait avec nous dans la cave. Craignait-elle aussi d’être ensevelie ? S’agissait-il d’une fourberie des autochtones ? Je dérobais le pistolet des mains du défunt et guettais dans l’ombre. Personne n’avait tenté d’enfoncer la porte de la cave jusqu’à maintenant. Un complice pouvait néanmoins attendre dehors pour me faire la peau. Je devais être prudent. La femme baragouina quelque chose d’incompréhensible et m’intima l’ordre de partir, une seconde fois. Elle paraissait extrêmement essoufflée, au bord du malaise. Un frisson glacé monta le long de mon échine. Il m’était très difficile de raisonner dans ce contexte. Mais force était de constater que si elle avait voulu me tendre un piège, elle ne m’aurait pas demandé de quitter les lieux. Peut-être se trouvait-elle dans une situation pire que la mienne, peut-être avait-elle besoin de secours. C’est pourquoi j’entrepris tout le contraire de ce qu’elle exigeait de moi. Je fis mes adieux à mon coéquipier et enjambais à nouveau les étagères renversées pour savoir d’où provenait la voix que j’avais ouïe. En allumant un cierge, je découvris qu’une sorte de galerie troglodytique prolongeait la cave. Sa formation n’était pas d’origine naturelle. Les parois de la roche avaient été creusées à la hâte, comme en témoignaient la circonférence variable de la galerie et les restes d’outils que je retrouvais au sol. Le sentiment de colère m’avait rendu momentanément plus intrépide, mais il s’estompait à toute vitesse. Je m’engageais, la peur au ventre, cramponné à une chandelle et un pistolet. Immédiatement, je fus pris à la gorge par une puanteur méphitique portée par le courant d’air du tunnel. L’humidité, les relents d’excréments et de moisis exhalaient si fort que j’aurais fait demi-tour sans hésiter si j’avais eu la certitude que cette femme se portait comme un charme. Elle gémissait, me suppliait tout bas de partir. Tous mes sens me hurlaient de fuir, mais je ne me le serais jamais pardonné, pas après la mort de mon coéquipier. Il était hors de question que j’abandonne qui ce soit dans un pareil endroit. Je marchais recroquevillé, écrasé par l’étroitesse du tunnel, ma tête frôlait la paroi et je prenais garder de ne pas me cogner. Des gouttes répugnantes exsudaient de la paroi, je les sentais perler le long de mon cou. Pour ne rien arranger, le tunnel rapetissait encore, m’obligeant à courber le dos davantage. A un moment, un obstacle se présenta et je marquais une pause, à bout de souffle. Mes jambes et le bas de mon dos tiraient, mais l’air était trop irrespirable pour qualifier cela de repos. Je m’étais arrêté car la galerie était traversée verticalement par un épais morceau de roche. Il coupait le tunnel verticalement. Pour continuer, il y avait un seul moyen : se contorsionner et espérer ne pas rester coincé entre les deux parois. Mes jambes flageolaient, le passage me semblait bien trop étroit. Je ne désirais qu’une chose : rebrousser chemin et quitter au plus vite ce cauchemar. Ce furent les flammèches dansant sur les parois à quelques mètres qui me persuadèrent de persévérer. L’inconnue se trouvait là, au bout du tunnel, dans ce que j’imaginais être une geôle. Je pouvais l’entendre respirer. Je me contorsionnais dans tous les sens à la manière d’une anguille fraîchement pêchée. Par miracle, mon gabarit passa de justesse et l’humidité du tunnel – s’il fallait lui trouver un avantage, facilita la manœuvre. Plus j’approchais de l’antichambre, plus la pestilence devenait insoutenable. Je m’accroupis avant le dernier virage, recouvrant mon nez à l’aide d’un tissu. Les flammèches continuaient de danser contre la paroi, conférant au lieu une ambiance quasi mystique. Soudain, la terreur s’insinua dans mon cerveau. Qu’allais-je trouver de l’autre côté ? Je prêtais l’oreille, tous les sens en alerte, ma gorge prise dans un écrin d’angoisse. La roche au-dessus de ma tête m’oppressait de toute sa masse, je n’osais plus faire le moindre geste dans une étrange position d’attente. Le compte à rebours de ce que je pouvais endurer avait dépassé son seuil critique. Ma raison prenait l’eau en même temps que le courage fuyait par tous les pores de ma peau. J’avais bien trop peur pour déguerpir, car pour cela, il eut fallu que je sois en mesure d’ordonner à mes jambes de prendre la fuite. Dans pareille situation, le plus insignifiant bruissement aurait suffi à me faire tourner de l’œil. Je ne sais même pas si j’aurais été capable de tirer un coup de feu avant de sombrer. Serrant fort mon pistolet contre moi, je pris une profonde inspiration, puis m’engouffrai dans l’antichambre. Au fond de cette cavité infernale, pour une raison qui demeurait un mystère, logeait une femme. Entièrement nue, les chevilles et les poignets libres de tout lien, elle reposait sur le dos, comme crucifiée. Ni ma présence, ni sa nudité ne semblèrent la troubler. Une paillasse rudimentaire la séparait du sol. Ses jambes relevées dissimulaient pour partie son ventre protubérant. Je restais planté devant elle, la respiration coupée. Comme je fis le premier pas, elle se tourna légèrement sur le côté, à mon opposée. Je fus soulagé de la savoir en vie. Était-elle venue ici par ses propres moyens ? Pour quelle raison? Quand bien même aurais-je retrouvé la parole dans ces instants où l’esprit n’en est plus capable, la barrière de la langue aurait empêché toute communication. Nul indice dans la cavité, à l’exception de la puanteur des habits souillés et la lumière mourante des cierges. Elle se cabra soudain et instinctivement, je me portais à son chevet. En posant ma main contre son front, mes certitudes furent confirmées. Une fièvre intense l’affligeait. Lorsque je voulus l’éponger, elle retrouva brusquement ses esprits et m’écarta violemment, avant de se tordre de douleur. Par intermittence, tout son corps s’agitait de soubresauts déments, en particulier au niveau de son abdomen. Quand cela se produisait, tous ses membres se tendaient en même temps, sa nuque se renversait brusquement en arrière et elle se mettait à haleter et transpirer abondamment. La peau de son ventre était pareille à une terre asséchée, craquelée et creusée de profonds sillons. Des contractions rapprochées la poignardaient par intermittence. Je ne savais pas quoi faire, j’étais inutile, pétri de terreur. La réponse vint de l’inconnue. Elle se retourna péniblement vers moi, prit une voix étranglée et me supplia que je lui porte de l’eau Je ne savais naturellement pas où en trouver. Elle, si. L’inconnue pointa un recoin sombre de la cavité près duquel un puit avait été creusé. L’écuelle se trouvait à côté, sur le rebord. L’eau trouble pleine de dépôts ne m’inspirait pas confiance, mais le besoin d’aider était plus fort et je m’exécutais. En arrivant à sa hauteur, je pataugeais dans une flaque nouvelle, dont le la couleur me fit penser à de l’urine. L’inconnue planta son regard dans le mien et je compris que le moment était venu. Je ne sais combien de temps nous sommes restés tous les deux dans cette caverne. Les cierges s’éteignaient les uns après les autres ; ne restait plus que celui que j’avais apporté avec moi, avant que nous soyons plongés dans les ténèbres complètes. L’inconnue se battait contre des contractions toujours plus longue, toujours plus forte. Je ne sais où elle trouvait sa force, j’étais témoin de la souffrance qu’elle endurait et qui la déchirait de l’intérieur. La douleur était telle qu’elle fit fi de nos rapports, se cramponna à mon bras et le serra de toutes ses forces. Après une série de contractions plus horribles que les autres, elle puisa dans ses ultimes réserves et poussa de toutes ses forces. Nous y étions… à la flamme de notre bougie, la tête du nourrisson dépassait de l’orifice. Je ne prêtais pas attention au crâne sombre que voyais poindre. J’accompagnais la dernière poussée sans aucune expérience de l’accouchement, en maintenant simplement la nuque du nourrisson pour lui éviter de heurter la roche. Quelque chose clochait. Il ne pleurait pas, mais remuait vigoureusement. En lui caressant la tête, je sentis la douceur d’une fourrure animale, avec au sommet de son crâne deux bourgeons cornuaux. Il poussa son premier cri, semblable à celui d’un agneau. Je croyais perdre la raison, le reste de son corps était recouvert de fourrure. Je me décomposais, comme sa mère l’appelait de ses bras. Qu’importe si elle avait perdu beaucoup de sang et y laisserait probablement la vie, je lisais dans ses yeux une infinie reconnaissance à mon endroit. Elle retourna la bête pour me la présenter de face et de ma vie, je crois n’avoir jamais rien contemplé d’aussi terrifiant. Tous les poils de mon corps se dressent au moment où j’y repense. La chose – je ne peux pas me résoudre à l’appeler un nourrisson, gigotait, les griffes maculées du sang frais de sa mère. Un museau à la place du nez, ses yeux, deux billes irisées me glaçaient d’effroi. J’atteignis le point de rupture et pris mes jambes à mon cou, abandonnant l’inconnue et sa créature à leur sort. Trop effrayé par ce à quoi je venais d’assister, je remontais le tunnel dans le noir, enjambais les étagères, repoussais sans égard le corps de mon coéquipier, puis traversais à toute allure l’allée des lépreux. J’étais plongé dans un tel état de démence que personne ne se mit en travers de ma route. Suite à ce jour, je demandais une mutation que l’on m’accorda. » Heckel avait raconté son récit d’une traite, sans souffrir d’être interrompu par le Père Gilbert. Tous les deux n’avaient pas bougé d’un pouce, assis sur le même tronc d’arbre couché. Dans la nuit noire, impossible de discerner les traits de son voisin ; c’était peut-être cela qui avait conduit le Capitaine à se confier aussi franchement. En se relevant pour meubler le silence qui succédait à son récit, il fit tomber la bouteille de vin qu’il n’avait pas eu à débouchonner. Vider son cœur revient assurément à vider moins de verre. Le Capitaine éprouvait un sentiment confus de légèreté et de honte, renforcé par le fait que le Père Gilbert ne quittait toujours pas son mutisme. Heckel aurait donné cher pour savoir ce qui lui passait par la tête. Il plissa les yeux pour déceler un indice sur son visage. Le prenait-il pour un fou ? Un lâche ? Après tout, il ne s’était pas montré sous son meilleur jour. — J’imagine que vous n’avez jamais parlé de ce que vous avez vu à votre hiérarchie, conclut soudain l’homme de foi, d’une voix blanche. — En effet, répondit Heckel, échouant à deviner les expressions faciales du Père Gilbert. Ce dernier se leva à son tour, puis posa une main franche sur l’épaule du Capitaine. Il l’avait fait sans hésitation, comme si sa vision était celle d’un chat. Heckel se rétracta, il détestait par-dessus tout les accolades de commisération. — Vous avez bien fait de garder le silence, on ne vous aurait pas cru. — Pas-même vous ? — Vos paroles ont l’accent de la sincérité, je vous crois sans l’ombre d’un doute. Par l’épreuve terrible que vous avez traversée, aussi jeune de surcroît, je suis surpris que vous n’ayez pas déserté. — J’y ai songé, rétorqua Heckel en faisant rouler la bouteille dans sa main. — Un fossé profond sépare l’intention de la décision finale. Quelque chose vous a forcément maintenu dans les rangs de l’armée. — Peut-être que je ne sais rien faire d’autre. Peut-être qu’à l’instar de Hatice, je ne peux me résoudre à rester les bras ballants, attendant que notre monde se consume. — Comme je vous comprends. Ne pas agir revient à mourir par anticipation. A propos, à qui comptez-vous laisser notre monde en héritage ? Heckel esquissa un geste d’étonnement. — La réponse est évidente : à ceux qui nous succéderont, que je ne connais pas encore et ne connaîtrai certainement jamais. Heckel déposa la bouteille par terre. S’ensuivit un silence tranquille entre les deux hommes. — C’est une forme d’altruisme que je ne peux que féliciter, poursuivit le père Gilbert. Généralement, les parents tiennent ce genre de discours, puisque l’avenir du monde impliquant leur progéniture, les implique eux-aussi indirectement. Connaissez-vous le bonheur d’être père ? — Mon altruisme trouve ses limites au moment de pouponner, rétorqua Heckel d’un air cynique. — Je m’efforce d’agir à mon échelle, mais je n’ai pas assez de gages sur l’avenir pour prendre le risque d’enfanter Ce que je vous ai confié ce soir illustre les doutes qui ne m’ont jamais tout à fait quitté. — Quel char d’assaut, aussi puissant soit-il nous apporterait la victoire contre un mal ayant déjà pénétré nos villes ? Ce qui couvait à Kislev s’est peut-être répandu à Altdorf. — Vous avez raison… Le Capitaine fit volte-face, il ne s’attendait pas à une telle réponse. — Vous avez raison, reprit l’homme saint d’une voix posée. Il est préférable d’agir plutôt qu’être spectateur du désastre. Rassurez-vous, l’avenir du monde est loin de peser sur nos seules épaules. Les puissances de la ruine doivent être combattues par tout moyen, sur tous les fronts. Par notre suprématie militaire, par le tranchant de notre acier, l’intelligence de nos ingénieurs ou le courage de nos soldats. Par l’hégémonie et la discipline de nos sorciers capables de canaliser les déferlantes magiques qui s’abattent sur nous. Par la sollicitude du clergé et la vision à long terme de nos dirigeants. Il faut avoir le courage de regarder dans le fond des choses. Si les puissances de la ruine corrompent les plus fragiles d’entre nous, c’est parce que nous avons échoué à leur redonner de l’espoir. — Ce que vous avez accompli avec Franz est de nature à redonner espoir. — Prudence est mère de sûreté Capitaine, je ne saurais expliquer précisément ce qui s’est passé ce jour. — Vous êtes un homme bon et sage, Père Gilbert. Si seulement nos cités comptaient plus d’hommes de votre trempe. — Soyons néanmoins réaliste, nuança le père Gilbert. Si j’avais suivi cette voie, qui saurait le dire, peut-être aurais-je perdu toute humilité ? Peut-être aurais-je occupé un diocèse ? En tout état de cause, mon influence se serait vue réduite à peau de chagrin, étroitement surveillée par l’inquisition. Inévitablement, j’aurais été contraint de me démettre ou me résoudre à perpétrer des atrocités sans nom à l’encontre de notre peuple. Je m’y refuse catégoriquement. Je veux croire qu’aux yeux de Sigmar les hérétiques succombant aux fausses promesses des dieux sombres sont moins victimes que coupables. A l’heure où nous parlons, je n’ai pas le pouvoir de renverser l’inquisition, c’est un douloureux constat d’impuissance, mais je n’ai pas d’autre choix que de l’accepter. Comme vous je m’efforce d’agir et j’ai choisi de le faire hors les murs. L’empire a moins besoin de héros que d’Hommes qui font leur part. — Comment savoir jusqu’où pousser nos efforts ? — Quand d’une façon ou d’une autre vous ne serez plus en mesure de vous questionner à ce sujet, vous aurez fait votre part. *** Heckel regagna sa couche à tâtons, les paupières alourdies et le cœur apaisé. Dans une heure ou deux, le soleil pointerait à l’horizon.
  5. Un post à faire remonter par sa qualité et son travail d'ambiance. J'ai beaucoup aimé le travail de description. L'ambiance est lourde, oppressante. Le style et le vocabulaire sont riches, on ressent l'application dans les tournures et ça fonctionne, car en te lisant, les terres du sud sont tout proches. J'ai aussi aimé le lien que tu fais entre les croyances aborigènes (je ne sais pas comment le formuler autrement) et Nurgle. Le lien est fait un petit peu rapidement sur la fin, peut-être parce que j'aurais aimé voir ton récit s'étirer davantage. Trois coups de coeur : Référence horrifique qui régale toujours : Description très réaliste de la paranoia du cerveau humain, on s'identifie parfaitement au personnage. En plus, la menace plane réellement sur lui. Ce combo est parfait. Et on finit sur une petite Punchline réactionnaire : Quand tu repasseras par ici, je lirai avec grand plaisir tes futures productions. Sur ce forum, le temps s'écoule... différemment (le premier post a plus de 10 ans déjà!). Rien ne presse.
  6. Kayalias

    La fierté de Nuln

    Suite ! Le Capitaine scrutait le foyer, le regard empreint de mélancolie. Les fières flammes du début de soirée avaient interrompu leur danse. Ne restaient que des braises nonchalantes qui se languissaient, en attendant qu'on les ranime peut-être. Heckel ramassa un bâton et remua machinalement les débris calcinés. Les braises dérangées dans leur torpeur s’illuminèrent et virevoltèrent comme des lucioles. Leur éclat rougeoyant atteignit un pic aussi intense que fugace ; elles essaimèrent la nuit, puis retournèrent dans leur lit de cendre. Fausse alerte. Le moment n’était pas encore venu pour elles de repartir. Par son appétit splendide et dévorant, le feu parvient à faire oublier que son pouvoir est délicat. Une flammèche suffit à déclencher un incendie ravageur, une goutte à le prévenir. Un feu que l’on croyait éteint peut repartir plus meurtrier que jamais. Mais la magie du feu doit tout à son combustible. « C’est peut-être pour cela qu’aucune flamme n’est éternelle », songea Heckel, en se désintéressant du foyer. Les braises se tenaient prêtes, suspendues à la volonté des Hommes. Quelque soit l’issue, elles iraient au bout de leur force pour continuer de briller. Le Capitaine passa en revue les couches, se demandant s’il était le seul oiseau de nuit, éveillé à cette heure. La lumière faible et basse l’empêchait de distinguer les visages les plus éloignés de sa position. A l’autre bout du cercle, ne lui parvenait que la respiration profonde et régulière de Friedrich. Un ronflement apaisant. Les sons émis par l’être humain ont cet étrange bienfait de couvrir les silences angoissants. Dans la limite de son champ de vision, Heckel remarqua sur sa droite qu’une couche était défaite. Une envie pressante, pensa-t-il. Mais un peu d’agitation derrière le binard le fit douter. On aurait dit le tintement sourd du verre que l’on déplace et qui s’entrechoque. Le Capitaine voulut en avoir le cœur net et investigua discrètement. Un dos farfouillait allègrement dans le garde-manger. — Ce n’est pas vous que je pensais trouver là, mon Père. L’intéressé sursauta. — Ah Capitaine ! Un instant j’ai cru que … Qu’importe, je suis pris la main dans le sac. Par Sigmar, il me faut vous dire que ces fruits confits sont délicieux ! Son embarras dura le temps d’un battement de cils. Il plongea sa grosse main calleuse sous une caisse et en extirpa un bocal rempli d’abricots confits. Un sourire gourmand se dessina sur son visage comme il dévissait le couvercle. — Oh, ne me regardez pas de cette façon… Tout le monde a un vice. Ceux que la vertu semble habiller à la perfection sont les plus habiles à le cacher, voilà tout. Le jeûne n’a jamais été mon affaire. Puisse Sigmar me pardonner. Désirez-vous quelques douceurs ? — Non merci, mon père, je n’ai pas faim. — Quel dommage ! Un plaisir n’est entier que lorsqu’il est partagé, ajouta-t-il, la bouche à moitié pleine. A propos, vous n’êtes pas obligé de m’appeler mon père, nous avons pratiquement le même âge. — C’est inscrit dans nos coutumes et c’est aussi un signe de respect. Le père Gilbert approuva d’un hochement de tête. Les deux hommes scrutèrent la forêt en silence pendant un long moment. — C’est une belle nuit, relança le prêtre entre deux bouchées. — Oui. Le Père Gilbert inspira profondément. — Nous nous trouvons à la croisée des chemins. Nous pouvons soit continuer à nous tenir là bien sagement, vous à ne piper mot et moi à déguster ces fruits, excellents au demeurant… Le Capitaine souriait dans l’attente d’une l’alternative. — …ou nous pouvons bavarder un peu. J’imagine que vous ne vous êtes pas levé uniquement pour me regarder manger. — Je n’ai nullement l’intention de faire de mystère, mon père. Il disait la vérité. Heckel détestait les individus prétendument tourmentés, qui font tout pour s’attirer les faveurs d’une oreille attentive, puis se taisent subitement quand ils la trouvent. Ces mendiants de l’attention - comme il les appelait, le dégoûtaient au plus haut point. De la même manière, il s’agaçait des naïfs arguant de pudeur qui considèrent que leur vécu ou leurs pensées sont une tombe qu'il faut tenir à l'écart des pilleurs. Futilité, quand on sait que des milliers de générations d’Hommes avant soi ont traversé les mêmes joies, les mêmes peines, les ont théorisées, nommées et compilées : il s'agit de la philosophie. Ceux qui ont gravé leur nom dans cette discipline ont simplement plus ou mieux réfléchi que les autres sur les sujets qui nous concernent tous. Pour résumer, Heckel détestait les secrets et la dissimulation en découlant. Sauf question de vie ou de mort, il préférait s’en délester, car un marcheur ira moins loin si son sac est chargé de pierres. Entre temps, le Père Gilbert avait presque vidé le bocal de fruits confits. A ce rythme, il n’y en aurait bientôt plus. C’est ce rapide calcul qui décida Heckel à franchir le pas, lui qui était d’ordinaire si peu gourmand. Le Père Gilbert exprimait pleinement sa joie. Un soupçon d’espièglerie pétillait dans son regard, il était évident qu’il considérait cela comme une grande victoire. Aussitôt que Heckel eut mis le fruit en bouche, l’équilibre parfait de la douceur et du croquant, du sucré et de l’acidité libérèrent dans son corps des vagues de plaisir. — Admettons que nous parvenions à trouver la Fierté de Nuln. Admettons que l’arme soit exploitable dans l’état des connaissances. Alors quand bien même, je doute de notre victoire finale contre les démons. — Soyez prudent en évoquant ces noires puissances, Capitaine. Elles semblent prendre un malin plaisir à posséder ceux qui les combattent avec le plus de ferveur. — Je doute qu’elles s’intéressent à moi, mon père. Mon temps est compté. C’est pour les générations futures que je m’inquiète. Les comtes électeurs concentrent les forces impériales le long des frontières extérieures, mais le mal n’a plus besoin de frapper à nos portes car il se trouve déjà à l’intérieur de nos cités. — Que voulez-vous dire, Capitaine ? Heckel fixa le Père Gilbert, le bocal de fruits puis à nouveau le Père Gilbert. Sa tête tournait légèrement. Il prenait conscience que sa langue se déliait avec aisance. Un instant il mit en doute la probité du prêtre s’imaginant que ce dernier voulait lui extorquer des confidences. Peut-être avait-il ensorcelé les fruits pour arriver à ses fins ? Non, cette pensée était absurde. Quelque chose d’autre rampait dans son esprit. Le saint homme n’y était pour rien. — Les échanges de ce soir ont exhumés de vieux souvenirs, mon Père, reprit Heckel en tournant la tête pour vérifier que personne d’autre n’écoutait. — Je vois, répondit l’autre en passant la main sur son crâne glabre. Nombreux sont ceux qui, ne trouvant pas le sommeil, s’obstinent à rester au lit. Ils se disent qu’à la longue, l’esprit finira par céder à leur commandement. Dans la majorité des cas, c’est tout l’inverse qui se produit. L’esprit hait la coercition ; il se battra de toutes ses forces, usera de tous les stratagèmes inconscients pour s’imposer au fou, ayant cru le dompter. Le Capitaine s’en alla prendre deux couvertures dans le binard. Alors qu’il était à deux pas du Père Gilbert, il fit demi-tour et tira du charriot une bouteille de rouge. — Je vais vous raconter ce que j’ai vu.
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    Un chapitre plus court qui donnera rapidement suite à un autre, permettant - je l'espère, de mieux comprendre le personnage du Capitaine... Chapitre 3 : Réminiscences Heckel s’agitait et se retournait sans parvenir à fermer l’œil. La nuit courait, bousculant dans son esprit une myriade d’interrogations. Le Sénéchal avait-il délibérément minimisé l’enjeu de cette mission ? La fierté de Nuln permettrait-elle de mettre un coup d’arrêt aux incursions du chaos ? Enfin pourquoi faire appel à lui ? Un Capitaine fané, gaspillant son pécule dans un tripot de nervis. S’il est vrai que le Sénéchal exerçait une sorte de fascination magnétique sur ceux dont il exigeait le service, Heckel avait depuis longtemps passé l’âge des conscrits capables de s’engager la fleur au fusil. Pour ceux-là, il suffisait de titiller la corde du devoir, de pincer un peu celle de l’héroïsme et le tour était joué. Alors qu’est ce qui avait facilité la tâche au Sénéchal au point de précipiter la décision de Heckel ? Pour mieux comprendre, il fallait remonter le fleuve des années. Enfant, il prenait plaisir à grimper sur les remparts en compagnie de sa mère. Tous deux allaient, main dans la main, acclamer le cortège clinquant de chevaliers qui chevauchaient hors les murs dans un nuage de poussière, déterminés à parcourir le monde, protéger les faibles et pourfendre les ennemis de l'Empire. Heckel imaginait les aventures triomphantes de ces héros, arpentant le monde les poumons emplis de fierté, ne craignant ni les déserts arides de Cathay ni les froides désolations nordiques. Ces Hommes formaient la fine fleur de l'Empire, un rempart béni et aimé de tous. Hélas, les cavaliers revenaient toujours moins nombreux. Leur mine fatiguée trahissait les vicissitudes inhérentes à leur fardeau. Ils se traînaient sur des montures grises et fatiguées, n'échangeaient que peu de mots. Mais la foule n'oubliait jamais de célébrer ses protecteurs en grande pompe. On bénissait le retour des valeureux. On se prosternait devant le courage des justes. Des pétales de roses pleuvaient depuis les remparts sur les armures cabossées. Quand Heckel fut en âge de s’enrôler, il fit son paquetage et embrassa sa mère en même temps qu’il embrassait un nouveau Sacerdoce. En deux trois temps mouvements, l’armée était devenue son métier, sa famille d’adoption, son univers. Les missions aux frontières extérieures ajoutées aux déplacements réguliers rendaient les communications de plus en plus compliquées. Il apprit le décès de sa mère au printemps de sa vingt-huitième année, presque trois ans après qu’elle fut enterrée. Ce jour-ci, il ravala ses larmes jusqu’à se trouver à l’écart de ses camarades. Les rayons du soleil réchauffaient sa peau et les oiseaux continuaient de piailler tout autour. Il ne concevait pas comment les éléments pouvaient faire preuve d’autant d’indifférence. Puis les campagnes se succédèrent au rythme des saisons. Il prit du galon et un peu de plomb dans la jambe gauche. Rien de comparable à ce qu’avaient pu subir certains soldats qu’il avait eus sous son commandement. Beaucoup avaient péri, leur corps jamais retrouvé. Malgré ses efforts, les visages auparavant familiers s’enfuyaient dans les recoins de moins en moins accessibles de sa mémoire. Heckel se le reprochait sévèrement car oublier les défunts revenait à les tuer une seconde fois. Les souvenirs de ses premiers champs de bataille ressurgissaient par vagues, principalement avant de se coucher. La tension palpable lors des premiers mouvements de troupe quand l’ennemi est à bonne distance. Les drapeaux que l’on dresse, éclairant la plaine comme un phare en pleine tempête. Puis les premiers cors qui résonnent et somment les canons de cracher la mort. Au sol, les Capitaines beuglent tout ce qu’ils peuvent, les soldats tentent de se raccrocher aux ordres, mais les salves couvrent tout ; le tumulte est total. La peur saisit les fantassins, chacun n’agit plus que par mimétisme du groupe. Si le groupe marche, le fantassin marchera, s’il tire, il tirera et tant pis si l’ennemi n’est pas clairement identifié. Au sol, la visibilité est quasiment nulle. Il est impossible de discerner dans le chaos si l’ennemi bat en retraite ou si la déroute est dans votre camp. C’est au sol qu’on réalise la fragilité des corps déchiquetés par les obus, où la plaine se change en cratères fumants. Heckel s’en était toujours sorti. Pourquoi lui ? Il ne s’estimait ni particulièrement brave, ni particulièrement méritant. Peut-être s’en était-il justement tiré pour ces deux raisons. Le Capitaine avait emprunté les sentiers de la guerre, il mit trente ans à retrouver le chemin de la maison. A l’arrivée, la ville de son enfance avait changé, certains commerces avaient ouvert, d’autres avaient fermé. De nouveaux visages avaient remplacé les anciens. Il ne reconnaissait pratiquement plus personne. De rares ancêtres se souvenaient à peine de son nom. Il déserta le bourdonnement du centre-ville auquel il n’était plus habitué et trouva du réconfort dans la solitude des remparts qui étaient restés les mêmes. Le Capitaine aimait la compagnie des pierres. Il fixait le même horizon que jadis, espérant cette fois y apercevoir sa mère au loin. Toute cette liberté soudainement retrouvée prenait des allures vertigineuses. Perdre sa fonction du jour au lendemain impliquait une remise en question de son existence d’après. Il n’avait pas anticipé son retour à la vie civile, ni le vide dans son âme qui en découlerait, or le vide n’aspire qu’à une chose : se remplir par tous les moyens. Se remplir d’abord en vidant des verres parce que l’alcool donne une raison à l’homme triste ou joyeux de déborder hors de lui-même ; puis remplir le vide en tuant le temps. Éviter d’être seul, éviter l’introspection. Pour cela rien de tel que s’abandonner au jeu qui constitue l’un des rares de cas de servitude volontaire. Les jeux de chance séduisent les désespérés par l’espoir qu’ils suscitent, tandis que les jeux de stratégie nourrissent l’illusion du contrôle. Quelle terrible invention dans les deux cas ! Les dieux sombres n’auraient pas renié leur conception. Ainsi, Heckel vit un effet d’aubaine dans la proposition du Sénéchal, en ce qu'elle lui permettait de retrouver une fonction. Le Capitaine appréhendait l’existence comme une succession d’évènements et d’opportunités. Ensemble, ces deux éléments formeraient les maillons d’une chaîne. La différence entre les deux se situe en ce que l’évènement est subi, tandis que l’opportunité sous-tend une prise de décision. Il n’est pas toujours possible de se créer des opportunités, mais lorsque l’une passe sous votre nez, il vous appartient de la saisir. Quant à savoir qui tiendrait la chaîne… Une idée revenait souvent dans son esprit. Il s’y représentait des dieux cyniques et parieurs qui, dans leurs manigances, placeraient sur la route des hommes des péripéties, des embuches et des revirements, comme autant de divertissements pour tromper les éternités.
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    Voici la suite, bonne lecture ! Chapitre 2 : confidences — Ce n’est même pas la peine d’y songer, mon garçon ! gronda Friedrich. Hanz leva les bras au ciel de dépit. Il avait renversé sur son passage un peu de liquide qu’il trimballait comme un ivrogne dans une bouteille fort poussiéreuse. Le guerrier réprima un hoquet. — Après tout ce que nous avons traversé ! Je vois que la confiance règne. — Il ne s’agit pas de confiance, mais d’imprudence ! Est-ce à ce genre d’occupations que se livre la noblesse désœuvrée ? Allez donc exercer vos talents sur le champ de bataille si la mort vous fait du pied. Hanz n’en démordait pas. Il multipliait les grands gestes et les déclarations affectées dans un équilibre que n’auraient pas renié les premiers bipèdes. Une lampée et un faux mouvement plus tard, il se retrouva sis sur son séant au milieu des feuilles et des branches mortes, totalement désorienté et pris d’une douleur lancinante au coccyx. Quelques gorgées supplémentaires auraient pu atténuer la douleur, mais le récipient n’avait plus une goutte à lui offrir. Il retourna la bouteille et l’ausculta comme un médecin ausculterait son patient, plongeant un œil rond à l’intérieur du goulot. Son examen approfondi ne révéla aucune réalité alternative : il n’y avait plus rien à voir, plus rien à boire. — Je n’ai jamais raté ma cible ! soupira-t-il, en se débarassant de la bouteille, comme si elle était responsable de ses maux. — Même sobre, ce serait une idée idiote. — Un peu de courage bon sang ! Si je pouvais être le tireur et la cible, j’accepterais sans hésiter. Mais jusqu’à preuve du contraire, il est impossible de se dédoubler. Tout ce dont j’ai besoin est un volontaire qui… L’idée avait fusé. Il se redressa comme un ressort. Un ressort grippé puisque son dos en souffrance lui rappela la chute. Il boitillait en direction du foyer, tout en se massant la fesse. Là, les autres aventuriers conversaient, se reposaient ou grignotaient en attendant le souper. Franz était sur le point de croquer une pomme qui avait l’air particulièrement savoureuse, quand son frère la lui subtilisa sous le nez. — Perception de l’impôt ! plaisanta le voleur d’un soir. — Oh, c’est une déclaration de guerre, rétorqua le dépossédé sur le même ton. — Mon frère, il ne faut jamais menacer d’une guerre qu’on ne peut livrer. As-tu oublié les enseignements de père ? Hanz tint la pomme à bonne distance de son frère. — Rassure-toi, je prévois de grands projets pour elle. Cette pomme a plus de courage que Friedrich ! Assieds-toi et profite du spectacle. Il croqua le fruit et héla Jörgen, d’une voix doucereuse. La jeune garçon avait fini sa leçon, mais n’accourut pas pour autant. La gentillesse est suspecte, surtout quand elle est inhabituelle. Il devait se douter de quelque chose. Le sourire de Hanz n’aidait pas à se convaincre du contraire. — Ceci, Jörgen, est un test de loyauté. Il lui tendit la pomme et l’invita à la placer sur sa tête. Le garçon sentait le piège se refermer. Il lança un regard craintif au Père Gilbert. Ce dernier lui rendit un petit sourire en coin, sans intervenir pour autant. Son aménité ne lui faisait pas oublier que l’apprentissage passe avant tout par l’expérience. S’il se substituait à Jörgen, à tous les coups le garçon n’apprendrait pas à s’affirmer. — Très bien, passons sur la loyauté qui n’est vraiment pas ton fort, jugea Hanz en réaction. Qu’en est-il du courage ? Mesdames et Messieurs. Un jeune garçon qui a la vie devant soi est sur le point de vous épater. Détends-toi, Jörgen, tu as l’air terrifié. Dis-toi que si je manque la pomme… tu ne sentiras… rien. — Tu ne sentiras plus jamais rien, rectifia Franz. — Ne l’écoute pas ! La bravoure lui est étrangère. — Je te rappelle que j’ai reçu une balle, cher frère. — Oui et nous risquons de l’entendre pour un siècle ! Franz explosa de rire. Il ne connaissait que trop bien son frère dans cet état. Celui-là avait développé une technique redoutable pour obtenir ce qu’il voulait. Il insistait, titillait, provoquait, faisait semblant d’abandonner ses assauts pour revenir à la charge, toujours souriant. Il maniait des émotions qu’il feignait avoir en singeant les plus mauvais comédiens d’Altdorf. Personne ne pouvait affirmer s’il était sérieux dans ses demandes ou si la crainte dans le regard de son interlocuteur suffisait à le repaître. Sobre, Hanz n’avait pas l’ombre d’une malfaisance en lui. Saoule, il s’amusait beaucoup à jouer les lourdauds et coincer ses partenaires non consentis de jeu. En effet, dans son esprit, il ne s’agissait que d’un jeu. Un jeu de répartie. Un jeu absurde. Un jeu de provocation et de mise aux défis. Il est vrai que lorsqu’il avait envie de jouer, il ne se souciait guère de l’envie des autres. Les non avertis se faisaient souvent avoir. Hanz se plaça de telle sorte que son frère fut obstrué du champ de vision. — Ne fais pas attention à lui. Je te dis que tu ne crains rien, dit le guerrier en titubant. — Et moi, je vous dis que personne ne prendra qui que ce soit pour cible, intervint Heckel. Hanz, saoule comme tu es, tu manquerais un grizzli dans un couloir. A nouveau, les yeux de Hanz pétillèrent de cette étrange folie. — Mais oui, c’est cela, un grizzli ou un ours cela ne fait aucune différence ! s’exclama-t-il, en jetant son dévolu sur le seul ours alentour. L’animal fouillait le sol à la recherche de restes, à mille lieux de se soucier de ce qui se tramait. — Non ! C’était simplement une expression ! objecta le Capitaine en riant de sa propre bourde. Sur la longueur, Hanz perdit son duel contre l’ivresse. Le feu prenait à peine qu’il ronflait comme un sonneur. On lui installa un matelas de fortune à proximité du foyer et on le recouvra de fourrures. Curieux, l’ours vint à sa hauteur et lui renifla le visage. Il le gratifia même de nombreuses léchouilles, reconnaissant peut-être un comparse emmitouflé. Hanz ne protesta pas, tout juste se tourna-t-il sur le côté en bavant. On aurait dit que l’ours s’était donné pour mission de faire reluire le visage du guerrier. Les aventuriers n'en revenèrent pas et laissèrent faire, en riant de bon coeur. Heckel apporta un verre à Franz, le félicitant une nouvelle fois pour son courage, lors de l’affrontement avec les cracheurs de feu. Pour la première fois, le guerrier accepta de boire de l’alcool, signe qu’il se rétablissait. L’entente entre tous était au beau fixe. Hatice étudiait les cartes au coin du feu. Friedrich proposa à Lomie de la relayer à la cuisine ; elle en fut enchantée pour la bonne et simple raison que la nuit n’étant pas encore tombée, elle pourrait arpenter les bois alentours à la recherche de baies pour le dessert. Franz insista pour lui remettre un harpeau, à utiliser en cas d’urgence. On n'était jamais trop prudent. Lomie fut sincèrement touchée par cette attention et lui promit de ne pas s’éloigner. En sus, son protecteur à poils longs avait tendance à la suivre comme son ombre. A peine se fut-elle éloignée du feu de camp, que l’ours leva une oreille habituellement tombante et abandonna Hanz pour emboîter le pas de sa maîtresse. Friedrich s’était donné pour mission de flatter les papilles de la compagnie. Lomi les avait habitués à de la qualité, ce n'était pas évident de passer après elle. Le nain, tenant compte des ingrédients à sa disposition, opta pour un pot-au-feu. La venaison des cracheurs de feu ferait parfaitement l’affaire. Il épluchait et découpait les légumes lentement, avec beaucoup d’attention, non sans oublier de goûter régulièrement sa préparation. On le voyait grimacer lorsque le bouillon lui paraissait fade, et en en bon chimiste, il rééquilibrait le niveau d’épice jusqu’à atteindre le résultat escompté. De dos, il ressemblait à un sorcier penché sur son chaudron, en train de préparer quelques décoctions aux propriétés magiques. Point d’aile de chauve-souris ou sang de rat ne fut consommé. Les parfums du pot au feu qui mitonnait se répandaient dans l’air du soir et faisaient saliver la troupe. Tout le monde s’était réuni autour du foyer et avait installé sa couche en cercle. Franz s’allongea, alluma sa pipe et contempla les lointaines étoiles. Il ne pensait à rien. Parfois, dans le moment le plus tranquille qui soit, il était soudainement rattrapé par la conscience d'être en vie, alors qu'il aurait pu en être différement. Immanquablement, des questions traversaient son esprit. Pourquoi ? Pourquoi lui ? Comment ? Il regardait les étoiles et les interrogeaient dans le secret de son coeur. Il fermait les yeux, se laissait porter par les vapeur narcotiques. Les étoiles sont si nombreuses, elles sont accrochées au ciel, comme les hommes le sont à la terre. De leur hauteur céleste, elles contemplent les mortels, comme les mortels les contemplent. Peut-être ont-elles leurs secret, que toute l'herbe à pipe ne suffirait à révéler. Franz trouvait reposant que les mortels puissent être les étoiles des étoiles. En parallèle, le père Gilbert s’était mis à l’écart pour prier avec son disciple. Cet instant de calme et de sérénité était tout ce dont il avait aspiré après ces derniers jours de marche forcée. Le moment d’accalmie se prolongea jusqu'au retour de Lomie. Elle revint chargée d'un un seau rempli de baies. A l’entendre, elle avait réussi à dresser ours pour qu’il reconnaisse le parfum des fruits et l’aide à en dénicher plus. Réalité ou exagération, après tout, seul le résultat comptait. On réveilla Hanz pour le dîner. Le guerrier était frais comme un gardon. Il croyait s’être assoupi quelques minutes, ayant en réalité dormi deux heures. On se demandait comment son corps avait réussi à éliminer tout l’alcool qu'il avait ingurgité. Cela relevait du prodige ! Le pot-au-feu tint ses promesses et bien plus encore. Il était aussi savoureux à déguster que ne le présageaient ses fumets. Un talent de plus qu’avait dissimulé Friedrich. Il prétendit cuisiner occasionnellement, uniquement lorsqu’il recevait de la visite, expliquant qu’il ne voyait pas l’intérêt de cuisiner pour lui-même. Finalement, il ressemblait à Lomie sur cet aspect. La marmite fut raclée, il ne restait plus la moindre goutte de bouillon. Une longue préparation s’était vue engloutie en quelques minutes laissant au cuisinier la satisfaction du devoir accompli. Lomie elle-même congratula Friedrich et tous deux échangèrent longuement sur les secrets de la cuisson. Le ventre plein, aucun aventurier ne joua d'air de musique. La nonchalance générale avait gagné. Il s’agissait là du moment propice pour rallumer la pipe. Les parfums soporatifs embaumèrent l’air en sapant les dernières volontés des fumeurs. Lomie ne fumait pas. L’odeur envoûtante pour les fumeurs, avait tendance à la répugner. Craignant que tout le monde s’endorme et qu’elle ne fût la dernière debout, elle interpela la compagnie sur les raisons qui ont poussèrent chacun à accepter cette mission. — Ne nous poserais-tu pas la question, car tu souhaiterais en réalité qu’on te la pose ? charria Franz. — Non… Enfin, cela ne me gênerait pas d’y répondre. Elle marqua une pause peu convaincante. — Bon peut-être que oui, admit-elle, mais j’espère que cela vous incitera aussi à y répondre. J’aimerais savoir ce qui vous pousse, ce qui vous anime, il y a tellement de choses que nous ignorons les uns sur les autres ! — C’est vrai, fit le père Gilbert de sa voix douce. Ouvrez donc le bal, Lomie, nous aimerions nous aussi vous découvrir. Tous ces regards soudainement braqués sur elle l’intimidaient. — Et bien, je…je viens du Mootland, comme vous pouvez vous en douter... Sa voix était mal assurée. On devinait aisément que prendre la parole en public ne lui était pas familier. — Et qu’est-ce qui vous a poussé à quitter votre province ? relança l’homme de foi. — J’ai un rêve. Depuis toute petite. Pardonnez-moi, ce mot est mal choisi. Depuis que je suis enfant, devrais-je dire. Cela va peut-être vous paraître stupide. J’aime cuisiner et recevoir tout comme j’aime redonner vie à des lieux qui en sont privés. Je voudrais ouvrir une auberge-restaurant et proposer aux voyageurs de passage une cuisine sincère et généreuse, ancrée dans les saisons. Je voudrais qu’ils goûtent à l’authenticité du Mootland, aux produits de notre terroir. Je voudrais que leurs repas soient arrosés de bons vins et, ceux qui le désirent, pourraient franchir la porte de la salle commune qui conduira à la bibliothèque aux étagères de sapin. La pièce sera décorée de tapisseries et pourvue de fauteuils et traversins moelleux qui feront face à l’âtre, dont le feu brûlera à toute heure du jour comme de la nuit. A la suite de quoi, le visiteur s’en ira trouver le sommeil du juste en chambre individuelle, à l’étage. Je sais exactement quel bâtiment ferait l’affaire. J’ai repéré un vieux corps de ferme, mais le propriétaire refuse de le vendre pour l'heure. Certainement parce qu’il sait que je n’aurai pas les moyens de l’acheter, dusse-ai-je travaillé la moitié de ma vie dans les cuisines impériales. Je voudrais tellement rénover ce bâtiment, je sais déjà comment je le décorerais, où j’installerais le potager et l’enclos des ânes et des poules… Ce serait un lieu de réconfort pour le riche ou l’infortuné, le solitaire ou le grégaire, pour celui qui ne fait que passer ou celui qui s’attarde. Si nous parvenons au bout de cette mission, alors la prime me permettra de réaliser mon rêve et… — Donc, c’est l’or qui t’anime, tança Hatice, dont le visage baignait dans les ténèbres. Elle non plus ne fumait pas. Elle observait et écoutait à la façon d’un prédateur. — Non, l’or n’est qu’un moyen, pas une fin en soi, comme je viens de l’expliquer. — Cela revient au même, balaya la jeune femme, en se levant. Elle tourna le dos aux aventuriers et donnait le sentiment de voir de l’autre côté de la forêt, par-delà l’obscurité alentour. — Pardonnez-moi de vous le dire, Lomie, mais votre rêve est dérisoire. — Hé, doucement jeune fille, vous ne pouvez pas dire des choses pareilles ! s’offusqua Friedrich. Hatice se retourna brusquement. Ses traits purs, son nez parfaitement aquilin et la blondeur de ses cheveux ne contrebalançaient en rien l’impression sinistre qui ombrageait sa figure. Elle s’adressa tantôt au nain, tantôt au reste de la troupe. — Je ne suis la jeune fille de personne et je dirai ce que j’ai à dire. Le rêve de Lomie est dérisoire parce que les montagnes de l’ouest pullulent d’orc, les hommes-bêtes assaillent le sud et nous ignorons quelles menaces ourdissent les puissances de la ruine dans le nord. Le Père Gilbert murmura une prière à l’évocation des divinités interdites. — Les frontières de l’empire sont menacées. Les campagnes sont pillées. Les brigands prospèrent, des villages entiers sont mis à sac et effacés des cartes dans l’indifférence générale. Combien de réfugiés ont disparu sans laisser de trace, car nos routes ne sont plus aussi sûres qu’autrefois ? L’Empire peine à maintenir la sécurité au sein même de ses frontières. Il suffit de consulter les archives impériales pour réaliser que les puissances de la ruine nous ont toujours frappé au moment où nous étions les plus faibles, et quand je dis-nous, je parle de l’Empire, des habitants qui le peuplent, des paysans qui le font vivre. L’édification de remparts toujours plus hauts et de villes toujours plus grandes nous a fait oublier que ce sont les campagnes qui alimentent les villes, or si les campagnes sont attaquées et que les récoltes sont détruites, alors les villes mourront avec elles. Un temps viendra où le Mootland ne sera plus à l’abri. Un temps viendra où plus personne ne sera à l’abri. — Est-ce une raison de briser les rêves de ceux qui en ont encore ? — Au contraire, j’aspire à ce que chacun d’entre nous puisse réaliser ses rêves. Mais cela passe par une compréhension juste de l’enjeu de notre mission. Pourquoi croyez-vous que le Sénéchal nous ait missionnés dans la plus grande hâte et le plus profond secret ? Pourquoi nous a-t-il promis une si grande prime ? — Pour alléger le poids qui pèserait sur nos épaules ? suggéra Lomie. — Hatice, vous parlez comme si vous étiez dans la tête du Sénéchal, reprit Friedrich, méfiant. Si vous savez quelque chose, alors dites-le nous franchement. — Je ne vous ai donné que mes déductions de la situation. Le Sénéchal est un homme d’honneur qui aime son peuple et est prêt à tout pour le défendre. — A vous entendre, nous représenterions un espoir pour quelque chose de beaucoup plus grand. — En effet. Au moment venu, l’Empire devra être en mesure de tenir tête aux Dieux sombres. Une chouette hulula quelque part en forêt. — La Fierté de Nuln pourrait bien être l’arme qui fait défaut à l’Empire, considéra Friedrich. Et d’autres modèles pourraient être répliqués dans les ateliers… — Et si elle n’était plus qu’une carcasse du passé ? nuança Franz. — Nous devons nous fier au Sénéchal, reprit Hatice. S’il diligente une enquête c’est qu’il juge les rumeurs suffisamment plausibles. — L’Empire n’est-il pas déjà un mort en sursis s’il en vient à chercher des solutions dans le passé plutôt que dans l’avenir ? questionna Franz. — Peut-être, mais ça ne change rien pour moi, répliqua Hatice en alimentant le feu. Je n’attendrai pas les bras croisés que les démons brûlent nos campagnes. — Puisse la foi inébranlable être à nos côtés, ajouta le Père Gilbert. — Et le génie des peuples libres nous assister, compléta Friedrich. Hatice avait donné un sacré un coup de pied dans la fourmilière. Elle avait réveillé les cœurs et les esprits des aventuriers. Si elle disait vrai, le Sénéchal leur avait sciemment caché l’importance de leur mission. Du reste, ils n’avaient pas encore reçu toutes les instructions. Pour les obtenir, ils devaient impérativement se rendre à Nuln et c’est précisément ce qu’ils étaient en train de faire. Les fumeurs doublèrent leur consommation du jour et un moment, les deux frères se mirent à l’écart. Pensant qu’il s’agissait d’affaires qui ne les concernaient, les autres membres du groupe ne s’en préoccupèrent pas. C’est alors que la discussion apparemment tranquille prit une autre tournure. Franz donnait l'impression de morigéner son frère aîné. Les pieds de Hanz et son buste étaient tournés vers le groupe. Il niait de la tête. Soudain Franz empoigna son frère vigoureusement. Ce dernier lui demanda à deux reprises de le relâcher mais voyant qu’il ne cédait pas, usa de son avantage physique et le repoussa contre le charriot. L’effort bref et intense avait réveillé la blessure de Franz qui était plié au sol. Hanz regretta immédiatement son geste et lui tendit son bras pour le relever. Franz rejeta sa proposition avec mépris, préférant se redresser de son propre chef, plutôt que mendier de l'aide. Tout ceci s'était déroulé sous les yeux médusés du groupe. Hanz tourna le dos à son frère qui l'injuriait et marcha vers le groupe d'un pas décidé. — Mon frère et moi sommes en désaccord manifeste, déclara-t-il. Eu égard à ce que nous avons surmonté et ce qui nous attend, mon cœur me dit que je peux vous faire confiance et vous confier les raisons de notre présence parmi vous. Il marqua une pause. Aller plus en amont lui coûtait. — Nous sommes les fils Von Salza et notre père a été frappé de disgrâce. — Mon frère est encore ivre, ne croyez rien à ses inepties, le contredit Franz en haletant. — Allons, cette affaire me peine autant que toi. Il n’y a pas lieu de tenir secret ce qui a éclaté sur la place publique. — Nous…devons… préserver l’honneur de notre famille avant tout, maintenant Franz en lui faisant les gros yeux. Cette phrase lui arracha des efforts de douleur. Il s'était traîné jusqu'au feu de camp, aussi vite que possible. Son frère posa une main sur son épaule qu’il interpréta comme de la pitié et la repoussa une nouvelle fois. Lomie se précipita au charriot pour récupérer de nouveaux bandages et compresses. — Hanz, rien ne vous oblige à nous en parler, dit Heckel en guise d’apaisement. — Il le faut. Notre père est un notable d’Altdorf qui a toujours œuvré pour la cité… — Tais-toi ! — Mon frère, le père Gilbert t’a sauvé la vie. Nous pouvons avoir confiance en eux. Notre père a passé sa vie à œuvrer avec force et sagesse pour le bien être de la ville. Et le voilà aujourd’hui injustement traîné dans la boue. Tous les biens qui appartenaient à notre famille depuis plusieurs générations se sont vus confisqués. L’inquisition a mené une enquête exclusivement à charge pour hérésie. Ces juges pantomimes ont falsifié les preuves et déformé la réalité pour qu’elle corresponde à leur petite obsession de l’ennemi intérieur. Des dizaines de témoignages attestant des bonnes mœurs de notre père n’ont pas suffi à les convaincre de l’erreur grossière qu’ils commettaient. En ces temps d’obscurantisme, l’église a plus de pouvoir que le militaire. Le Sénéchal en personne n’a pas pu intervenir pour libérer notre père. Il croupit en cellule en attendant son procès qui aura lieu dans plusieurs mois. Nous désirions ardemment le soutenir dans cette preuve, mais il a exigé que nous quittions la cité séant et partions en mission, car disait-il, seule la gloire serait en mesure de laver son nom. Il a expliqué que le Sénéchal ne pourrait lui refuser cette faveur, en gage des nombreux services qu’il avait jadis rendus à la cité. — Mes fils, je partage votre peine, compatit le Père Gilbert. L'Excommunicamus ne cesse de s'épaissir. Chaque année l'arsenal législatif de l'Inquisition augmente, sans contre pouvoir. C'est une grande source d'inquiétude pour tous les croyants. Prions pour que votre père soit acquitté. Hanz, Franz, ayez le cœur léger et l’esprit tranquille. La neige recouvrira les secrets que vous nous avez confiés.
  9. Kayalias

    La fierté de Nuln

    Résumé de la partie précédente : Le Sénéchal d'Altdorf a missionné le Capitaine Heckel - ancien membre du cercle intérieur, aujourd'hui à la dérive, de retrouver la fierté de Nuln. Il s'agirait d'un tank à vapeur mythique, disparu lors d'une bataille. Pour mener à bien sa mission, le Capitaine est parti en binard (sorte de charriot tiré par deux cheveaux de trait) et est accompagné de Hanz et Franz, deux guerriers et deux frères issus de la même famille ; de Lomie, une Halfling aux talents de cuisinière, de Hatice qui sillonne les routes de l'empire et les guidera ; du père Gilbert, sigmarite convaincu et de Friedrich, un nain âgé ayant été élevé par des humains. Ce dernier est l'ingénieur du groupe. Peu après leur départ, les aventuriers ont fait halte dans un village où sévissait une troupe de saltimbanques qui détroussaient les habitants. En pleine nuit, le charriot a été volé, mais Jörgen, un jeune deshérité à choisi de se tourner contre son ancienne famille adoptive et d'aider le Capitaine et ses hommes en indiquant la cache des voleurs. Lors de l'assaut, Franz, le frêre cadet a été mortellement blessé. Mais, quelque chose de prodigieux se produisit, tandis que Franz et le Père Gilbert se tenaient à son chevet... Le chef des saltimbanques fut arrêté, condamné et exécuté par le Capitaine, qui décida de mettre le feu à la grange dans laquelle il croyai trouver refuge. L'ours qui accompagnait les voleurs durant leur représentation a été adopté par Lomie, qui tente de l'apprivoiser. Voici la suite de l'aventure. Des surprises et des réponses vous attendent. Partie II : Les liens Sacrés Chapitre 1 : recomposition En quittant Altdorf, ils étaient sept. Entre temps, la compagnie s’était agrandie d’un ours et de Jörgen. Sans surprise, l’ex voleur reçut un accueil pour le moins mitigé. Le Capitaine lui-même s’était montré plus que réticent à accorder sa confiance à un individu dont la carrière criminelle avait commencé au berceau. En réalité, ce fut le Père Gilbert qui insista pour secourir Jörgen. Comment le lui refuser après le miracle survenu lors de l’assaut du camp des cracheurs de feu ? A ce propos, l’ecclésiaste gardait une grande humilité que l’on aurait pu interpréter comme une prudente réserve. Il minimisait systématiquement son rôle, insistant davantage sur la composition exceptionnelle de Franz que sur ses prétendus pouvoirs. S’il était aussi dubitatif, c’est parce qu’auparavant, il n’avait jamais réalisé de tel prodige. Pour les témoins de la scène, le miracle ne faisait aucun doute. Une balle de pistolet avait traversé le corps de Franz. Tous l’avaient vu s’effondrer au milieu d’une mare pourpre. Hanz témoignait. Il l’avait entendu rendre son dernier soupir, avait vu ses yeux vides s'ouvrant au trépas. Pourquoi le Père Gilbert continuait de nier l’évidence ? La sainte onction qu’il prononça fit cesser les saignements, sans l’œuvre d’une quelconque médecine. Hanz ne réalisait toujours pas. Il raconta qu’au bout d’un certain temps, l’air se mit à gondoler autour d'eux ; et que l’obscurité s’abattit sur lui. Un grand vide s’étendait en lieu et place du repère des voleurs. Le Père Gilbert échappait à son regard. Plus aucun repère. Des chuchotements résonnaient dans le noir. Cela dura peut-être une minute, peut-être une heure. Une brise glacée s’éleva de nulle part et le froid pénétrant fit se dresser les poils de son corps. L’impression de chuter à une vitesse vertigineuse. Et puis le sol, les couleurs de l’automne, la grange. Tout avait reparu. Les murmures s’étaient tus. Encore bouleversé, il se retrouva aux côtés du père Gilbert et découvrit que la cage thoracique de son frère se soulevait de nouveau. Le Père Gilbert n’avait d’aucune façon usé de cet évènement inexplicable pour influencer Heckel. Non, il avait souhaité convaincre. Après tout, Jörgen avait communiqué des informations indispensables à la récupération du binard. Il s’était présenté spontanément, sans rien attendre en retour. L’abandonner à son sort aurait été criminel, car les brigands ne lui auraient jamais pardonné sa trahison. Le Père Gilbert promettait de prendre l’ancien voleur sous son aile, sous sa responsabilité et à l’instruire par la même occasion. Il s’engagea à partager avec son nouveau protégé les portions de nourriture qui lui était dévolues ainsi que sa propre part de la récompense dans l’hypothèse où la mission serait couronnée de succès. Par ailleurs, Heckel savait que le père Gilbert désapprouvait le procès expéditif qui s’était tenu en son absence. Publiquement, il ne l’avait jamais désavoué. Heckel appréciait cette marque de loyauté d’un autre temps et lui accorda ce qu’il désirait. Ainsi, Jörgen rejoignit la compagnie. Heckel ne rêvait pas à une quelconque rédemption du jeune homme. Il en avait trop vu de ce type. Son esprit fataliste, hérité des filatures menées dans sa jeunesse l’avait conduit à croire que le tempérament de Jörgen était déjà bien trempé et qu’il était trop tard pour espérer redresser son vice. Il avait donné raison au père Gilbert de façon purement pragmatique. Pour consolider le groupe, des concessions étaient inéluctables. Le Capitaine prépara Jörgen des dangers qu’il allait courir. Il présenta la mission uniquement dans ses contours. S’il voulait faire partie de la compagnie, il devrait apprendre le maniement des armes et obéir aux ordres sans discuter. Jörgen accepta toutes ces conditions avec joie, car à son âge, les promesses d’aventure occultent le péril. Prendre la route était en soi une aventure, au regard de la vie qu’il avait menée. Comme Heckel s’imaginait que la conversation fut tranchée, le prêtre l’interpella en ces termes : — Capitaine, la nuit précédant notre arrivée à Maktoberdorf, je fis un rêve étrange. Je m’éveillai au crépuscule dans une forêt d’arbres morts. Les branches craquaient tout autour de moi et je flottais, tel un esprit désincarné au-dessus d’une terre profanée. C’est alors qu’un halo de lumière étincela dans la pénombre et m’attira à lui. Mes jambes ne me portaient plus et pourtant, j’avançais vers l'inconnu. Quand la lumière m’eut parfaitement enveloppé, je cessais d’être ébloui et distinguais au cœur de cette clarté un jeune homme, ou un jeun garçon devrais-je dire. Il portait l'épée et bravait les ténèbres. On eut dit que toute la vaillance de ce monde l’auréolait. Ce garçon ressemblait trait pour trait à Jörgen. Le Capitaine se raidit brusquement. — Peut-être que ce garçon était tout à fait ordinaire. Peut-être l’avez-vous assimilé à Jörgen postérieurement. — Capitaine, cela me rassure que vous doutiez comme je doute. Bien avisé serait en effet celui capable d’interpréter les rêves avec assurance. J’ai plutôt tendance à me méfier de la divination. Cependant, il ne vous pas échappé que des phénomènes étranges se sont produits récemment. Je préférais vous tenir informé, au risque de passer pour un vieux fou. — Pas du tout mon père, vous avez bien fait et j’aimerais que vous continuiez de le faire à l’avenir, quelle que soit la nature de vos… pressentiments. — Justement, il y a autre chose, Capitaine. — Parlez, mon père, fit Heckel visiblement tracassé. — Dans ce rêve, je fus déporté plus loin, dans cette même forêt au milieu de laquelle une jeune femme aux cheveux clairs était accompagnée d’un homme. Tous deux essayaient d’échapper aux créatures impies qui les poursuivaient. Le Capitaine fouillait sa barbe avec perplexité. — S’agissait-il de membres de la compagnie ? — Je ne saurais vous répondre avec exactitude. De dos, ceux-là pourraient être n’importe qui. Il serait dangereux de tirer des conclusions hâtives. — Qu’est ce qui les poursuivait ? — A nouveau, je ne peux vous apporter de réponse. Heckel eut un tic nerveux. — Vous avez affirmé que ces créatures étaient impies. — Parce que la nuit l’était. Imaginez une nuit de cauchemar où aucune étoile ne scintille, où les reflets argentés de la lune sont invisibles et où il est pratiquement impossible de reconnaître le visage de celui ou celle qui se trouve à vos côtés. Vous perdez vos repères et ignorez si votre ami se tient toujours à vos côtés ou s’il a été entraîné par les ténèbres et remplacé par une horreur qui ne dit son nom. Cette abomination se fond dans l’obscurité toujours plus épaisse, vous accompagne, se love tout près de vous jusqu’à la première source de lumière, pour qu’enfin, alors que vous croyez être sauvé, elle se révèle à vous dans toute son épouvante. Oui Capitaine, je peux affirmer que ces présences ou ces choses n’étaient pas humaines. — Dans ce cas que pouvons-nous faire face à vos… visions, prédictions ou que sais-je ? — A mon sens, il faut à la fois raison garder et se tenir sur nos gardes. *** L’éducation de Jörgen commença par l’étude des évangiles de Sigmar. Seulement, il y avait un détail que le Père Gilbert n’avait pu deviner : Jörgen n’avait jamais appris à lire. Le savoir se trouvant dans la mémoire des Hommes et des livres, pourquoi les voleurs lui auraient enseigné le moyen de s’émanciper ? Pour ceux qui savent lire, l’illettrisme apparaît comme une tare, une carence qui rendrait la vie en société impossible, or ce serait sous-estimer gravement toutes les compétences et toute l’habileté que doit mettre en œuvre l’illettré pour combler sa lacune et parvenir à ses fins. Après avoir emprunté la route du nord en direction du village de Kemperbad, la troupe bifurqua vers le sud, suivant l’itinéraire de Nuln. Sur cette section, les routes étaient sûres. Les soldats de la province patrouillaient, engoncés dans leur armure. Les soldats étaient souriants et facilitant comme cela était rarement le cas dans d’autres provinces. Quelques barrages officiels avaient été installés pour contrôler les cargaisons. La plupart du temps, il suffisait que Heckel s’avance vers la patrouille pour que celle-ci, reconnaissant l’écusson du cercle intérieur, s’écarte tel un cortège sur son passage. Le binard n'était jamais fouillé. Hanz et Lomie avaient aménagé un espace à l’arrière du charriot pour que Franz puisse s’y allonger. Il retrouvait petit à petit son appétit et parvenait tout juste à marcher sur quelques mètres. Des douleurs à l’abdomen le pénétraient continuellement, l’obligeant à courber l’échine quand sa cicatrice le faisait souffrir. Il faisait peine à voir. Ses joues s’étaient creusées et des cernes soulignaient ses orbites. Il se montrait souvent irritable, voire franchement désagréable. D’autres fois, il donnait l’impression que son esprit flottait. Toute la compagnie prenait soin de lui. Lomie lui apportait des couvertures ou de quoi grignoter. Elle luttait contre sa nature et évitait tant bien que mal d’en faire trop. Du repos et encore du repos, c’était tout ce dont il avait besoin pour recouvrer ses forces. La convalescence n’est pas une course de vitesse. Difficile dans ces conditions de se sentir utile quand on représente une tâche supplémentaire pour les autres. Se sentir diminué, sans savoir jusqu’à quand l’enrageait au plus haut point. Cet état de dépendance lui était insupportable. Quand la fatigue alourdissait ses paupières, il s’efforçait de rester éveillé et exigeait que les conversations se poursuivent autour de lui. S’il ne pouvait plus répondre, au moins écoutait-il. De nombreuses journées de marches se succédèrent, de l’aurore jusqu’au coucher du soleil et parfois, du coucher du soleil jusqu’à l’aurore. Avaler un petit déjeuner frugal, démonter le campement, harnacher les chevaux et repartir en scelle. Telle était la routine de la compagnie. Les articulations et les tendons étaient mis à rude épreuve. Les muscles tiraient et la peau des pieds brûlait dans l’étuve des bottes. Épuisé et en baisse de vigilance, Friedrich se tordit la cheville. Il fut décidé qu’il occupa en priorité la place de conducteur du charriot. D’aucuns se demandèrent s’il ne s’agissait pas d’une manœuvre stratégique pour s’économiser. Compte-tenu de son âge, personne ne lui chercha querelle, pas même Hanz, d’ordinaire si taquin. Heckel était pressé d’atteindre Nuln, d’où il recevrait de nouvelles consignes de mission. Le vol du charriot leur avait causé beaucoup d’ennui et fait perdre beaucoup de temps. S’ils en avaient récupéré une partie, c’était au prix d’une grande fatigue, or cette même fatigue pouvait occasionner d’autres blessures et par conséquent d’autres ralentissements potentiels. L’attelage du chariot devait également être ménagé. Qu’arriverait-il si l’un des deux chevaux mourrait d’épuisement ? Aux abords d’un ruisseau, coiffé d’un charmant pont de pierre, la route qu’ils avaient empruntée toute la matinée se divisa à la manière d’une fourche. La lumière du jour s’était égrenée, le soleil quittait son post de guet et Morshlieb, la lune du chaos lui succédait comme toujours. Deux routes, deux directions, une seule décision à prendre. — La première route qui longe le ruisseau mène aux contreforts du Stirhügel, présenta Hatice. Il y a fort à parier que la neige est déjà tombée en altitude. Si nous avons été en sécurité jusqu’ici, ça ne sera plus le cas en montagne. Les patrouilles de l’empire ne s’y rendent qu’exceptionnellement. Des bandes d’orcs en maraude s’y affrontent pour délimiter leur territoire. — C’est aussi le chemin le plus court pour Nuln, je m’y suis déjà rendu par le passé, affirma Friedrich. — L’aviez-vous emprunté au commencement de l’hiver ? Le nain secoua la tête. — Des bruits courraient quant à une campagne militaire destinée à éradiquer ces monstres. — Nous ne pouvons-nous fier à des rumeurs. Pour l’heure et au vu des nombreuses patrouilles qui venaient en sens inverse du notre, j’en déduis que l’armée n’a pas été déployée dans le col. — Quelle est l’autre route ? s’enquit directement Heckel. — Une route qui ne nous fera pas finir dans l’estomac d’un orc. Elle mène à d’autres villages et à la forêt de Grissenwald qu’il nous faudra traverser pour atteindre la cité. Mais je dois vous avertir. Il y a cinq ans, lorsque je me suis rendu au village le plus proche de la lisière, des paysans m’ont conté d’étranges phénomènes se produisant à la nuit tombée. Immédiatement le Père Gilbert et le Capitaine échangèrent un regard entendu. — Que vous ont-ils rapporté ? demanda Lomie en se mordant la lèvre inférieure. — De l’agitation nocturne en forêt et quelques cas de disparitions d’enfants. La déclaration de Hatice, associée à son ton cinglant avaient jeté un froid. Pour ne rien arranger, une brise vespérale se levait. Le petit pont de pierre sembla tout de suite moins charmant. Hatice mit plus de mesure dans ses propos : — Ces paysans vivent reculés, isolés des grandes villes et à proximité immédiate de l’une des plus grandes forêts de l’empire. L’endroit rêvé pour alimenter toutes sortes de superstitions. Sur place, j’ai découvert une ambiance délétère. Des familles nourrissaient de la rancœur pour leurs voisins, qui les suspectaient en retour de voler leurs brebis. Tous contre tous. Chacun s’épiait depuis les volets de son chez soi. Les disparitions, si elles sont avérées, pourraient être le fruit des rancœurs et des vengeances. Hanz alluma sa pipe. C’était en général la preuve qu’il cogitait. — Une route nous mène vers un danger incertain, l’autre vers un danger absolument certain, reformula-t-il en crachant une volute de fumée. Étant donné que le Père Gilbert est avec nous, nous n’avons rien à craindre de manifestations surnaturelles, n’est-ce pas mon père ? — Mon fils, je serai toujours à vos côtés qu’importe la route que nous emprunterons. S’il faut nous battre, alors nous nous battrons. Tous approuvèrent la sagesse et la bienveillance du prêtre. Ils firent halte et montèrent le camp une fois de plus. Depuis ses hauteurs célestes, Morshlieb n’avait rien perdu de leurs échanges.
  10. Kayalias

    La fierté de Nuln

    Bonjour à tous et bravo si vous arrivez à suivre l'histoire avec mes délais de publication à retardement... voici la fin de la première partie. A priori, il y en aura trois. Au prochain post, comme il s'agira de l'ouverture de la deuxième partie, je ferai un récap des évènements pour ceux qui ont la flemme et/ou qui ne se souviennent plus du début. Bonne lecture ! *** Les coups de butoir se succédaient, mais la porte résistait obstinément. Le Capitaine poussa un juron. Hanz et lui s’étaient pourtant acharnés. Le guerrier à la barbe flamboyante ne comptait pas en rester là. Il s’en alla trouver une hache massive et asséna un premier coup qui entailla profondément la porte en son centre. Ce sur quoi il extirpa la hache et l’abattit de nouveau, comme si elle ne pesait rien. Les veines de ses avant-bras, plus saillantes que de coutume, faisaient mentir l’impression de facilité qui se dégageait du mouvement. Son visage virait progressivement à l’écarlate. Il était si concentré qu’il en oubliait presque de respirer. Entre ses mains, l’outil devenait une catharsis, un prolongement de sa fureur, juste et implacable. Tout ce qui occupait ses pensées, tout ce à quoi il aspirait était de venger son petit frère. La haine obscurcissait son champ de vision, il fracassait la porte au milieu des éclats de bois qui giclaient en tous sens. Heckel contemplait cette force de la nature à l’œuvre, plein d’admiration et de compassion. L’expression d’une plus grande douleur que la sienne avait apaisé sa propre colère et lui fit raison retrouver. On ne pouvait pas en dire autant de Hanz, qui, en l’état, n’était plus capable d’agir avec prudence et discernement. Les œillères de la vengeance l’empêchaient de penser à l’après. Le chef des acrobates était rusé. Il n’avait peut-être pas dévoilé toutes ses cartes. Un craquement sinistre indiqua que la porte avait définitivement cédé. Heckel se mit aussitôt à couvert dans l’éventualité d’un tir de barrage. A l’inverse, Hanz ignora tout du danger. Il se tenait dans l’embrasure, haletant, prêt à en découdre et surtout prêt à se faire tirer dessus. Son attitude confirmait les pensées du Capitaine. Par chance, personne n’avait fait feu. Il en aurait été différent si un tireur avait été embusqué. Heckel s’approcha du guerrier, lui mettant une main sur l’épaule : — Tu as fait bien plus que ta part, ne prenons pas de risque inutile, je vais m’occuper de leur chef. Voyant que le guerrier ne réagissait pas, le Capitaine poursuivit : — Hanz, ne m’oblige pas à t’en donner l’ordre. Plus en retrait, on entendait le père Gilbert prodiguer l’extrême onction à Franz. Il psalmodiait à genoux, en faisant léviter ses mains calleuses tout proches du blessé, comme s’il le recouvrait d’un voile invisible. Le Capitaine sauta sur cette occasion peu honorable : — Si tu vivais tes derniers instants ici, qui réclamerais-tu à tes côtés ? Le guerrier serra les poings. Heckel était peut-être allé trop loin. Toutes les cordes sensibles ne doivent pas forcément vibrer uniquement parce qu’elles le peuvent. Il retira sa main, anticipant une attaque, mais Hanz laissa retomber sa hache en faisant face au Capitaine. Heckel eut un choc en découvrant son visage assombri, soudainement épuisé et infiniment vieilli de chagrin. Toute l’énergie qu’il avait déployée semblait lui avoir été aspirée dans un trou noir. Quelle étrange fatalité que les plus intenses colères soient suivies d’une tout aussi grande peine, une fois qu’elles sont éteintes. Tel un automate au dos recourbé, plus mort que vivant, il s’en retourna au chevet de son frère. Le voir de la sorte marqua profondément Heckel. Y avait-il une autre solution ? Le désir de vengeance de Hanz était plus que légitime. Seulement, au nom de la compagnie, le Capitaine ne pouvait pas courir le risque de perdre un autre guerrier. Il chassa ces pensées parasites, troublé, mais convaincu d’avoir fait ce qu’il fallait. Il fit quérir Lomie. — Attèle les chevaux et informe Friedrich, lui ordonna-t-il. La haffling, retournée par les évènements s’empressa d’obéir. De retour près des restes de la porte, le Capitaine inspecta l’embrasure avec prudence. Un massacre de sanglier lui faisait immédiatement face, au-dessus d’une cheminée de pierre. Un feu brûlait paresseusement dans l’âtre. Au centre de la pièce, une table longue, recouverte de tissu avait été dressée. Les assiettes et les plats à peine entamés témoignaient de la précipitation des convives quand ils avaient du quitter les lieux. Des tableaux, probablement volés étaient accrochés aux murs. Ils dépeignaient des scènes de la vie quotidienne. En dessous des poutres apparentes, pendaient des lustres de valeur. Avant qu’il entre, Hatice lui proposa de l’aide. Il refusa poliment, arguant du fait que les prisonniers devaient être surveillés au cas où l’idée leur prendrait de se soulever de nouveau. Il entra dans la bâtisse comme s’il franchissait un autre monde. L’intérieur dispendieux contrastait avec l’extérieur plus que modeste. Tel était le bon sens des professionnels de la tire : éviter d’attirer l’attention inutilement. Les sons du dehors s’étouffaient entre les murs épais. Débordant de parchemins, un pupitre soigneusement dressé indiquait que les acrobates tenaient une comptabilité très précise de leurs larcins. Certains parchemins étaient marqués d’un sceau étrange et sinueux. Il s’agissait d’une sorte de sphère ; une sphère sertie dans ce qui ressemblait à une plume de paon dont les couleurs viraient du jaune éclatant au bleu scintillant, selon l’angle par lequel on l’observait. Il n’y avait toujours aucun signe du chef au demeurant. Le Capitaine poursuivit la reconnaissance des lieux. Il fouilla les meubles anciens, s’assurant que personne ne se cachait à l’intérieur. Les acrobates pouvaient se contorsionner, mais pouvaient-ils disparaître pour autant ? Il passa en revue le plafond, chaque poutre, chaque imperfection dans le bois. Grand bien lui en prit, car dans l’alcôve, une découpe et une petite ficelle nouée à un arceau attirèrent son attention. Il prit toutes les précautions et retourna la table à manger. Le chêne massif servirait de rempart. Il s’empara également du tisonnier qu’il passa dans l’arceau et lorsqu’il se sentit prêt, tira sur la ficelle. Une résistance l’empêchait de tirer complètement. Il retenta sa chance et se jeta à terre, la trappe s’ouvrit au son du tonnerre, révélant un escalier escamotable. Son cœur battait à tout rompre. L’explosion à laquelle il s’attendait n’avait pas eu lieu. Au lieu de cela, l’escalier avait coulissé des ténèbres du grenier et l’invitait désormais à y grimper. Heckel déclina l’invitation. Après un temps d’observation, il alluma une torche et, se tenant à distance respectable, éclaira le pourtour de la trappe, prêt à faire feu au moindre mouvement. Toujours aucun signe de vie. Le Capitaine eut un sourire crispé. Il retira chapeau et cape et les enfila sur le tisonnier qu’il hissa progressivement vers la trappe en même temps, qu’il martela le sol en cadence de façon à faire croire qu’il montait l’échelle. Au sommet, le coup de feu retentit instantanément. Heckel fut soulagé. Il mit sa main en cornet autour de sa bouche. — Félicitations, tu as troué un chapeau, dit-il en s’adressant au grenier. — J’aurais préféré trouer ta peau, répliqua le chef. Ou celle de l’ecclésiaste qui t’accompagne. Sa voix était lointaine, dissimulée dans les combles. — A la place tu as tué un soldat innocent. — Il n’est pas mort. Au plafond, résonnaient des bruits de pas. Sa voix se faisait plus claire, plus distincte. — Qu’en sais-tu ? s’enquit Heckel en tournant autour de la trappe. — Je le sais, c’est tout. Comme je sais que vous vous rendez à Nuln, comme je sais beaucoup d’autres choses. Il laissa planer le mystère. Par quel moyen avait-il obtenu cette information ? Prêchait-il le faux pour savoir le vrai ? — Tu es un voleur et un menteur. — Je suis un commerçant. Heckel ricana en faisant tournoyer le tisonnier comme s’il s’agissait d’une épée. Il ne quittait pas la trappe des yeux. — Dis-moi quel est ton commerce ? — Je produis du divertissement, des spectacles et de l’amusement. — Oui… et tu dépouilles aussi ceux qui te regardent. — C’est justement la marge de mon commerce. Heckel leva les yeux au ciel. Ils échangèrent un long silence. Le chef des acrobates s’était désormais approché tout prêt de la trappe. Heckel pouvait presque l’entendre respirer. — Laisse-moi partir et je te révèlerai quels dangers se trouveront sur ta route. D’ailleurs fais-tu confiance à tes compagnons de route ? — Je n’ai nul besoin d’une diseuse de bonne aventure, semeur de troubles. Le chef laissa tomber son pistolet par la trappe. — Tu as gagné. Je me rends. — Tu peux, mais ça ne changera rien pour toi, car tu ne sortiras pas d’ici vivant. Ma décision est prise et je tenais à te l’annoncer. Sur ces mots, il donna un coup de pied à l’échelle qu’un mécanisme de ressort fit remonter à grande vitesse. La trappe s’était refermée sur le chef. Le Capitaine poussa la plus haute armoire dessous, de telle sorte que la trappe soit impossible à ouvrir. Il ignora le chef qui tambourinait au grenier et réunit la compagnie pour leur faire part de sa décision. A peine eut-il franchi la porte que Lomie lui tomba dans les bras. Elle était si heureuse de lui annoncer la nouvelle. Franz avait ouvert les yeux et avait même pu échanger quelques mots avec son frère. La balle était ressortie et la plaie s’était arrêtée de saigner. Pour le moment, le guerrier se reposait dans le charriot. Heckel resta bouche-bée. Il serra Lomie dans les bras pour ne pas lui révéler les raisons de son trouble. Comment le chef des acrobates, pris au piège dans le grenier, avait-il pu deviner le sort de Franz ? Se pouvait-il qu’il eut raison à d’autres sujets ? Bien que son titre lui conférait la faculté de juger et faire exécuter son jugement, Heckel préféra ouvrir une discussion. Sans surprise, Hanz se prononça pour l’exécution du scélérat. Il en fut de même pour Hatice. A l’inverse, Lomie estimait que le chef des acrobates se trouvait hors d’état de nuire et que le miracle ayant sauvé Franz devait inspirer la clémence. Friedrich avait manqué une partie des évènements. Il hésitait, visiblement mal à l’aise. Pour le convaincre, Hanz l’emmena voir l’état dans lequel se trouvait son frère. Le nain fut profondément attristé de découvrir Franz, la bouche entrouverte, pâle comme un linge, s’accrochant à la vie. Pour autant, il aspirait davantage au rétablissement du jeune homme qu’à une condamnation à mort du fautif. Contre les réticences de Lomie et Friedrich, il fut décidé que le chef des acrobates avait causé beaucoup de torts et continuerait très probablement d’en causer si on le relâchait. Il fut également admis qu’il avait eu maintes occasions de se rendre et qu’il serait à ce stade trop périlleux de le déloger du grenier. Ainsi, pour garantir la sécurité de tous, il fut conclu d’incendier la bâtisse et son chef à l’intérieur. Lomie clama haut et fort à quel point ce jugement était sadique, ce sur quoi Hatice rétorqua qu’elle n’avait pas son mot à dire. En décidant seule d’intervenir sur scène pour sauver l’ours, elle avait déclenché tous les évènements. Hatice enfonça le clou en maintenant que sa sensiblerie les avait tous mis en danger. Lomie admit les faits, les yeux embués. Elle avait voulu sauver une vie, animale certes, mais une vie quand même. Elle rappela que le père Gilbert n’avait pas été consulté, que tous s’étaient lancés dans une quête noble que ce jugement allait ternir. On répondit de façon un peu hypocrite que le père Gilbert était occupé à panser les blessures de Franz, ce qui arrangeait les partisans de l’exécution. Finalement, Lomie ne convainquit personne. Elle retourna au charriot pour apporter l’aide qu’elle pouvait à Franz, sans participer à l’élaboration du bûcher. Les prisonniers furent mis à contribution. Des bottes de paille étaient entassées à l’intérieur de la salle à manger. Hanz veillait à leur répartition, tel un contremaître appliqué. Penché sur le pupitre, Heckel s'était absenté et noirçissait un parchemin consciensieusement. Ironie du sort, la plume qu'il maniait avait archivé le crime ; ce soir, elle y tracerait un point final. Le Capitaine grifonna les derniers mots du bout des doigts et aussitôt que le parchemin fut roulé sur lui-même et marqué du sceau des chevaliers du cercle intérieur, il se débarassa de l'outil impur en le jetant dans l'âtre incandescent. Le jugement pouvait s'ouvrir. Le Capitaine sortit sur le porche de la bâtisse, les sourcils froncés. Il n'éprouvait aucun plaisir, aucun sentiment de puissance. Il exécutait sa tâche, ni plus ni moins, conscient que le pouvoir dont il était investi impliquait des reponsabilités, or quelle peut-être la première d'entre elles, si ce n'est assumer l'usage de ce pouvoir ? Il ne fallait pas se méprendre, Lomie avait fait émerger des doutes et une certaine culpabilité qu'il avait choisi de dévider. Comment ? En respectant scrupuleusement la procédure. Quiconque la respecte est présumé agir pour le bien commun. La décision prononcé au nom du bien commun n'est plus celle de celui qui la prononce, l'homme derrière la sentence s'efface, n'étant plus qu'un serviteur de la justice. Dès lors, la sentence n'est plus arbitraire, mais devient le reflet des aspirations du groupe et la culpabilité du bourreau en est autant diluée. Ce raisonnement, Heckel le connaissait par coeur, mais quel est le poids de la raison lorsque l'on s'apprête à condamner un homme ? Sur le champ de bataille, tout était plus simple, tuer ou être tué. La question ne se posait jamais, parce que l'instinct et la peur prenaient toujours le dessus. Lui, plutôt que moi, eux plutôt que nous. Il ne s'agissait que de vivre, de survivre, pas de rendre la justice. Lomie avait distillé un poison dans son esprit... Il ne devait pas reculer, il ne pouvait plus reculer. Sans s'en apercevoir, ses mains avaient déroulé le parchemin. Compagnons et prisonniers étaient suspendus à ses lèvres. D'un ton qu'il voulut solennel, il se mit à lire les chefs d'accusation. Vols, recels, tentative d'assasinat... Soudain, le chef des acrobates parvint à entrouvrir la trappe, suffisamment pour qu’on l’entende, pas assez pour espérer s’échapper par ce trou de souris. Il tambourinait de toutes ses forces et criait pour attirer l'attention. — Attendez ! Attendez ! pria-t-il. Si vous me tuez, qu’adviendra-t-il des orphelins que nous avons recueillis ? — Garde de ta salive ! Tu en auras besoin pour éteindre les flammes ! cracha Hanz. Il était impossible de savoir si le scélérat disait vrai. Parmi les prisonniers, certains avaient les traits juvéniles. Étaient-ils vraiment orphelins ou s'étaient ils joint à la confrérie délibrément ? Le Capitaine continuait de lire en dépit des interuptions et de cette incertitude de plus qui lui trottait en tête. Le parchemin était court. Ses doigts arrivèrent en bout de parchemin. — Par deux fois tu aurais pu te rendre, mais tu as persisté et tiré de sang froid sur notre camarade Franz. — Il n'est pas mort ! Il n'est pas mort ! se justifia le meneur. — Silence, perfide ! C'est de ton propre chef que tu t'es réfugié dans le toit de cette bâtisse, c'est de ton propre chef qui tu y périras. Qu'on allume la torche. — Vous ne pouvez pas faire ça, c'est cruel ! ajouta un prisonnier anonyme. — La justice l'est toujours pour les condamnés, répliqua Hatice d'un air las. — Attendez ! Attendez ! supplia le chef. Il doit y avoir un moyen... Je regrette... Je... Non. Vous n'allez pas faire cela ! Je me suis rendu. Je, je ferai tout ce que vous voudrez ! Hatice alluma la torche du Capitaine. Le chef des voleurs s'égosillait. Par l'interstice de la trappe, on aurait dit une bête misérable et pouilleuse. Son visage déformé par l'effroi était livide, ses yeux rouges exorbités par la terreur, ses petites lèvres desséchées cherchaient desespérement une échappatoire. Mais les mots ne venaient pas. Il se lamentait, lançait des imprécations dans le vide. Plus personne ne l'écoutait. Heckel embrasa une botte de paille. — Attendez ! ... Je ne veux pas mourir ! je ne veux pas mourir ! JE NE VEUX PAS MOURIR ! répétait-il à l'infini. Le Capitaine referma la porte, écoeuré par ses suppliques. — Que fait-on des prisonniers ? s'enquit Hatice. — Libérez-les. Ils n'oublieront pas que s'ils persévèrent dans cette voie, leur seule issue sera la mort ou la prison. — Et si le meneur parvenait à s'échapper par le toit ? — Abattez-le sans sommation. Nous ne lèverons le camp que lorsque la maison sera réduite en cendre. FIN de la partie I
  11. Kayalias

    L'Astre sacrifié

    Salut ! L’hommage à Lovecraft est à mon avis réussi. La ponctuation peut être lourde au vu du nombre de tirets et points virgules, mais c’est le style qui veut ça, donc on s’y habitue. Surtout quand on s’imagine le narrateur parler à voix haute et divaguer. J’imagine d’ailleurs ton récit être lu sous forme de livre audio. Le mariage entre le fluff 40k et Lovecraft prend. Bizarrement, c’est l’imaginaire du jeu vidéo Deadspace que j’avais en tête en te lisant. Le vocabulaire est riche et précis. Quelques fautes par ci par là. Peut-être que l’histoire gagnerait à être un poil plus originale pour rester gravée dans les esprits ? Dans tous les cas le cahier des charges que tu t'es fixé est rempli et je suivrai avec plaisir tes prochains écrits. A+
  12. Kayalias

    La fierté de Nuln

    Et voilà la suite ! Désolé du retard et bravo à ceux qui suivent encore malgré la cadence de publication très inégale ! Chapitre 7 : extrême onction Des années durant, Friedrich avait manipulé diverses armes à feu et autres machines industrielles humaines dans la poisse et le parfum rance des hangars huileux. A l’évidence, les conditions de travail en ville importaient moins que la productivité. Son ancien contremaître avait coutume de dire que : « si à la fin d’une journée de labeur, les ouvriers une fois rentrés dans leur chaumière, ne s’endorment pas avec le fracas des pistons en tête, alors leur temps de travail est trop court ». Le contremaître braillard était sourd comme une enclume, il se devait donc de justifier sa déficience par des talents de vocaliste. Friedrich avait goûté sa philosophie suffisamment longtemps pour en écoper d’une surdité partielle. Il est admirable comme les diminués de l’ouïe redoublent d’effort pour effleurer ce que le commun des mortels entend sans le moindre mal. Quand ils y parviennent, ils frémissent de l’ordinaire et s’étonnent des sons du quotidien qu’ils ne reconnaissent plus. La réalité devient doute. A cet instant, ils n’auraient besoin que d’une âme amicale pour les sortir de la confusion et infirmer ou confirmer ce qu’ils ont entendu. C’est dans cet état de concentration intense que se trouvait Friedrich, une main sur le pistolet, l’autre cerclant son oreille pour capter le moindre bruissement suspect en approche. — Où est ce que tu crois aller, voleur ? fit Friedrich d’un air suspicieux. Son captif n’avait bougé que de quelques mètres. — Je ne vais nulle part, répondit-il avec aplomb. Vous êtes armé et je n’ai pas l’intention de m’enfuir. Pour tout vous dire je me fais du souci à propos de l’opération. Le nain haussa des épaules et chargea son pistolet machinalement. — Tu fais bien. S’ils ne reviennent pas, tu sais à quoi t’attendre. Le jeune garçon ne tressaillit pas au sort qui l’attendait. Il s’assit, les yeux dans le vague. — Les menaces et la violence, je ne les connais que trop bien. Elles ne me font plus d’effet. C’est pour vos camarades que je m’inquiète, les acrobates peuvent être sans limite dans la cruauté. Friedrich comprit qu’il parlait en connaissance de cause. Il fut frappé par son élan de sincérité et ne voulait en rien être comparé à ceux qu’ils traquaient. Il sortit de sa besace un quignon de pain et quelques tranches de lard qu’il tendit au prisonnier. — Tu es maigre et pâle, mange. Nous ne te ferons du mal que si tu nous y obliges, alors ne nous oblige pas à t’en faire. Comment tu t’appelles déjà ?... Jörgen dévora l’encas et regagna la place que lui indiqua Friedrich. Curieusement, l’ours s’approcha de lui et vint frotter contre ses jambes sa grosse tête poilue. Les animaux savent-ils sonder les cœurs ? *** Heckel ne s’en était pas rendu compte : à force de serrer les poings, ils s’étaient ankylosés. L’attente s’allongeait beaucoup trop. Quelque chose clochait. La grange aurait déjà dû être la proie des flammes depuis une éternité. Ou deux. Le Capitaine hésitait. A trois, ils ne pourraient espérer prendre d’assaut le bâtiment à son flanc. C’était du suicide. — Cette fois, il faut se rendre à l’évidence, Franz. Hatice et ton frère ont échoué. Il nous faut rebrousser chemin. Le père Gilbert ne manifesta pas la moindre émotion. Il affrontait son destin impavide, les traits glacés dans une rigidité de marmoréenne. Après tout, si son cheval avait été volé, telle en était la volonté de son Dieu. Peut-être même que sa quête exigeait qu’il soit dépossédé de sa monture ? La nature n’avait pas conféré à Franz la même résignation. Plus jeune, plus fougueux, il était prêt à se jeter dans l’arène s’il le fallait. Et même s’il ne le fallait pas. Il faisait partie de cette race d’individus pour qui l’héroïsme se prouve par l’action. Il n’était pas dénué de toute réflexion, mais celle-ci, pour l’heure, ne lui permettait pas de s’accomplir. — Nous ne pouvons pas battre en retraite et les abandonner maintenant, Capitaine ! Imaginez qu’il leur soit arrivé malheur. En écho au malheur, une colonne de fumée s’éleva dans le ciel. Noire et dense, elle augmentait de volume à toute allure, alimentée par le vent qui se levait. Les premières flammèches pourléchaient les quatre coins de la grange, puis très vite, le brasier gagna de l’ampleur. Les flammes enflaient, dévoraient la paille et s’attaquaient aux poutres. Ne restait qu’à attendre une réaction des acrobates. Celle-ci ne tarda pas. Comme prévu, le bâtiment attenant se vida. Un homme grand, à l’allure autoritaire rugissait ses ordres. Ses sbires se précipitèrent au puits et dans leur course, les seaux bringuebalants qu’ils portaient se vidaient à moitié. Leurs efforts semblaient bien dérisoires pour contenir l’incendie monstrueux. A s’afférer comme des fourmis, ils donnaient moins l’impression de craindre le péril du bûcher que le tempérament du donneur d’ordre. Le chef des acrobates tournait le dos à la tourbière et contemplait la chaîne humaine qu’il avait mise en place. La grange était perdue, mais le feu était circonscrit. Les efforts de ses hommes se poursuivraient jusque tard dans la nuit si nécessaire. Heckel et ses alliés rampèrent jusqu’à un muret depuis lequel ils purent intercepter la teneur des échanges du chef et de son sous-fifre. Les malandrins se retirèrent, accompagnés d’une poignée d’hommes. Ils reparurent les bras alourdis de baluchons et de caisses. Certaines ressemblaient comme deux gouttes d’eau aux caisses de provisions qui avaient été dérobées la nuit précédente. — Peut-être qu’il se doute de quelque chose, fulmina Heckel. — Si c’était le cas, il aurait probablement ordonné à sa milice de prendre les armes, raisonna le Père Gilbert. — Nous ne pouvons plus tergiverser, ils se dirigent droit sur le charriot et du peu que je vois, Lomie n’a eu le temps d’harnacher qu’un seul cheval, ajouta Franz. Profitant de l’effet de surprise, les trois aventuriers franchirent le muret et couvrirent en un rien de temps la distance qui les séparait du chariot. Un malandrin aperçut tout juste la silhouette massive du père Gilbert qui chargeait. Il en fit tomber la caisse qu’il portait, puis reçut dans la foulée un coup de poing au niveau du menton. Tel une marionnette, il s’effondra, inanimé. Un autre subit le même sort, crossé par Franz. Le chef des acrobates ne se laissa pas surprendre. Il esquiva la charge du Capitaine et le fit trébucher la tête la première par un habile croque en jambe. Son attitude avait changé depuis leur première rencontre. Le sarcasme l’avait déserté. Il ressemblait maintenant à ces bêtes sauvages qui, lorsqu’elles sont débusquées se retrouvent au pied du mur et redoublent de férocité. Il esquiva un coup d’estoc que lui porta Franz et sans l’ombre d’une hésitation, fit feu à bout portant. Une détonation. Une grande secousse. Et un coup d’arrêt. Au lieu de le supporter, les jambes du guerrier se dérobèrent. Il s’effondra à genoux, assistant impuissant à la fuite de son meurtrier. Il voulut se lever et le pourchasser, mais pour la première fois, son corps ne répondait plus. Il crut apercevoir le Capitaine se ruer à la poursuite du tireur. Toute l’action lui sembla s’étirer indéfiniment. Sa perception se modifia. Il n’était plus qu’un spectateur de la scène. Il ne se rendit pas compte que ses jambes avaient définitivement flanché et qu’il gisait dorénavant dans la poussière. Un filet de sang coulait de ses lèvres. Sa vision se brouilla comme il se sentit glisser dans un bain tiède. Le visage du père Gilbert, penché sur lui, articulait des sons qu’il n’entendait déjà plus. La tiédeur se mua en un froid qui devint polaire. Il n’avait plus la force de relever la tête, plus la force de grelotter. La douleur initiale s’effaçait. Un voile recouvrait sa conscience. Et son monde fut plongé dans les ténèbres. Soudain, une lumière éclatante fusa dans toutes les directions. Elle ne l’aveuglait pas. Combien de temps s’était-il écoulé depuis qu’on lui avait tiré dessus ? Une seconde ou mille ans ? Il ne savait le dire, pas plus qu’il ne savait où il se trouvait. Il était seul et n’en éprouvait aucune peur. Plus aucune douleur ne le meurtrissait. Son corps pesait aussi lourd qu’une plume. Au milieu des chatoiements célestes, une force invisible et mystérieuse, l’enveloppa avec tendresse. Elle le souleva et l’emporta délicatement vers la plus intense source de lumière. Tandis qu’il voguait sur les rayons chatoyants d’un ailleurs dont il ignorait tout, il sonda son cœur et ses souvenirs. Sa tâche n’était pas terminée. Son frère et son père comptaient sur lui pour restaurer l’héritage entaché. Cette pensée ne le faisait pas souffrir, car la souffrance était une notion étrangère au monde où il se trouvait. Du reste, la main tendre qui le transportait poursuivait son chemin sans qu’il lui soit possible de se dérober. « Pas par-là », lui dit une voix éthérée. Elle n’était semblable à aucune autre qu’il connaissait de son vivant. Elle n’était ni féminine, ni masculine, ni froide, ni chaude, ni séduisante, ni terrifiante. Elle s’élevait des gouffres abyssaux, des profondeurs souterraines du néant, au commencement du monde et des temps immémoriaux. La voix l’avait ordonné et son corps fut dérobé à la main invisible. Le reflux turbulent l’entraînait loin, très loin des torrents de lumières et des secrets que l’humanité rêverait de percer. *** La chef des acrobates avait profité de la confusion pour s’engouffrer dans le bâtiment secondaire et condamner la porte. Heckel écumait de rage. Des veines ressortaient de son front. Il balaya la poussière de ses mains et ramassa le premier objet contendant qu’il trouva : une vulgaire fourche dont le manche allait servir à défoncer la porte ou les crânes qui croiseraient sa route. Le Père Gilbert fut le premier à porter secours à Franz. Le guerrier avait les yeux vides et morts et le teint blafard. Son armure était couverte par son propre sang. L’homme de foi le prit dans ses bras et le retourna délicatement sur le dos. Pour constater ce qu’il devinait, il colla son oreille contre la poitrine du blessé. Aucun souffle, aucune secousse ne la faisait tressauter. Le coup de feu mobilisa les acrobates dans les parages. Par chance, le combat qu’ils menaient contre les flammes les avait éprouvés et pratiquement aucun n’était armé. L’un d’eux essaya tout de même d’arrêter Heckel. C’était peine perdu. Le malheureux fut embroché comme un porc. Ceux qui avaient assisté à la scène perdirent le peu de combativité qu’il leur restait et rendirent les armes qu’ils n’avaient pas. Hatice et Hanz vinrent en renfort et coupèrent toute retraite aux malandrins les plus excentrés. Hanz était loin. Il n’avait pas encore découvert le corps de son frère. Heckel savait que ce n’était qu’une question de temps. La porte refusait de céder, comme le signe d’une nouvelle impuissance. Il revoyait la scène. Son plaquage manqué. Ce croque en jambe ridicule qui l’avait déséquilibré. Même un débutant aurait fait mieux. La frustration alimentait sa honte et intensifiait sa fureur. Une pulsion de mort prenait le pouvoir sur ses principes. Il n’aspirait qu’à détruire des vies car incapable d’en réparer. Un bruissement se fit entendre. Lomie s’extirpait du chariot. Elle s’y était réfugiée pendant le combat. — Capitaine, je suis navré, je n’ai pas réussi à harnacher le second cheval à temps… Il mit sa colère entre parenthèse et lui rendit un regard tendre. — Vous avez fait de votre mieux, Lomie. Tout dans ses mots et son attitude exprimait le regret sincère. Heckel n’en doutait pas un seul instant. Il abaissa son arme, soulagé de la savoir saine et sauve. Lomie ne mit pas longtemps à réaliser qui était étendu dans la marre pourpre. Ses yeux s’embuèrent. Elle était si horrifiée qu’elle fut incapable de demander qui, comment ou pourquoi. Heckel enroula tristement son bras autour de ses épaules.
  13. Kayalias

    La fierté de Nuln

    Bonjour, voici la suite ! Chapitre 6 : voler les voleurs Trois heures de marche plus tard… La communauté pataugeait au royaume des moustiques. C'était un mélange de vase, d’herbes folles et de bouses disséminées dans ce qui ressemblait à un champ laissé en friche. En ce début d’automne, le soleil projetait ses derniers rayons tièdes, décuplant la puanteur des émanations. — C’est une vraie tourbière ! déplora Friedrich. Ces bruits de succion sont en train de me rendre fou ! Dès qu’il parvenait à dégager l’une de ses jambes au prix d’efforts intenses, l’autre s’enfonçait davantage. Dans ces herbes inextricables, le jeune voleur s'embourbait également dans ses souvenirs. Depuis la dernière fois qu’il était venu par ce chemin de traverse, les herbes avaient considérablement grandies, au point de transformer le champ en un labyrinthe végétal. Sans repère, il revint sur ses pas, attirant les soupçons. A un moment, il fut forcé de l'admettre et s’arrêta totalement désorienté. On le vit murmurer quelque chose à l’oreille de Heckel. — D’accord, mais à la moindre entourloupe tu sais ce qui t'attend. Hanz, prends Lomie sur tes épaules et dites-nous ce que vous voyez. Hanz s’agenouilla, Lomie enfourcha son destrier humain, avant d’être soudainement grandie d’une toise. Sur le coup, elle ressentit une pointe d’humiliation d’être traitée comme une enfant bonne à grimper sur les épaules d’un adulte, mais très vite, ce sentiment s’estompa au profit d’une certaine allégresse. La hauteur offrait des angles nouveaux et des perspectives inédites. Quelle légèreté, quelle liberté de voir ses propres pieds décoller du sol ! — Je vois une sorte de ferme, droit devant nous. Elle tendit le bras dans une autre direction. A droite, je… je ne suis pas sûre. On dirait un entrepôt. Elle plissait des yeux. Bon joueur, Friedrich lui prêta sa longue vue. Aidée de l’instrument, Lomie confirma ce qu’elle avait vu. Il s’agissait bien d’un entrepôt ou plutôt d'une grange où de la paille était entassée en grande quantité. Des coffres étaient également entreposés. Trois hommes montaient la garde. Ceux-là n’étaient pas prévus au programme. Il s’agissait de renforts ou peut-être les acrobates craignaient-ils une attaque ? L’un d’eux portait une arbalète en bandoulière. Hanz voulut en avoir le coeur net et demanda des précisions. Lomie regretta instantanément de les lui fournir, car il enragea de reconnaître l'étrier couleur ébène sur lequel figurait le blason de son père. Lui et son frère se jurèrent de faire payer ce vol aux malandrins. — Notre chariot est là-haut à un quart de mille ! s’exclama Lomie. Il a l'air vide. L’emplacement qu’elle désignait se situait à l'opposé de l'entrepôt, côté ferme. Les chevaux paissaient dans la prairie attenante. Toute la troupe poussa un soupir de soulagement. Identifier le chariot c’était l’avoir déjà un peu récupéré. — La porte principale est ouverte. Je vois de nombreux hommes autour. — Nos effets peuvent être dans l'un ou l'autre de ces bâtiments, déduisit Franz. Heckel approuva d'un hochement de tête. — C'est pour cela que nous devrons fouiller les deux. Heckel prit quelques minutes pour réfléchir. Lorsqu’il voulut caresser machinalement l’ours, celui-ci s’enfuit derrière Lomie. A l’inverse, lorsqu’il lui tendit un morceau de fruit, l’animal daigna s’approcher. Il était hors de question de lancer l'assaut sans avoir étudié au préalable la typographie du terrain. Lomie fut largement mise à contribution. Un sentier carrossable faisait le tour de la propriété. Le jeune voleur qui les accompagnait corrobora ses dires. Le groupe réfléchissait et débattait de la marche à suivre. Certains proposaient un assaut simultané, d'autres suggérèrent d'abandonner le charriot purement et simplement, considérant les risques. Hatice prit tout le monde de cours en suggérant une autre approche. — Capitaine, je propose de mettre le feu à l’entrepôt afin d'y attirer le plus grand nombre. La fumée et la panique provoquée dissimuleront notre intervention. Pendant ce temps-là, Lomie rassemblera les chevaux, les harnachera et conduira le charriot par le sentier. — C’est une mission délicate, Hatice, l’entrepôt est largement à découvert. Hatice se tourna vers la grange comme si elle pouvait voir à travers les herbes hautes. — Nous aurons tous des risques à prendre. La fumée et la panique garantiront notre effet de surprise. — D'accord, dans ce cas Hanz t'accompagnera. Elle sourçilla. — Je préfère intervenir seule. — C'est trop dangereux. Nous serons rassurés de savoir Hanz à tes côtés. — Comme vous voudrez, Capitaine. — Franz, le Père Gilbert et moi-même fouillerons le bâtiment principal. Et si le chef des acrobates s’y terre… — Ce sera son dernier tour de piste, garantit Franz en posant la main sur son fourreau. — En contrebas du sentier, pour couvrir Lomie et Hanz nous aurons besoin de… — Du seul détenteur d’un pistolet parmi nous, c’est-à-dire moi, devina Friedrich. Hatice acquiesça une nouvelle fois. Heckel frottait sa barbe d’un air préoccupé. Une alternative sans risque ne se présentait pas à son esprit. Franz crut remarquer que Friedrich acceptait son rôle de couverture à contrecoeur, peut-être parce que lui-même l’aurait ressenti ainsi à sa place. Il s’adressa à lui avec sincérité. — Lomie aura particulièrement besoin de toi si … les choses dégénèrent. Et nous aussi quand il s'agira de couvrir notre fuite. — Je sais répondit l’ingénieur sans une once d’amertume. Mes jambes ne sont plus de première jeunesse et il n’est jamais ingrat de protéger les siens. C’est pour vous que je me fais du souci. « Les siens ». Il avait prononcé ces mots si naturellement que Franz s'en ému. Cela ne faisait que quelques semaines qu'ils se connaissaient. Pour Friedrich cela n'avait pas d'importance : ils formaient un groupe et dans celui-ci, la solidarité était une valeur cardinale. La nervosité était palpable. Certains aventuriers se taquinaient pour se donner du courage, d’autres demeuraient silencieux comme la pierre. On ligota le jeune voleur par précaution. Au moindre geste louche, Friedrich avait reçu pour ordre de lui faire sauter la cervelle. En guise de consolation, l’ours partageait son sort, puisqu’il fut aussi attaché à un arbre aux abords du sentier. Rien ne devait entraver Friedrich dans sa mission de tireur de précision. Avant de les voir partir, il confia son allumeur à Hanz. — Bien, l’heure est venue, annonça le Capitaine. Hatice, Hanz, de votre succès, dépendra le nôtre. Bonne chance à tous. Il n’eut rien d’autre à ajouter car chacun connaissait son rôle sur le bout des doigts. Les groupes s’encouragèrent, puis se distancèrent, noyés dans la végétation. *** Hanz et Hatice se faufilèrent à travers les hautes herbes jusqu’à atteindre une clôture facile à enjamber. Elle délimitait le terrain en friche de la propriété. Face à eux, se dressait l’entrepôt qui ressemblait à une grange avec son toit pyramidale et ses deux panneaux en bois de part et d’autres de chaque entrée. Comme attendu, trois malandrins gardaient le bâtiment depuis l’intérieur. Ils avaient installé une petite table en bois, ainsi que des chaises de fortunes disposées autour. C’était l’endroit idéal pour jouer aux cartes en attendant que les heures s’égrènent. L’un d’entre eux, le porteur de l’arbalète, interrompit la manche en cours et se leva, prit d’une envie présente. L’ironie du sort fut qu’il se soulagea à proximité de la cachette de Hanz. Il sifflotait nonchalamment, sans imaginer qu’un colosse mordait de toutes ses forces dans son étoffe pour s’empêcher de surgir et le pulvériser sur le champ. Hatice avait patienté calmement, plongeant son regard dans celui de Hanz pour le canaliser autant que possible. Lorsque le garde eut fini son affaire et qu'il rejoignit ses confrères, elle lui promit de les tailler en pièce. Hatice fit signe à Hanz de se poster à la première entrée de la grange. Pour cela, il suffisait de s’éloigner de quelques pas en diagonale pour sortir de leur champ de vision. Quant à elle, elle ferait le tour. Au signal qu’ils avaient convenu, il fermerait les portes de bois. Hatice semblait si sûre d’elle qu’il n’avait pas demandé d’autres détails. Tel un félin, elle contourna la Grange. Quelques longues secondes d'attente. Vint finalement un hululement si parfaitement exécuté, qu’il hésita. Il ne reconnut rien d’humain dans ces sonorités animales. On aurait imaginé le chant d'un oiseau de nuit, venu du fond des âges. C’était pourtant le signal. Il fallut entendre un second hululement, plus celle fois-ci, pour qu’il se décide à pousser les panneaux de bois. L’un des acrobates poussa un cri d'effroi et renversa la table. L'autre visa Hanz avec son arbalète, sans le toucher. Le carreau se planta dans le panneau, tandis que Hanz les maintenait fermés de toutes ses forces. Il s’attendait à devoir lutter, à encaisser les coups de buttoir. Mais au lieu de cela, de l'autre côté, il entendit de l’agitation ; des chocs, une frénésie de lames qui balafraient la chair, des grognements étouffés de quelqu’un qui s’étouffait avec son propre sang. Craignant pour la vie d’Hatice, il saisit le premier morceau de bois qui s’était détaché du panneau, contourna la grange et ce qu’il découvrit l’épouvanta. Une montagne de paille dominait trois hommes gisants. Des marres pourpres les cerclaient. Elles se rejoignaient en petits ruisseaux poisseux. Hatice retira le poignard qu’elle avait planté dans le cœur du malandrin qui n’était déjà plus de ce monde. — Tu as l’air drôlement choqué pour quelqu’un qui voulait les éliminer, dit Hatice en lui rendant son arbalète. Elle ouvrit un coffre plein à craquer et essuya son couteau sur les costumes blancs qu’elle trouva. Franz n’avait pas osé esquisser le moindre geste. — Passe-moi ton allumeur, le Capitaine et les autres attendent sur nous, dit-elle comme si de rien n’était. Cette injonction le fit revenir sur terre. Il fouilla ses poches, aucun n’allumeur ne s’y trouvait. — Plus vite ! s'impatienta Hatice. Hanz tâtait ses poches vides. — Je ne l’ai plus, il a dû tomber quand nous rampions dans les herbes hautes. Les traits de Hatice se déformèrent par la colère, à tel point qu'il crut un instant qu'elle allait le poignarder à son tour. Elle lui tourna le dos et fit les cent pas dans la grange. Ses bottes étaient maculées de sang. Et Hanz culpabilisait. Elle avait éliminé trois hommes à elle seule. Dans cette entreprise, il avait été un simple figurant. Alors, il se mit à fouiller comme un forcené les coffres. Il trouva des quilles, des couteaux de jonglage, des masques aux contours animiques, au long nez crochu ou aux visages grimaçants, des grelots… — Je sais ce que tu cherches, dit-elle sans se retourner. Ils ne seraient pas assez bêtes pour stocker du matériel inflammable dans une grange. Sa colère était froide, son constat limpide. En desespoir de cause, il fouilla les corps, évitant de s’attarder sur les horribles balafres qui les défiguraient. Sur le flanc d’un cadavre, il ramassa un pistolet à la ceinture. — Si tu comptes tirer en l’air pour les avertir, tu peux, au point où nous en sommes, ironisa-t-elle. Puis son esprit vif se mit en branle. A toute vitesse ses pensées se bousculèrent jusqu’à ce qu’un éclair invisible, que l’on attribue généralement aux inventeurs de génie, lui insuffle un optimisme nouveau. Ses yeux noisette s’ouvrirent aussi largement que des soucoupes. — Dans un pistolet, il y a un détonateur. Le détonateur est fait de silex. Si on frotte le détonateur contre l’opercule, des étincelles se produisent et le coup part, expliqua la jeune femme, le triomphe au bout des lèvres. Hanz tu es un génie ! De crétin inconséquent, on louait maintenant son esprit supérieur. Dans l’urgence, les avis se font et se défont précipitamment. La perception qu’il avait d’elle avait subi ce même phénomène. Lorsqu’elle lui était apparue dans la grange, ensanglantée des pieds à la tête tel un parangon de cruauté, il en avait été horrifié. Désormais, elle semait des sourires, pétillante et juvénile. Le sang de sa tunique n'avait pas eu le temps de sécher. Il ne jugea pas nécessaire de lui avouer qu’il ne savait pas véritablement ce qu’il cherchait dans les poches des cadavres, ni que l’idée du détonateur ne lui serait probablement venue sans elle. Il vaut parfois mieux se taire plutôt que de tâcher un blason redoré.
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    Quel plaisir de voir que les années passent mais que certains "anciens" continuent de se promener sur le forum ! Merci pour tes commentaires Oberon, c'est toujours un boost bienvenu. Malheureusement tu étais visionnaire avec ce deuxième confinement ! Mais si je prends autant de retard - ceux qui s'essaient à l'écriture le savent bien, c'est pour tout un tas d'excuses plus ou moins valables. La véritable raison est un mélange de vie IRL, de lenteur, de textes perdus, d'envies changeantes, d'exigences, de découragement parfois, de paresse etc... J'ai la trame. La difficulté est de la coucher sur papier. Au final écrire est un vrai défi. Presque sans fin. Merci aussi à tous ceux que je ne connais pas, qui commentent ou apprécient en silence ! Suite du chapitre des cracheurs de feu... Se jeter dans l’arène est un acte profondément ambivalent. Pour la majorité des individus, rechercher l’approbation du groupe est un talent, une condition d’intégration, voire un gage de survie. Il ne leur viendrait jamais à l’idée de s’opposer aussi frontalement à une foule en colère et ivre qui plus est. Heckel n’était pas si différent. Il était dépourvu de cette témérité sans faille qui auréole les héros des contes ; seulement, cette peur réveillait en lui un instinct enfoui. Dans l’urgence, son moi profond se mettait en marche, transformant le sentiment humain en énergie, induite par l’absolue nécessité d’agir. Une chope frôla son oreille. Son propriétaire était quelque part, camouflé dans la masse des visages grimaçants. Combien étaient-ils au juste ? Cent ? Deux cent ? Une idée se fraya en lui et le fit sourire : s’il était seul et eux cent, alors ils ne valaient qu’un centième de sa personne. Heckel ne disposait en tout et pour tout que d’un pistolet qu’il aurait été tentant de vider sur le champ. Pour le moment, un second tir en l’air suffit à faire reculer celui qui voulut l’empoigner. — Villageois, villageoises, pendant que ces messieurs donnaient leur « représentation » et détournaient votre attention en menaçant mes camarades, un de leur sbire vous allégeait de vos biens. Voici le fruit de son larcin, rugit-il, en jetant un sac cliquetant. En premier lieu, les dépossédés les plus farouches refusèrent catégoriquement d’examiner le butin, du moins jusqu’à ce que les premiers cris de stupeur retentissent. Après quelques hésitations, l’appât du gain l’emporta et les plus réticents ravalèrent leurs principes, plutôt que de manquer une occasion juteuse. On soupesa des bijoux, on croqua quelques écus. A tire-d’aile, nombreux furent ceux à reconnaître à tort ou à raison leurs effets personnels. Heckel, qui avait un certain sens de la théâtralité choisit ce moment de pagaille pour livrer le coupable à la vindicte populaire. — Voici leur complice, déclara Heckel en décapuchonnant son captif. Le garçon aux traits juvéniles et aux joues encore glabres par endroit, ne devait pas dépasser les quatorze printemps. Il avait la tête basse, ne pouvant soutenir la fureur de la foule. On voulut le flageller, le pendre haut et court, lui infliger le supplice de la roue. Chaque villageois surenchérissait davantage que son voisin. Même les enfants mettaient du cœur à l’ouvrage. Ils visaient le scélérat avec leur lance-pierre, sous les encouragements des parents. Heckel sentait que son regard sur le voleur évoluait. Il n’avait pas imaginé qu'il pouvait s'agir d'un enfant et qu’il l’avait jeté dans la gueule du loup. — Les véritables responsables de cette escroquerie sont toujours sur scène ! s’empressa d’ajouter le Capitaine. Voyant que la situation lui filait entre les doigts, le meneur des acrobates ne se laissa pas démonter. — Mes amis, tout ceci est une calomnie grotesque. Notre troupe promeut l’art et le divertissement. Nous arpentons les villages, vivant de la générosité de ceux que nous amusons. Aucun d’entre nous ne cautionnerait ces pratiques de voyou. Le jeune malandrin blêmit accusant ce désaveu public. Il protesta, se débattit dans une tentative aussi pathétique que désespérée. — Mort au voleur ! cria la foule. Heckel avait porté à la lumière ce garçon dont il était devenu dépositaire. Ainsi que les évènements s’enchaînaient, son exécution pointait à l'horizon. C’était ce à quoi la foule aspirait. Le regroupement a ce pouvoir d’éteindre les idéaux de l’homme honorable. Heckel avait contre son gré endossé le rôle de geôlier qui conduirait au sacrifice d’un être semi-innocent, à moitié voleur, à moitié enfant. Spontanément, il relâcha son col et enroula son bras protecteur autour de ses épaules, en pointant son pistolet sur quiconque approcherait de trop près. — Ce garçon a l’âge que pourrait avoir votre fils ! Un silence, puis quelques croassements de corbeaux filtrèrent de cet examen de conscience collectif. — Qu’on le crève ! reprit une canaille, à la conscience creuse. — Répète ça et tu mourras avant lui, menaça le Capitaine. Le meneur de la troupe montrait des signes d’impatience. — Si je comprends bien, vous interrompez la représentation, vous criez au voleur, vous proférez des calomnies à notre encontre, puis présentez ce gamin comme le responsable de tout ce… désordre… Pour finalement exiger qu’il soit libéré. D’une main vous leur apportez le coupable et de l’autre vous le leur soutirez. Quelle confusion. Le chef des acrobates se frottait les mains. Manipuler la foule était un jeu d'enfant. Faire porter la responsabilité d’un meurtre au trouble-fête serait une vengeance exquise. Une voix solennelle qu’on n’avait pas entendue jusqu’alors s’éleva au-dessus de la mêlée. — Le Capitaine Heckel qui se tient devant vous est chevalier du cercle intérieur. Comme tout membre de l’ordre, une délégation spéciale lui confère le droit et le devoir de juger tout litige qui surviendrait sur le domaine circonscrit d’Altdorf. Le Père Gilbert avait bien parlé. Pourquoi Heckel n’y avait pas pensé plus tôt ? Il fouilla précipitamment son veston à la recherche de l’édit qui le sauverait. — Sans preuve grand père, ce ne sont que des mots, s’empressa de conclure le chef des acrobates. Hatice s’avança vers l’homme de foi, murmura à son oreille, puis lui remit quelque chose en main propre. Il secoua la tête. Des sillons se creusèrent sur son front, son expression se durcit. Il brandit haut la missive, pour que tous soient en mesure de constater que le seau du Sénéchal Strauss y figurait. La foule abasourdie décoléra de nouveau. Si tous se perdaient en conjectures sur la raison de la présence du cercle intérieur ici, personne n’osait encourir le courroux du Sénéchal. Les villageois se dispersèrent, s’éloignant le plus possible du Capitaine, comme s'il fut pestiféré. Franz épousseta ce qui restait de sa cape et proféra des menaces aux acrobates. Leur chef souriait jaune. En messes basses, il donna l’ordre à ses sbires de démonter la scène. La voie étant libre, Heckel confia le voleur au Père Gilbert pour aller à la rencontre du chef. — Combien pour l’ours ? s’enquit-il. Ses mots se détachèrent lentement, difficilement. Le chef de la troupe l’ignorait volontairement. L’aversion qu’il ressentait en ce moment pour cet homme atteignait un dangereux paroxysme. — Capitaine, ce n’est plus la peine, laissons-le à cette crapule, implora la Haffling, consciente d’avoir causé suffisamment de torts. — Laissez, Lomie, je m’en occupe. Après s’être assuré qu’elle allait bien il répéta sa question, mais cette fois, il secoua la bourse qu’il avait gagnée au jeu quand le Sénéchal était venu le quérir. Le tintement des pièces d’or est une méthode imparable pour s’assurer que le sourd l’est toujours. En l’espèce, le meneur avait miraculeusement retrouvé l’ouïe. — Il n’est pas à vendre, maugréa-t-il. Ses yeux attachés à la bourse disaient tout le contraire. Heckel la lui lança intégralement. — Et maintenant ? Le meneur y plongea un œil suspicieux. Des dizaines de pièces d’or n’attendaient que de lui appartenir Dans sa tête, les comptes s’effectuèrent à toute vitesse. Habitué des escroqueries, il dissimula son avidité derrière un masque d’indifférence au cas où l’acheteur, alerté par la gouaille, déciderait de faire machine arrière. Il claqua des doigts et ses sbires enfermèrent l’ours dans la cage qu’ils déposèrent au pied de l’estrade. — Qu’on ne vous voit plus manigancer par ici. Ou je vous garantis que votre prochain spectacle sera joué dans l’humidité d’un cachot, ajouta Heckel. Le chef sourit discrètement. — Je vous garantis que vous n’entendrez plus jamais parler de nous. Chacun des camps s’éloigna. Heckel se sentait déjà si fatigué, alors qu’il n’en était qu’au début du voyage. De violents maux de tête l’assaillaient. — Où sont passés le Père Gilbert et notre « ami » voleur ? demanda-t-il en se malaxant les tempes. — Ils sont peut-être partis chercher d’autres bières, dit Hanz en regardant tout autour d’eux. — Cela ressemble à un rêve éveillé, mon cher. — Je sais. J’essayais simplement de détendre l’atm… Vous savez Capitaine, je me suis fait du mourrons tout à l’heure. Ces villageois peuvent être très violents, on ne sait jamais de quoi ils sont capables. — Certains sont proches du retour à l'état sauvage. Et ces prétendus acrobates... Vous avez vu ce qu’ils ont fait à votre frère ? J’espère qu’il va bien. — Ne vous en faîtes pas, il est retourné au charriot, Hatice panse ses blessures. Ils s’assirent sur le seul banc qui n’avait pas été renversé. — Capitaine, si les choses avaient mal tourné, nous étions prêt à… — Je sais Hanz. Le Seau du Sénéchal pouvait régler des conflits et ouvrir des portes normalement closes. L’aubergiste du village ne se serait pas résolu à les accueillir autrement. Il n’y avait d’ailleurs pas grand monde à cette heure. Un ivrogne roupillait, le nez dans son assiette. Toute la soirée, il s’était trouvé dans une autre réalité, loin des festivités, la conscience dissoute dans la gnole. Personne n’avait jugé utile de le déplacer, ni le tenancier, ni la ménagère. Son immobilité rassurante s’intégrait parfaitement au décor poisseux. Quelques ronflements – ou plutôt grognements, indiquaient qu’il était toujours en vie. On commanda à boire, à manger et une grande bougie d’éclairage. On s’inquiéta des brûlures de Franz, que ce dernier minimisait. Enfin, on s’autorisa quelques rires lorsque le moment fut venu de se repasser la scène lorsque Lomie fit irruption sur l'estrade. Elle jura de ne plus jamais recommencer quelque chose d’aussi stupide et s’engagea à rembourser au Capitaine la somme qu’il avait versée, jusqu’au dernier écu. Cette somme lui était en réalité inconnue. Heckel n’avait pas l’intention de lui rappeler. Moins parce qu’il partageait ses convictions quant au fait que toutes les souffrances du vivant sont à mettre sur un pied d’égalité, que parce que son esprit vagabondait. Il pressentait que quelque chose d’autre les attendait, quelque chose de bien plus grand que tout ce qu’il aurait pu gagner au jeu. — Alors vous l’avez relâché, mon père ? demanda Friedrich en croquant dans une miche de pain plus grosse que son crâne. — Oui, je pense qu’il a compris la leçon. Franz renifla. — Espérons, maugréa-t-il. Et l’ours ? Le silence et les visages médusés se suffisaient. — Nous verrons cela demain, enchaîna Heckel, dont les migraines revenaient à la charge. D’ici là, nous avons tous mérité une bonne nuit de sommeil. Quelques discussions bon enfant furent échangées parmi les convives restants. Plus l’heure avançait, plus la table se vidait de ses occupants, jusqu’à ne laisser qu’une petite flamme vacillante au-dessus d’une coulée de cire. *** On tambourina à la porte de la chambre. — Capitaine, réveillez-vous ! Heckel avait mal dormi. Les lattes du lit s’étaient enfoncée dans son dos et, toute la nuit, il s’était bagarré avec l’édredon déplumé. On frappa encore. N’allait-on donc jamais le laisser en paix ? — Capitaine, réveillez-vous ! Ils ont volé le chariot ! Dans ces moments, encore engourdi, l’esprit comprend sans comprendre. Heckel fit l’effort suprême de se lever et ouvrit la porte. Ses yeux rouges et gonflés témoignaient de la nuit cauchemardesque qu’il avait passée. Des restes de plume s’étaient emmêlés dans ses cheveux. A l’inverse, Franz semblait fébrile. Il avait d’ores et déjà revêtu son armure légère, prêt au combat. — Qui ça « ils » ? Le Capitaine connaissait la réponse espérant se tromper. — Les cracheurs de feu. Heckel ne réagit pas de suite. Il s’autorisa cinq secondes de répit avant de se mettre en branle. — Réunis les autres, ordonna-t-il militairement. Une minute plus tard, toute la troupe était assemblée devant l’auberge. Heckel les passa en revue. — Nous avons commis une grave imprudence hier, tança-t-il. Nous avons laissé le charriot sans surveillance. Durant la nuit, il a été volé à proximité de l'écurie, probablement avec la complicité de certains villageois. — Je vais leur dire deux mots à ces gardiens d'écurie ! tempêta Friedrich. — C'est déjà fait. Il y a fort à parier qu'ils ont agi sous la menace. C'était presque impossible de leur arracher le moindre mot. Les cracheurs de feu leur ont flanqué une sacrée frousse. Ils se sont emparés du chariot et de tout ce qu'il y avait dedans : armes, munitions, vivres. Hanz se montrait dubitatif. — Avons-nous la preuve qu'il s'agit des cracheurs de feu ? Franz appela dans le vide. Dans les premiers moments, il ne se produisit rien. Puis, après quelques secondes, un garçon se traîna hors de l’ombre d’une porte cochère. Tous n’eurent aucun mal à reconnaître le voleur de la veille. — Comment ?! s’emporta Heckel. Ne t’avais-je pas sommé de quitter les lieux après ton larcin ? Si c'est la mort que tu cherches, tu vas la trouver. — Capitaine, tempéra Franz, c’est lui qui est venu me prévenir ce matin. Le jeune homme confirma. Heckel vint presque coller son front au sien. — Donne-moi une seule raison de penser que ce que tu dis n’est pas un piège. — Vous m’avez sauvé la vie, quand tous les autres me voulaient mort. — Ce n’est pas suffisant ! — C’est pourtant la vérité ! Je vous le jure ! Quand vous m’avez banni du village, j’ai erré et me suis assoupi près d’une souche d’arbre. Lorsque je me suis réveillé, j’ai entendu les cracheurs de feu qui passaient sur le sentier. J’ai entendu leurs conversations : ils projetaient de vous voler. Je sais par où ils sont allés. — Et n’écoutant que ton devoir, tu es venu nous prévenir, n’est-ce pas ? ironisa Heckel. — Je n’ai jamais connu mon père et la fièvre a emporté ma mère, il y a trois ans de cela. De tous mes frères et sœurs, je suis le seul encore en vie. Les cracheurs de feu étaient ma seule famille, déplora le jeune garçon. Ils ont promis de me nourrir et m’accueillir si je « travaillais » pour eux. — Ton histoire est touchante, mais tu n’es pas le seul, objecta Franz. S’ils sont ta famille, dis au Capitaine pourquoi tu t’apprêtes à les trahir. — Ce sont eux qui m’ont trahi en faisant semblant de ne pas me connaître. J’ai compris à ce moment que je ne comptais ni pour eux, ni pour personne. Seulement sur moi. — En comprenant cela tu as fait un pas de géant, approuva le Père Gilbert. Cet argument avait fait mouche pour Heckel aussi. Il n’y avait plus une minute à perdre. — Très bien, dit-il, tu viens avec nous. Mais j’aime autant te prévenir : au moindre geste suspect, tu iras rejoindre tes parents, c’est clair ? — Parfaitement clair, Capitaine. Une question redondante restait à régler. — Que fait-on de l’ours ? se risqua Lomie. L’animal avait passé la nuit dans la même chambre qu’elle et Hatice. Il était resté à l’étage. — Nous l’emmènerons avec nous et vous vous en chargerez, Lomie. D’une certaine manière, il fait lui aussi partie du voyage.
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    L'action commence et aura de nombreuses conséquences ! Chapitre 5 : Les cracheurs de feu A l’embouchure d’un sentier, entre chien et loup, la compagnie s’arrêta pour déchiffrer l’écriteau. Le bois fraîchement gravé indiquait le village de Maktoberdorf. La compagnie accueillit ce nom avec soulagement. Pour quelques écus, ils trouveraient potentiellement un gite et un couvert acceptable, à défaut d’être gastronomique. Plus avant, l’artère du hameau se révéla. Elle était traversée par une douzaine de perpendiculaires au tracé approximativement rectiligne que des braseros en fer délimitaient. Ils étaient assoupis à l’image du lieu. D’ordinaire, auraient retenti les coups de hache répétés du bucheron, le roulement des bobines du métier à tisser, le cliquetis des aiguilles ; et que dire de la soufflerie infernale de la forge ou des rires des enfants sous la surveillance distraite de parents afférés au travail. En ce début de soirée, il n’y avait rien de tout cela, qu’un silence déshumanisé. — Cet endroit n’est plus le même que dans mes souvenirs, soupira Franz. Hanz lui étreigni l’épaule : — Allons mon frère, n’as-tu pas hâte de partager le souper avec les spectres de ce village fantôme ? Le père Gilbert gouta peu à la plaisanterie. Ses yeux étaient âpres, son air sombre . Dans la pénombre Heckel jura l’avoir vu serrer le manche de son marteau. — Vous l’entendez ? demanda Lomie aux aguets. Un faible crépitement provenait de derrière les arbres à la sortie du village. Quelques instants plus tard, une puissante détonation jaillit, se faisant l’écho d’une grande clameur. L’attelage du binard hennit, ajoutant à l'effroi. A contrecourant, Hatice, riait aux éclats : — Il suffit d'une fête paroissiale pour vous faire perdre vos moyens. Le crépitement reprit. Il s’ensuivit un sifflement suraigu qui aboutit à une explosion. Les nuées étincelantes illuminèrent le ciel et retombèrent paresseusement, telles les branches du saule pleureur. Des percussions et des grelots se mirent à battre la mesure. Hatice réprima d'autres éclats de rire. A l’orée du bois, sous un chapiteau aux banderoles éclatantes, une foule de villageois arrosée de liqueur se trémoussait. Les moins effrénés tapaient du pied au rythme des tambourins; débouchaient des bouteilles dont ils ne discernaient même plus la saveur et jetaient les cadavres à moitié plein sur le sol. On se vouait aux divinités tutélaires, s’attribuant leurs mérites si la récolte fut bonne, les maudissant dans le cas contraire. Tandis qu’on s’empiffrait de jarrets braisés, les soucis s’allégeaient, la vie s’adoucissait, le voisin devenait ami, au moins jusqu’au lendemain. Les jeunes générations se défiaient du regard, attendant le moment propice pour s'engager dans cette danse aux airs de parade amoureuse. Il pleuvait des confettis en pagaille. Des villageois pieds nus revêtaient des masques lupins. Hommes et femmes dansaient à en avoir le tournis. Légèrement excentrés, une troupe d’acrobates aux costumes d’arlequin était ovationnée. Ils réalisaient des pirouettes spectaculaires, dont la chute était chaque fois imprévisible. Ils jouaient avec les inclinaisons de leur corps déstructuré comme si leurs articulations étaient sans limite. Ces contorsions presque surnaturelles provoquaient presque toujours deux émotions antagonistes : de l’admiration pour la prouesse technique ou du dégoût car les membres n’étaient pas faits pour être retournés de la sorte. C'était du moins l'avis de Lomie. D’autres acrobates sublimaient les danseurs par des effets pyrotechniques grandioses. Ils remplissaient leur gosier de liqueur, plaçaient une torche à juste distance de leur visage et crachaient un liquide incandescent. La puissance des flammes ravissait la foule, les applaudissements abondaient. Les enfants eux aussi contribuaient de leur manière à cette cacophonie festive. Ils couraient et criaient tout autour de l’estrade, où était enchaînée une grosse boule de poils sombre et amorphe. Leur jeu favori consistait à approcher une main – qu’ils imaginaient téméraires, le plus proche possible de la gueule de l’animal, pour la retirer au dernier moment. Ainsi pouvaient-ils se féliciter de leur bravoure. Soudain, un saltimbanque aux yeux cernés de noir et à la barbe aussi flamboyante que celles qu’il crachait, estima que l’animal était trop passif. Par Sigmar ! Le public attendait du spectacle, de l’intensité, des frémissements ! En l’aiguillonnant, peut-être qu’il retrouverait de sa férocité. Il le piqua avec la pointe d’une hanse. Aussitôt, la bête se dressa sur ses deux pattes arrière et gémit sur son maître qui la malmenait. Le résultat n’était pas à la hauteur des espérances du dresseur. Même en réitérant l'opération, il n’obtint de l’animal recroquevillé que des geignements pathétiques, aux antipodes du grondement rauque et profond auquel il aspirait. Impossible de terrifier la foule dès lors ! Après un troisième asticotage, la bête se leva au ralenti n’ayant d’autre choix que d’effectuer un tour de piste qu’elle connaissait par coeur. Il s’agissait de grimper sur de petits escarbots disposés sur scène, spécialement pour l’occasion, de se dresser sur ses pattes arrière en effectuant un tour sur soi-même. Dès le premier escarbot, l’ourson vacilla et au second, il perdit complètement l’équilibre conspué par les spectateurs. Humilié et fou de rage, comme si cet échec lui était personnellement imputable, le dresseur s’empara de la hanse. C’en était assez pour Lomie. Elle ignorait ce qui la répugnait le plus : la cruauté du dresseur ou l’inaction de ses compagnons ? Tous avaient assisté à la scène relativement indifférents, du moins pas assez scandalisés pour se détourner du cabanon qui servait les pintes. Il n’y avait que Franz qui bouillonnait à ses côtés. — Bon sang, on ne peut pas les laisser faire ça s’écria-t-elle. Nous devons le libérer ! — Tu as remarqué qu’il ne s’agit pas d’un chien, mais bien d’un ours ! — Pire. D’un ourson, précisa Lomie, comme si cela agravait encore la situation. — Si nous le relâchons, il mourra dans la nature. Il ne sait pas se nourrir sans la main de l’homme. — C’est pourquoi nous devons l’emmener avec nous. Franz leva les yeux au ciel. — Pour le moment, c’est un ourson, concéda Franz. Mais il va grandir ! Et comment ferons-nous alors ? Ni toi ni moi ne sommes des dresseurs. — Nous ferons toujours mieux que ses tortionnaires actuels. Lomie avait réponse à tout. Franz comprenait qu’il ne pourrait l’infléchir. Il se massa le crâne, perplexe. — Que dirons-nous au Capitaine ? Son interlocutrice s’était volatilisée sans attendre la fin des débats. Elle se faufila entre les villageois, aussi vite que ses courtes jambes le lui permirent et sauta sur l’estrade en contournant l’animal plus terrifié que jamais. De solides chaînes cadenassées à un collier le retenaient. Les spectateurs ne se doutaient de rien. Pire ! Les frivoles s’imaginèrent qu’un rebondissement de la sorte faisait partie intégrante du spectacle joué. Les acclamations redoublèrent d’intensité tandis que Lomie tirait de toutes ses maigres forces sur la chaîne. Un acrobate hébété en référa à son mentor : — Chef, une enfant est montée sur la scène, le public l’encourage à libérer notre ours. — Ce n’est pas une enfant, mais une Haffling ! rétorqua le chef en question. Elle va tout faire rater, vire là d’ici et que ça saute ! — D’accord chef. Voyant que ses efforts n'aboutissaient pas, Lomie prit un tabouret de spectacle et cogna de désespoir sur la chaîne. Le vacarme était tel que les musiciens stupéfaits interrompirent leur partition. Le chef aboya ses ordres les exhortant à reprendre, comme si de rien était. Depuis la fosse, Franz avertit sa partenaire du danger qui fondait sur elle. Lomie esquiva son poursuivant, se faufilant sous le pont que formaient ses jambes. Elle traversa d’une traite le parcours d’obstacle réservé à l’ours. Excité par toute cette agitation, l’animal s’anima d’un sursaut de vie. Toutes griffes dehors, il se jeta sur les mollets de l’homme qui passait à sa portée. Un second vint aider son compère et envoya rouler l’ours d’un coup de pied. Un peu de sang tâchait ses collants. Il porta la main au niveau de la plaie et lorsqu’il se releva, un rictus de haine tordait son sourire. L'intruse ne perdait rien pour attendre. Elle se déroba une fois encore aux assauts des hommes. Quand l’un fondait sur elle, elle feintait et prenait le contrepied. Ce petit jeu dura un moment, mais elle mais ne vit pas celui qui s’était glissé dans son dos. Le chef en avait profité pour se dissimuler derrière la scène. Au moment adéquat, il bondit tel un prédateur hors de sa cachette et immobilisa la jeune femme. —Tu vas quitter ma scène tout de suite, persiffla-t-il en la soulevant de terre. Le blessé impatient de rendre ce qui lui avait été donné se munit de la hanse. Rictus au coin des lèvres, il s’apprêtait à asticoter la captive comme il l’eut fait de l’ours. Le chef de la troupe s’interposa. Indécis, il se tourna vers la foule rendue versatile. Ceux-là même qui avaient acclamé, proféraient dorénavant des jurons. Point d’humanité dans ces protestations, on huait seulement à une fin de spectacle précipitée. Loin d’être rassasiés, les spectateurs ne souhaitaient pas qu’une animation aussi rythmée, aussi gaie, aussi imprévisible ne cesse ! Ils en quémandaient et en quémanderaient toujours plus. La souffrance d’un être n’était rien pourvu qu’elle satisfasse au bon divertissement. Interrompre le spectacle maintenant revenait à s’attirer les foudres des villageois. Le chef savait cela pertinemment. Il n’avait aucun intérêt à ce que l’attention collective se relâche. Surtout pas. Alors, il improvisa la suite du numéro. — Qu’on m’amène des chaînes, déclara-t-il en conférant à ses paroles une théâtralité excessive. Existe-t-il plus ondoyant qu’une foule ? Ses désirs assouvis, elle change aussi brusquement de visage et de sonorité. Les huées se muèrent en hourras. Lomie était tétanisée. L’assentiment général l’avait enchaînée, sans qu’aucune voix ne s’élève pour dénoncer ce traitement. Elle était réduite à l’état d’un animal soumis à l’avidité du public. La horde électrisée par les promesses de cruauté, s’était densifiée. Franz avait été entraîné malgré lui par le mouvement de foule et avait été relégué au second rang. Encerclé ou plutôt pressé entre deux grands balourds qui empestaient la sueur, il suffoquait. A la buvette, les aventuriers étaient à mille lieux d’imaginer ce qui se tramait. Les villageois trop reculés pour espérer profiter de la représentation, s’étaient rués sur le cabanon à bières. La file d’attente plus ou moins disciplinée s’était déconstruite en un claquement de doigts ; c’était tout juste si on ne s’escaladait pour être servi le premier. Soudain, un malappris à grand soif écrasa les pieds du père Gilbert. L’homme saint passa outre, mais Hanz n’était pas du même avis. Deux choses potentiellement cumulatives lui étaient insupportables : l’attente et le manque de respect. Il apostropha le rustre en termes peu élogieux. Rapidement, on haussa le ton et alors que les deux hommes allaient en venir aux mains, Heckel distingua dans sa diagonale une figure furtive qui serpentait à travers la foule. Quelqu'un encapuchonné, sans doute un homme au vue de sa corpulence, allait et venait au milieu des villageois, indifférent au chaos général ; l’alcool n’avait pas l’air de l’intéresser non plus. Heckel voulait en avoir le cœur net. Il abandonna ses compagnons et partit en filature. Profitant de la promiscuité et de la confusion, le mode opéatoire de l'olibrius se révéla dans toute sa simplicité. Il bousculait légèrement sa cible, lui tapotait l’épaule d’une main en s’excusant, pendant que l’autre se servait dans sa poche. La victime n’y voyait que du feu et le voleur n’avait plus qu’à réitérer le procédé. Heckel ne lui laissa pas l’opportunité d’un autre larcin. Quand le malfaiteur glissa la main dans une énième poche insouciante, le Capitaine fut prompt à la lui tordre. Il poussa un cri de surprise mêlé de douleur. La victime se retourna, abasourdie. Ne comprenant rien à ce qui venait de se produire, elle était à un cheveu de morigéner son sauveur. Heckel resserra la clé de bras et le voleur libéra une cascade de pièces qui ne lui appartenaient pas. Le chef des acrobates vérifia la solidité du collier qui maintenait Lomie en impossibiltié de s'échapper. Sa chaîne était reliée au poteau central qui délimitait la scène. Des ordres furent donnés. Les cracheurs de feu rechargèrent leur flacon de liquide inflammable et formèrent un cercle autour de la captive. Un sourire mauvais se dessinait sur leur visage. La jeune femme en sanglots appela au secours. Le public exultait d’une joie immonde, attisé par la troupe qui se pliait à toutes ses bassesses. L’attente était à son comble, chacun savait ce qu’il avait à faire, un nouvel acte pouvait commencer. C’est à cet instant que Franz surgit. Il dégaina sa rapière et, d’un coup de pied expulsa hors de scène le tortionnaire qui lui faisait face. Un autre n’eut pas le temps de réagir et se retrouva fouetté par la lame. Un cracheur de feu se gorgea de liquide et souffla des flammes vers Franz qui s’agenouilla au dernier moment. La déflagration embrasa sa cape. Il se roula au sol pour empêcher le feu de se propager. De tout son élan, Lomie se jeta sur le vilain au moment où il rechargeait son gosier. D’autres sbires voulurent prêter main forte au comparse, mais leur chef les retint d’un geste. Il avait jaugé le public. Les villageois n’en croyaient pas leurs yeux. Ils se tenaient fascinés devant ce spectacle qui se réinventait sans cesse et devait continuer à tout prix. Une odeur de cuir brûlé se répandait autour de la scène. Franz l’avait échappé belle. Si dans un premier temps, il avait seulement souhaité mettre la troupe hors d’état de de nuire, ses intentions avaient changé. Tous les muscles de son visage s’étaient contractés. Une veine palpitait sur son front luisant. Il dévisageait à présent son adversaire tel un fauve, prêt à le déchiqueter de part en part. Dans le doute, ce dernier saisit la hanse et porta l’estocade en premier. Franz avait anticipé et para sans difficulté. Une passe d’arme s’engagea. L’acrobate ne manquait pas d’agilité, mais ses talents d’escrimeur souffraient de la comparaison. Légèrement fléchi, le guerrier était solide sur ses appuis. Quand le bateleur s’épuisait en mouvements extravagants, Franz se plaçait à distance en esquivant avec aisance. Une attaque plus ambitieuse que les autres vit l’acrobate porter l’allonge, imprécis. Franz contre attaqua dans la foulée. Il brisa la hanse avec son pied et tandis qu’il s’apprêtait à porter le coup fatal, son adversaire détala. Les autres nervis sentant que la situation leur échappait s’armèrent de poignards. Leur chef n’avait pas prévu une telle fin. Les spectateurs ovationnaient maintenant le trouble-fête. Il n’était plus possible de prolonger le spectacle ou cela finirait en bain de sang. L’essentiel était fait ! Suffisamment de temps avait été accordé au complice. Où était-il d’ailleurs ? Le chef balaya la foule du regard, sans parvenir à le repérer. Il en fut soulagé .C’était bon signe. Il ne restait plus qu'à conclure et prendre la poudre d'escampette. — Abaissez le rideau et tuez-le en coulisses, murmura-t-il à son bras droit. Sur ces mots, un coup de feu retentit dans la foule. Un cercle de préservation se forma autour du tireur. De la fumée s’élevait de son canon, tendu. Il maintenait un individu craintif par le col. — La fête est finie, annonça Heckel. Franz et Lomie reconnurent le Capitaine avec soulagement. Le chef des acrobates reconnut avec horreur son complice, sous la menace d'une arme.
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