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Warhammer Forum

Armées du 9e Âge : livre complet Nains infernaux


Ghiznuk

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p. 8

Arrivée

 

Extrait du journal de l'ambassadeur Bao Feng-tseu


6e jour de fébruar


Vanekhash entreprit de m'impressionner bien avant que je ne parvinsse en vue de ses murailles. Le mastodonte d'acier qui tirait une douzaine de voitures le long de la route de l'Acier était clairement construit pour inspirer le respect… ou la crainte. La mécanique infernale que je contemplai en ce jour où je partis pour Vanekhash était haute de plus de deux fois la taille d'un homme, et était bien plus longue et plus massive encore. Toutefois, jamais une simple description de ses dimensions ne pourrait rendre justice à un tel engin. Il portait des armes de siège qui n'auraient pas détonné sur un navire de guerre. Une fumée sombre, qui sentait la magie et le souffre, s'élevait entre les plaques d'acier noirci richement décorées. Il en irradiait une chaleur qui se fit de plus en plus forte à mesure qu'il se rapprochait de la « gare » où je l'attendais.


Par contraste, les voitures elles-mêmes étaient d'une rare opulence. Mon compagnon, Tsiang Jou, fut surpris de découvrir qu'il pouvait sans peine s'y tenir debout, malgré le fait qu'il se trouve lui-même être un grand kilin ailé. Une des voitures contenait un orchestre au grand complet, qui jouait de grands hymnes destinés à noyer le rugissement de la machine. Je fus informé de ce que sa présence faisait partie intégrante des opérations habituelles, et qu'il ne s'agissait pas là d'un luxe déployé exprès dans le but d'impressionner l'ambassadeur que je suis.La musique en était habilement interprétée, mais un peu trop dure à mon goût ; je blâme en cela le trop grand nombre de surfaces et de cordes métalliques.


Ces mélodies s'interrompirent sitôt que nous émergeâmes des tunnels de la première étape, éblouis par la lumière du jour. Loin en-dessous de nous, les eaux d'une rivière scintillaient. D'un côté de ce pont vertigineux entre deux montagnes, se dressait une tour de guet, qui faisait face à une tour en touts points identique, de l'autre côté du chasme. C'est alors que retentit un hurlement tel que jamais n'en ont produit les poumons de la moindre créature vivante. Sommées par cette alarme stridente, les machines s'arrêtèrent. Autour de nous résonnaient des cris, que je ne compris que trop bien : nous étions attaqués ! Tous les nains de ma voiture partirent se joindre au combat. Chacun se mouvait avec une précision toute militaire.


Toujours prompt à l'action, Jou s'élança immédiatement, ouvrant le côté du train tout en me hissant sur son dos d'un même mouvement. Nous nous élevâmes loin dans le ciel, alors même que des dizaines de guerriers nains vêtus d'acier affluaient en grand nombre de l'arrière du train. La machine elle-même ébranla les voitures, gronda, et franchit le pont à toute allure, chargeant à la tête de sa garde rapprochée. Je vis à présent à l'œuvre la pleine puissance de son armement : une sorte d'entonnoir torsadé se mit à vomir un flot de flammes brûlantes qui inondèrent la tour de garde opposée d'une huile surchauffée qui s'accrochait et incendiait tout ce avec quoi elle entrait en contact.


De ce brasier, bondit un féroce khan ogre, armé d'un couperet de la taille d'un homme. Il fonça tête baissée, suivi de son escorte composée d'une douzaine d'ogres. Ils se retrouvèrent submergés d'une déferlante incandescente qui leur noircit la peau, y faisant éclater de nombreuses ampoules. Cela ne ralentit en rien leur avance, sauf pour les quelques malchanceux qui chancelèrent et tombèrent dans le vide.


Une grêle de ferraille s'abattit sur les gardes de la locomotive, rebondissant sans heurts sur leur armure. Elle fut suivie de balles qui ne frappèrent leurs cibles qu'avec à peine plus de succès. Les ogres tenaient la tour de guet à l'extrémité du pont. De cette position, ils faisaient pleuvoir les projectiles sur le train et sur les défenseurs de la tour opposée. Ces derniers ripostèrent posément, tirant et rechargeant de derrière les créneaux, ces derniers étant conçus de sorte à ce que chaque côté du pont ait une ligne de tir sur l'autre.


Les armes des ogres avaient beau mordre dans l'acier de la Mécanique infernale, le colosse noir restait impassible. Seul le khan, avec sa puissance surhumaine, parvient quelque peu à fendre la carapace d'acier. Un autre de ses acolytes tomba sous les roues, broyé par les mouvements d'avant en arrière de la machine. Le commandant ogre grogna, mais continua à haranguer les siens et à abattre son arme de part et d'autre, comme pris de fièvre. Ce faisant il hurlait, à l'attention de ses ennemis : « Vous paierez le péage, comme tous les autres ! »


Et du tunnel derrière nous surgit une immense silhouette. Elle se hissa sur l'engin et, d'un bond, plongea dans la cohue, ses longs cheveux ondulant dans la brise. À travers la fumée qui se dispersait peu à peu, on discernait les protagonistes. La géante dominait le khan autant que lui-même dominait les nains. Couverte d'une épaisse armure, elle arborait l'uniforme de la Garde d'acier de Zalaman. D'un revers de la main, elle jeta nonchalamment l'un des ogres dans le précipice, avant de fondre sur le khan lui-même. Ce faisant, elle poussa un terrible cri de guerre, dont le contenu peut se traduire approximativement par « Pas de resquilleurs ! Les billets doivent être présentés sur simple demande ! » Une requête difficile à ignorer, lorsqu'elle émane d'une telle autorité.


Avec un grognement de rage, le khan se détourna de la mécanique impassible pour se tourner vers la géante. La lame mordit l'acier de ses jambières et, contre toute attente, le traversa. Le sang jaillit en une gerbe de fines gouttelettes rouges qui éclaboussèrent le visage de l'ogre. De douleur, son adversaire tomba un genou à terre, manquant de choir. Les guerriers ogres derrière leur chef gloussèrent, et redoublèrent de vigueur. Mais alors, la géante se fendit brusquement. D'un revers féroce, elle envoya le khan valdinguer contre les créneaux. Il les défonça de sa masse, et glissa le long de la falaise, pour aller s'écraser sur les rocs, loin en contrebas. Il se fit un silence de mort.


Les ogres qui tenaient encore tête à la mécanique prirent la fuite, poursuivis par la géante claudicante. Ils parvinrent néanmoins à se réfugier tant bien que mal dans les rochers derrière la tour. L'assaut avait été refoulé. Les ogres se retirèrent à grande vitesse, retournant à leurs montagnes. Les nains reprirent la tour de guet, où ils découvrirent sans doute les cadavres de la garnison précédente.


La géante qui avait renversé le cours de la bataille fut soignée avec tendresse, traitée comme une héroïne, une compagne d'armes. J'avais cru les nains infernaux incapables d'une telle compassion. Je sais à présent qu'il ne s'agissait que de préjugés. La géante était l'une des leurs. En l'examinant de plus près, je remarquai, sur la nuque de l'énorme femme, une marque rouge en forme de flamme stylisée – le même symbole que j'avais vu marqué sur plusieurs nains à bord du train. J'appris plus tard que ce « baiser de la Fournaise » est appliqué à tous les Infernaux libres lorsqu'ils atteignent l'âge adulte. C'est cette marque qui les distingue en tant que citoyens à part entière.


Si aucune nation ne peut survivre sans connaître l'art de la guerre, ce qui m'a véritablement impressionné est la vue que je contemplai lorsque nous sortîmes d'un autre long passage souterrain. Les ziggourats de Vanekhash se dressaient au-dessus de nous, massives, tandis que la locomotive remontait les flancs de la montagne. Les feux à leur sommet luisaient comme un deuxième soleil au milieu du nuage de fumée qui, comme une deuxième nuit, s'accrochait aux rues en contrebas.


J'aperçus de nombreux bâtiments fort imposants, dont la magnifique gare qui était notre destination finale, aussi grande qu'un palais. Mais plus loin, mon regard s'attarda sur une vaste étendue de masures de petite taille qui, des berges du fleuve Mibkar, s'étendaient au loin sur la plaine. Même à une telle distance, je pouvais facilement discerner la densité et la crasse de ces structures chétives. Il est vrai que chez nous aussi, au Tsouan-Tan, on trouve dans certaines villes des quartiers de miséreux, mais les nôtres sont loin d'avoir l'air aussi sordides.


Une fois arrivés sur les quais de la gare, je fis la rencontre de Zhabi, personnage courtois que j'ai rapidement identifié comme étant mon homologue, bien qu'il se soit simplement présenté comme étant « mon guide » dans la citadelle. Il lui manque un morceau de nez. Mon regard dut s'attarder sur ce défaut, car il m'expliqua, désinvolte :


« Oh, ça. Un souvenir de mon service militaire. C'est peu esthétique, mais vous devriez voir ce que j'ai fait du visage de l'orque qui m'a porté ce coup. »


Zhabi m'a rapidement amené à un endroit d'où je pourrais avoir une meilleure vue de la route de l'Acier, et m'a fait visiter les enclos où sont parqués leurs engins.


« J'ai entendu dire que l'avant-poste de votre côté se trouve sous la terre ? Ce n'est pas l'idéal pour apprécier pleinement la route de l'Acier dans toute sa splendeur. Ce ne sont pas nos engins qui font d'elle un joyau technique, mais c'est la voie elle-même. La précision, la parfaite interconnexion des commutateurs et des aiguillages, merveilles d'ingénierie, voilà où réside son véritable génie. S'il n'y avait qu'un seul train sur la route, ce serait simple ; mais ils sont nombreux, et ils voyagent dans les deux sens. Et tout cela est bien rangé, ordonné… La forme ultime de locomotion. »


J'en convins poliment. Nous poursuivîmes notre promenade. Je vis des soldats faire l'exercice ; je croisai un géant portant une armure plus raffinée que celle de la Garde impériale de Long-tsing ; je vis l'hôtel des monnaies frapper des montagnes de pièces d'or et d'argent. Je vis aussi les jardins suspendus, que je trouvai étonnamment petits. Il s'agit d'une simple terrasse en gradins sur laquelle s'affaire une multitude d'ouvriers de toutes sortes d'espèces, occupés à prendre soin de cultures que je ne pus m'empêcher de comparer défavorablement aux nôtres. Si la structure en elle-même est frappante, sa fertilité, en revanche, est loin de l'être. Quoi qu'il en soit, elle reste une efficace démonstration de force.


J'ai tenté d'en savoir plus sur les chantiers navals, sachant que Vanekhash est située là où le fleuve rencontre la route de l'Acier. Mon guide courtois m'a emmené sur un élégant boulevard, le long duquel était amarré un imposant mastodonte blindé. Il s'agissait clairement d'une manière de détourner mon attention, car je ne vis nulle part les rustres marchands et esclavagistes qui, je le sais, viennent de tous les pays du monde y commercer. Ce ne fut pas la seule occasion où, alors que je tentais de mieux m'imprégner de la ville, je me vis poliment détourné de ses quartiers les moins présentables.


Après avoir rapidement passé en revue toutes ces visions éblouissantes, on m'amena aux appartements qui m'avaient été assignés par le Despote.


« Malheureusement, le despote Sakhem été appelé hors de nos murs pour des affaires urgentes, et ne sera pas de retour avant une semaine, m'informa Zhabi. Le début des négociations se fera sous ma tutelle ou sous celle d'un autre vizir. Cela vous donnera plus de temps pour vous acclimater. En attendant, profitez bien de votre suite diplomatique. Nous espérons que nos serviteurs répondront à toutes vos exigences. »


La suite s'est conformée au même étalon d'excès que tout le reste. Mes quartiers personnels étaient situés au sommet de la ziggourat, surveillés par une petite armée de soldats locaux ainsi que par ma propre garde d'honneur. La principale salle de réunion, cependant, était légèrement plus proche du centre, reliée aux autres ziggourats par des passerelles couvertes. On ne pourrait trouver meilleure allégorie de toute cette société et de la place que j'y occupe : je me tenais loin au-dessus de la masse des misérables que j'apercevais sous mes pieds, sans jamais avoir besoin de descendre dans les rues pour me mêler à eux.


De son côté, Zhabi n'avait rien à craindre : les serviteurs se montrèrent parfaitement courtois et respectueux. Ils savaient comment s'adresser correctement à moi, « maître Bao » sans que je n'eusse besoin de le leur rappeler. Quant au cuisinier… Ah, le cuisinier… Son art pourrait le voir recommandé pour la Cour impériale. Il me servit des plats irréprochables, qu'aucune autre ambassade n'avait jamais tenté de me proposer. Leurs saveurs, indubitablement composées avec une admirable maestria, me ramenèrent au pays. Même mon plat préféré s'y trouvait.


Après le dîner, j'ai siroté mon thé, perdu dans mes pensées. Zhabi avait été infailliblement courtois et poli : un hôte parfait. Il avait aussi clairement démontré qu'il en savait bien plus sur moi que moi sur lui ou que sur sa culture ; en diplomatie, cela équivalait à une menace voilée. Il me fallait me rattraper, de peur de déshonorer l'Empire.

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p.12

Arrivée, deuxième partie

 

11e jour d'ullose


Chère Maman,


C'est avec une certaine consternation que je vous écris. Ma promesse de vous écrire chaque semaine est en grave péril. Pendant les quelques semaines que j'ai passées à bord du navire corsaire, j'ai pu confier à dame Khezek mes lettres, me fiant à sa propre assurance qu'elles vous les ferait parvenir. Mais je me suis vue dépouillée de tous mes biens lorsque nous avons atteint l'embouchure du fleuve Mibkar avant de le remonter. J'ai dû cacher cette missive, au style lapidaire, dans une couture de ma robe. Je vous promets cependant que j'échapperai à mes ravisseurs, que je transcrirai mes lettres et que je vous les transmettrai. Une baronne ne renie jamais sa parole, quelles que soient les circonstances ; quand bien même elle se retrouve asservie à la suite de ce qu'elle pensait n'être qu'un voyage d'études.


La journée d'aujourd'hui a été fort mouvementée. Nous sommes amarrés dans le port de la citadelle de Vanekhash. C'est un endroit imposant ; je pourrais même le dire majestueux, si mon embarcation n'y était pas ancrée parmi d'autres navires esclavagistes. J'aurais aussi été plus favorablement disposée envers son peuple si l'inspecteur du port ne m'avait pas qualifiée de « marchandise de faible valeur ». Quand bien même j'ai été réduite au statut d'objet, je n'en reste pas moins une excellente affaire, puisque je suis dotée d'un corps, d'un esprit et d'une éducation de premier rang, grâce à vous et à Papa.


Je suis plutôt confiante concernant le sort qui m'est réservé. Dame Khezek est d'une famille riche, et elle me doit la vie. En effet, c'est grâce au peu d'arandad que je connais que j'ai pu expliquer au capitaine corsaire qu'elle est en fait une naine orientale qui, par hasard, se trouvait en Occident. Elle a déjà été rachetée par ses parents moyennant une forte rançon. Dans la mesure où je serai encore « sur le marché » d'ici demain soir, elle devrait être en mesure de racheter ma liberté pour une somme raisonnable.


Votre fille,


Olivia


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17e jour d'ullose

 

Chère Maman,

 

Une semaine a passé. Je reste invendue, et le capitaine commence à perdre patience.

 

Le sauvetage promis par dame Khezek n'a pas eu lieu, et les autres acheteurs d'esclaves n'ont aucun intérêt pour moi. Ceux qui sont à la recherche de fermiers, de porteurs ou de mineurs ne voient en moi qu'une femme inapte au travail manuel, un avis que je trouve insultant. Je suis issue d'une souche robuste, assez vigoureuse pour battre à la course la moitié des chevaliers de Fuhrberg. Pourtant, de telles affronts sont moins offensants que ces acheteurs à la recherche de serviteurs instruits qui considèrent le fort accent étranger avec lequel je parle leur langue comme un signe d'infériorité mentale. Cela ne fait que sept semaines que j'ai commencé à apprendre l'abzhaghab, et je le parle déjà couramment ! Il s'agit là d'un véritable tour de force linguistique, et aucun d'entre eux n'a l'intelligence de le réaliser.

 

Les terres infernales ont une soif insatiable d'esclaves. Ceux qui travaillent dans les mines forment l'épine dorsale de leur richesse, tandis que les esclaves domestiques fournissent d'innombrables services à leurs maîtres nains. J'ai entendu raconter que des nations entières auraient été traînées, enchaînées, dans les citadelles, en tant qu'exemple pour tous ceux qui refuseraient de leur faire allégeance lorsque celle-ci serait requise. Cependant que moi, Olivia von Fuhrberg, je ne leur serais d'aucune utilité ? Je suis indignée.

 

Je crains que le capitaine n'envisage de diminuer le prix de vente des quelques esclaves qui lui restent suffisamment bas que pour attirer l'attention du « Vautour ». Il se murmure entre les quais qu'il existe un mage cruel, adepte de la Voie sinistre, qui achèterait les esclaves que personne d'autre ne veut, au prix le plus dérisoire qui soit. Dans ce monde de chaînes et d'argent, susciter son intérêt est la plus sûre des condamnations à mort. Dans mes rêves, je le vois déjà tournoyer au-dessus de moi.


Il faut que je sois vendue. Je ne peux pas améliorer mon accent du jour au lendemain, mais j'ai réfléchi à un ultime stratagème. Hier, une cargaison d'orques captifs est arrivée. Ceux qui recherchent des manœuvres se les sont rapidement arrachés. Mais devinez lequel a connu le plus franc succès ? Une puissante brute qui a brisé ses chaînes, s'est précipitée sur un des acheteurs et a dû être ramenée au sol. La force est tout ce qu'ils visent chez un ouvrier. Et de la force, j'en ai. Sinon dans mes bras, mon esprit en a à revendre.


J'ai passé du temps à user mes chaînes. Maintenant qu'elles sont fragilisées, je pourrais les briser aisément et fuir dans la ville, mais je n'ai nulle part où aller. J'avoue que c'était mon plan initial, mais ma mère n'a élevé qu'un seul imbécile, et il n'est pas ici. J'ai apporté une simple modification à ce projet : je briserai mes chaînes demain, à la première vue d'un acheteur potentiel à la recherche d'un ouvrier. À partir de là, je n'aurai plus qu'à faire en sorte d'accéder à un poste plus prestigieux.

 

Votre dévouée fille,


Olivia

 

Postscriptum : après examen approfondi, il est apparu que mon plan était défectueux. La brute qui avait brisé ses chaînes n'avait pas été achetée pour servir en tant qu'ouvrier, mais comme esclave de combat. La force et la férocité sont demandées chez ceux qui transportent la poudre et fraient des chemins aux troupes, mais ces misérables mènent une vie imbibée de laudanum, d'où la pensée, l'espoir et les sensations sont exclus. Je n'ai aucun désir de mettre fin à ma vie dans un brouillard de drogue, même si un tel sort pourrait paraître attrayant au cousin Wilhelm !

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p. 14

Histoire

 

Six mornes années s’écoulèrent dans ce trou abominable. Six années sans soleil, avec rien d'autre que du pain rassis servi par des geôliers qui n'avaient d'autre bonheur que ma propre misère. Seul, jeté dans la fange, dans la privation, sans le moindre espoir, sans le moindre contact avec autrui. J'errais au bord de la folie. Mon esprit était plongé dans ses propres ténèbres profondes.


C'est la sixième année (du moins, d'après mes estimations) que j'entendis pour la première fois quelque chose gratter dans les murs. Au début, je crus que ce bruit n'était là rien d'autre que la confirmation de ma propre démence ; d'autant qu'il devenait de plus en plus difficile à ignorer. Enfin, alors que ce crissement se faisait décidément insupportable, j'aperçus bouger les pierres au bas du mur de ma cellule. Elles finirent par céder complètement ; à leur place, j'entrevis un petit tunnel, et un visage couvert de crasse.


« Par les dents de Lugar, cracha-t-il. Où suis-je ? »


Je me souvenais à peine comment former des mots. Je dus balbutier quelque chose à propos de ma cellule.


« Six mois passés à creuser, pour débarquer dans une autre cellule ? » Les yeux de l’être s’emplirent d'horreur, puis de lassitude. Il s'affaissa dans son tunnel, qui n'était guère plus grand que lui. « Je ne pourrai pas faire ça une deuxième fois, dit-il dans un soupir.


— Qui êtes-vous ? demandai-je.


— Juste un autre prisonnier. Appelez-moi Farak. Aram Farak, cela signifie « prêtre » dans ma langue.


— Vous êtes un saint homme. Que faites-vous donc ici ?


— C'est sans intérêt. Il y a quelque chose que je dois… raconter. Je ne pourrai pas tenir beaucoup plus longtemps. Quelqu'un doit savoir. » Il me jeta un regard, puis s'affaissa à nouveau. « Je dois tout vous expliquer. Vous en comprendrez alors l'importance.


— L'importance de quoi ?


— Du sceptre de Zalam », souffla-t-il.


Puis il partit, murmurant que c'était trop dangereux, que nous ne devrions nous parler que la nuit, lorsque les gardes seraient moins susceptibles de passer. Ainsi commença ma correspondance avec l'étrange nain. Je ne sais combien de nuits nous nous rencontrâmes. Parfois, c'était moi qui me rendais dans sa cellule, rampant à travers le tunnel, parfois c'était lui qui venait me rendre visite. Je remarquais bien qu'il s'affaiblissait de jour en jour ; mais il insistait pour poursuivre son récit.


« Aux premiers jours du monde, entama-t-il la première nuit, mes ancêtres marchaient avec les dieux, et bâtirent maintes villes splendides. Bientôt, nous entrâmes en contact avec d'autres de notre espèce, des nains qui avaient leurs propres terres, à l'ouest. Nos deux peuples avaient beaucoup en commun. L'un comme l'autre, nous tirions un grand orgueil de nos liens de fratrie, de nos prouesses sur le champ de bataille, de notre dévouement à la rigueur de la loi et au redressement des torts. Et, bien sûr, nous partagions le même amour éternel pour l'or et pour les richesses matérielles.


Nos peuples signèrent de grands traités, s'unissant en un unique Grand Empire nain qui s'étendait du Grand océan jusqu'à l'Océan austral. C'était l'Âge d'Or. Pourtant, nous ne formâmes jamais vraiment un seul et même peuple. Ceux de l'ouest aimaient leurs mines et abhorraient la magie, affirmant que les vrais nains doivent faire leur travail par eux-mêmes, sans « tricher ». Cette croyance dérive de leur obsession pour la notion de “liberté”. Mais en Orient, nous savons que le pouvoir revêt de nombreuses formes, en particulier le pouvoir que l'on détient sur autrui.


Pourtant, nous restâmes attachés à notre union, même lorsque les calamités arrivèrent. De nombreuses horreurs frappèrent les nains, à l'est comme à l'ouest, et l'Âge d'Or prit fin. La première d'entre elles était la Mort. Des terreurs non vivantes nous arrivèrent du sud ; c'est face à leur assaut que Zalam se dressa.


On dit qu'elle n'était encore qu'une enfant, dans un village qui se trouvait sur la trajectoire de la destruction. Pourtant, les histoires racontent qu'elle parvient à occire le terrible champion vampire en combat singulier avec rien d'autre qu'un pieu en bois, un éclat arraché aux ruines de sa maison. Elle mena son peuple en direction du nord et attira les morts dans les montagnes, où elle les anéantit tous à la Porte de Zalam : Zalaman-Tekash, dans notre langue.


Le règne de Zalam dura moins d'un an. Car elle marcha en direction de l'Occident pour s’y joindre à la grande armée de l'empire, mais fut tuée lors d'une bataille face à une nouvelle puissance émergente, une cité humaine appelée Avras. Bien qu’il fût mis un terme à ce conflit peu de temps après, l'expansion des humains fut l'une des nombreuses causes de l'effondrement du Grand Empire nain. Nos deux peuples se retrouvèrent coupés l'un de l'autre. De nouvelles catastrophes nous frappèrent : de grandes marées de vermine et d'orques, que nous ne pûmes affronter ensemble. De l'ouest, nulle aide ne vint. Nos parents prétendirent que leurs expéditions de renfort s'étaient perdues en chemin, mais jamais nous n'en vîmes la moindre trace. Ils finirent par croire que nous avions été anéantis. Mais ils avaient tort. Nous tînmes bon.


Et le symbole de notre endurance était le sceptre de Zalam. Emblème d'autorité sculpté à même le pieu qui avait vaincu la Mort, manié par notre première grande héroïne, notre salvatrice. Pendant de nombreux siècles, Zalaman-Tekash resta une simple bourgade ; mais elle était bien défendue et jamais ne tomba. Et elle n'était pas le seul site survivant à l'est. Les terres de notre pays avaient été ravagées par d'incessantes années de guerre, pour ne plus former qu'une grande étendue sans vie, dont la dévastation attestait de nos difficultés. Une terre où même les rives des fleuves, cultivées jusqu'à l'épuisement, demeurent stériles à ce jour. Pourtant, nous nous ralliâmes au sceptre de Zalam, et partout où il allait, nos ennemis étaient repoussés.


Nous cherchâmes de l'aide là où nous le pûmes. Les autres peuples qui souffraient près de nous, nous les asservîmes et les subjuguâmes, ajoutant leur force à la nôtre, utilisant leurs champs pour remplacer ceux que nous avions perdus dans la Plaine foudroyée (comme on l'appelle désormais), nous servant de leurs corps pour remplacer nos armées perdues. Même aujourd'hui, on compte dans nos terres dix esclaves pour chaque nain.


Bien sûr, nous nous tournâmes aussi vers les dieux. Les dieux ont toujours été notre appui le plus sûr ; nous aspirâmes longtemps à partager une plus grande partie de leur pouvoir. C'est ainsi que notre plus grand prophète, Vezodinezh, conçut l'arme ultime de notre peuple. Il l’édifia sous la forme d'une ziggourat, au cœur de la plus grande de nos citadelles, Teviktelet. Son but était d'exploiter l’incommensurable puissance magique du Royaume immortel lui-même. Et en cela, il réussit.


À l’apogée de la grande cérémonie à laquelle toutes les forces de l'Orient avaient été conviées afin d'en témoigner, l’Engin fut enclenché. Il avait été conçu dans le but d'accroître notre pouvoir, mais également afin de proclamer au monde entier que les nains de l'Orient feraient tout ce qu'il faudrait pour pouvoir survivre, que jamais notre flamme ne pourrait être éteinte, que plus jamais nous ne subirions l'humiliation de la conquête.


Pendant un bref instant, nous entrâmes en contact direct avec les dieux. Leur puissance était prodigieuse. C'est alors que nous fûmes changés à jamais. Nous n'étions plus seulement les nains d'acier, ou les nains orientaux. Nous avions touché la Flamme : nous serions dès lors connus sous le nom d'« Infernaux ».


Même si la brèche ne resta ouverte que le temps d'un battement de cils, la destruction qu’elle causa est toujours bien visible ; tout comme la source de pouvoir inouï qui se trouve toujours là. En vérité, notre salut nous coûta tout : la vaste armée assemblée, la monumentale cité, le prophète lui-même, tous calcinés en un instant. Toutes nos défenses du nord furent également submergées sous une déferlante de magie et de démons. Et pire de tout, nous avions perdu le sceptre de Zalam, lequel avait été placé sur l’Engin pour en servir de figure de proue.


Du moins, c'est ce que nous avions cru. Et c'est toujours ce dont ils sont convaincus à Zalaman-Tekash. Mais je sais quelque chose qu'ils ne savent pas. Cette citadelle devint bientôt le plus grand de nos refuges après notre baptême du feu, portée par l'ascension de son puissant despote et législateur, Kemurab, qui fut le premier à porter la Marque. Mais une autre puissance fut fondée au temps de Kemurab : le Temple de Lugar.


Lugar était un héros des légendes anciennes, un filou, réputé pour sa ruse juridique. Ses disciples étaient des manipulateurs et des escrocs, des artistes et des marchands, dépouillés de tout pouvoir juridique par Ashuruk aux temps anciens. On disait des cultistes de Lugar qu'ils pouvaient vous vendre votre propre maison en produisant l'acte qui prouvait que vous ne l'aviez jamais possédée, tout en vous en facturant le loyer pour les années d'occupation précédentes. Leurs actions nous valurent une réputation de malhonnêteté parmi les étrangers. Or, pour un lugarite, la malhonnêteté est un art vertueux.


Peu de temps après l'ouverture de la Fournaise, alors que nous n'avions jamais été si faibles, nous fûmes assaillis par la horde infinie du monarque gobelin Gorchou. Elle fondit droit sur les murs de Zalaman ; son nombre dépassait l'entendement. Et pourtant, dès le lendemain, le monarque envoya un émissaire annoncer qu’il n'attaquerait pas le pays du puissant Lugar, et lui et sa horde reprirent leur route vers le sud, pour ne plus jamais reparaître. Cette même année, il fut constaté que, dans les parties les plus obscures des nouvelles lois de Kemurab, le nom de Lugar était clairement répertorié aux côtés des trois autres Vanebs. C'est ainsi que le culte fut officiellement découvert comme constituant un Temple, et qu'il bénéficie, depuis lors, des mêmes privilèges que les trois autres.


Après cela, le pouvoir militaire et politique de Lugar crût rapidement. Son Temple veilla à ce que le Code de Kemurab fût adopté dans tout le pays. Le soudain et spectaculaire essor de ce culte, dans les années qui suivirent la création de la Fournaise, resta longtemps un mystère. Pourtant, je crois que je peux l'expliquer. Je dus pour cela voyager loin de chez moi, mais j'en ai finalement trouvé la preuve. Le sceptre de Zalam n'avait pas été détruit par l’Engin. Il avait été subtilisé par des cultistes de Lugar, et un faux mis à sa place. Je ne sais comment, mais je crois que tous leurs exploits extraordinaires réalisés par eux à cette époque le furent à l’aide du vrai sceptre.


Le Sceptre a été retrouvé. Je sais maintenant où il a été pris, où il a été caché et où il a été perdu, même pour les méticuleux archivistes lugarites. Mon enfant, vous devez me croire. Le sceptre de Zalam est un trésor dont la valeur pour les nains infernaux dépasse l'entendement. Je suis mourant, mais vous devez le trouver et le rapporter à Zalaman-Tekash. Ils feront de vous l'humain le plus riche d'Équitaine. Et vous contemplerez les merveilles de cette citadelle – ah…! »


Les yeux d'Aram Farak s'assombrirent un long moment.


« Quelle glorieuse cité. Ses ziggourats étincelantes, ses murailles imposantes, ses cours d'eau chatoyants ! Ses rues propres, asphaltées, éclairées par des lampadaires à gaz dorés, et ses fabriques qui produisent un flot de merveilles sans fin. Ses grandes bannières flottant comme des flammes vives, arborant l'image du Sceptre brandi par un taureau couronné. La ziggourat d'Ashuruk, où vit la Flamme-monde, symbole de mon peuple, constamment entretenue par les prêtres pour qu'elle ne puisse jamais s'éteindre.


Jurez-moi que vous irez là-bas, mon enfant. Jurez-moi que vous y rapporterez le Sceptre ! »


Les yeux brillants de Farak se plissaient de douleur. Il toussait horriblement, son corps s'effondrait.


« Je le jure », fis-je. Il sourit.


« Bien. Je peux mourir, à présent. Mais ce ne sera pas en vain. Rappelez-vous du plan dont nous avons discuté. »


Il rendit l’âme une heure plus tard. Suivant le plan qu'il avait conçu, je parvins à distraire les gardes en me cachant dans son cercueil. À mon grand étonnement, cette ruse fonctionna, et après la journée la plus confuse de toutes les six années qu'avait duré mon épreuve, je me retrouvai enfin à l'air libre.


C'est alors que débuta ma quête.


– Extrait des Mémoires du Comte de Bellatorre

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p. 18

Lamassu

 

8e jour de februar

 

Zhabi avait beau m'avoir fait découvrir toutes les merveilles de Vanekhash, c'est justement celle qu'il se refusa à m'expliquer qui attira le plus notre attention, à Tsiang-Jou et à moi. Alors que nous nous retirions au sommet de la ziggourat des invités, libres de contempler les étoiles au-dessus de l'épaisse brume engendrée par les fournaises qui étouffe les niveaux inférieurs de la citadelle, nous vîmes une ombre passer devant la Lune. Une créature ailée, une immense créature ailée, portant une gigantesque tête humanoïde.

 

Tsiang-Jou fut le plus déconcerté de nous deux ; car la créature plongea ses yeux dans les siens avant de fondre sur la ziggourat du Despote. Jou est la créature la plus courageuse que je connaisse ; je ne l'avais encore jamais vu aussi perturbé. Lorsque je m'enquis de ce qui le tracassait, il prit un long moment avant de me répondre, qu'il passa a faire sa toilette. Quand il daigna enfin me donner une explication, ce ne fut guère pour me rassurer : « J'ignore ce que c'était, mais j'ai perçu la faim dans son regard ».

 

Deux jours passèrent, et mes affaires ne progressaient que très lentement. Aucun être d'importance dans la ville ne semblait avoir de temps pour moi, bien que ma présence eût été requise par le Despote, le mystérieux Sakhem, lequel était, bien entendu, toujours introuvable.

 

Puis quelqu'un frappa à notre porte : de petits coups sec et durs, à l'air tout militaire. Les serviteurs répondirent, réceptionnèrent un message : une invitation faite à Tsiang-Jou, compagnon de l'Ambassadeur, de la part du lamassu Tammuz, qui désirait s'entretenir avec lui. Jou et moi échangeâmes un bref regard. Plus sage que jamais, Jou donna la réponse suivante :

 

« Je serai honoré de rencontrer ce lamassu, honoré en effet ; mais je ne puis venir sans mon ami et compagnon, Bao Feng-tseu. Il est bien plus grand diplomate que moi, et veillera au respect du protocole ».

 

La condition fut accordée, et nous fûmes escortés jusqu'au « nid » du lamassu : un vaste appartement, ouvert sur le ciel en son centre, pourvu de tous les conforts imaginables, y compris des appareils alchimiques, des grimoires, des rouleaux de parchemins, le tout à une échelle plus grande qu'humaine. C'était, sans aucun doute, la demeure d'un maître des arcanes. Notre hôte était niché confortablement sur un monticule de coussins, tandis que les pages d'un grand grimoire ouvert devant lui se fermaient d'elles-mêmes. Vu de près, le lamassu offrait un spectacle redoutable : des mâchoires assez grandes pour engloutir ma tête, des pattes pourvues de massives griffes crochues… Pourtant, sa voix de basse profonde était mélodieuse, et ses paroles, réconfortantes. Il nous remercia d'avoir donné suite à sa requête, nous expliquant qu'il n'avait jamais eu la chance de rencontrer un kilin, et se délectait de cette occasion de parler avec un cousin « arpenteur de nuages ».

 

Jou esquissa une définition des « arpenteurs de nuages », dont ils convinrent tous deux : créatures pacifiques, sages et savantes, incapables ne serait-ce que d'écraser un brin d'herbe sous leurs pattes sans tenir pondérer les conséquences morales d'un tel acte. Même si Tammuz semblait plus volontiers que Jou envisager la possibilité d'une violence justifiée. C'était là une délicatesse à laquelle je ne m'étais pas attendu en cette terre dure et métallique, mais Tammuz fut heureux de me révéler que les lamassus avaient conclu un traité de longue date avec les nains, fondé sur le respect mutuel qu'éprouvent les uns envers les autres les prophètes expérimentaux et les lamassus universellement érudits.

 

Je profitai de ce moment pour étudier la différence entre leurs silhouettes se faisant face, l'une étant comme la réflexion de l'autre. Leur taille et la forme globales de leur anatomie étaient étonnamment similaires : créatures à sabot, mais au corps félin. Avec ses ailes repliées aux longues rémiges, les flancs du lamassu rappelaient les écailles de Jou, allant jusqu'à arborer la même coloration pourpre irisée. Même leurs barbes étaient comparables : la crinière de Jou peut passer pour une chevelure humaine, tandis que le menton du lamassu était garni d'un bouquet de plumes brunes bouclées à la configuration presque identique. La principale différence se trouvait au niveau du visage. Celui de Jou rappelle la tête d'un loup ; ce qui ne m'empêche pas de lire l'expression de Jou comme celle d'un homme. Mais le lamassu avait une tête entièrement naine pour ce qui est de la forme, même si ses dimensions étaient deux fois plus larges dans toutes les directions.

 

Ils se plurent à comparer leurs rôles respectifs à Long-Tsing et à Vanekhash : comme ils s'y attendaient tous deux, les kilins participent plus à la vie politique quotidienne. Par contre, l'un comme l'autre furent surpris de constater que les lamassus étaient plus susceptibles de jouer le rôle de « faiseurs de roi ». En de rares occasions, les lamassus fournissent en outre un appui et un soutien mystique aux factions qui échappent au contrôle des églises infernales. Courtisés pour leur respect et pour leur lien avec les prophètes, les lamassus n'interviennent que rarement dans les affaires publiques. Cependant, du fait de leur tendance à adopter des parias en tant qu'apprentis et assistants, les exceptions sont notables. Quoiqu'il en soit, ils veillent au bon fonctionnement de la citadelle, agissant pour le bien commun, conscients qu'ils sont de leur faible nombre.

 

Jou se risqua même à comparer Tammuz aux enfants de Kong-Lou, le Grand Dragon, s'enquérant auprès du lamassu s'ils pouvaient être considérés comme de véritables dirigeants, mais qui auraient simplement fait le choix de n'imposer que rarement leur sagesse. Tammuz objecta en esquissant un sourire. Les nains infernaux sont gouvernés par leurs dieux, nous confia-t-il. Ashuruk, roi et législateur ; Nezibkesh, le géant qui déplace terre et machines ; Shamut, le divin taureau de la guerre ; Lugar, esprit d'ingéniosité juridique. Ils forment le Vaneb, et leur volonté est absolue. Pourtant, sur le plan mortel, les nains ne sont unis par aucune autorité centrale comparable à l'empereur Kong-Lou : c'est ainsi que Vanekhash se dresse seule contre tout péril assez habile pour la menacer.

 

Je trouvai difficile de concilier cette information avec l'évidente unité manifestée par l'ampleur et l'échelle de la route de l'Acier. Tammuz précisa alors que chaque section est contrôlée par une citadelle différente, et que tout manquement à son entretien constituerait une honte aux yeux des dieux. Des dieux… et de la cupidité. Certes, je n'ai jamais rencontré de société civilisée qui ne se soucie de richesse, mais les nains l'ont élevée au rang de vertu. Tammuz souligna que les nains fonctionnent selon les principes de « réciprocité » et d'« égoïsme éclairé ». Toute dette est remboursée avec la plus grande exactitude, tandis qu'une promesse de bénéfice mutuel est considérée comme l'obligation la plus sûre possible en dehors de celle d'une dette due. S'il est vrai que les nains tiennent pour importantes les forces naturelles telles que la famille, le devoir et les dieux, ils considèrent comme un grand péché envers la famille, le devoir et même les dieux le fait de s'appauvrir. Ainsi le proclame la loi d'Ashuruk, plus grand dieu parmi les Vanebs, lui que, parmi ses nombreux titres, les tablettes même les plus anciennes qualifient de « Dieu de la richesse ».

 

La conversation entre Tsiang-Jou et Tammuz finit par se perdre dans les méandres obscurs de quelque théorème mystique. Comme je me trouvais incapable de suivre, Tammuz me suggéra de regagner mes quartiers pour pouvoir dormir. Jou promit qu'il me rejoindrait rapidement. J'acceptai, tant par simple courtoisie que par confiance envers le lamassu. Il ne me fallut toutefois pas longtemps pour que pointe l'ombre d'un doute. Mais à ce moment-là, je me trouvais déjà à mi-chemin de la suite de l'Ambassadeur.

 

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p. 20

Géant citoyen


Le Journal de Gros Pierre


Frère Dazra a dit que Gros Pierre devrait écrire un journal. Alors j'écris un journal ici.

 

Aujourd'hui, à l'école, nous avons appris Ashuruk. Ashuruk est très grand, comme Très Grand Pierre, mais plus grand.
Ashuruk fait les géants nains et les petits nains. Tous les nains sont parfaits. Gros Pierre est parfait aussi.
Gros Pierre pensait que Maman et Très Grand Pierre avaient fait Gros Pierre. Frère Dazra dit qu'ils l'ont fait, mais Ashuruk aussi.
Peut-être que Gros Pierre, Ashuruk et Amarad feront Petit Pierre.

 

Aujourd'hui, à l'école, nous avons appris Shamut.
Shamut est un taureau géant brûlant. On ne doit pas manger Shamut.
Shamut nous aide à combattre. Gros Pierre n'aime pas se battre. Se battre, c'est mal. Amarad a dit.
Gros Pierre ne mange plus de taureau maintenant.

 

Aujourd'hui, à l'école, nous avons appris le despote.
Le despote est le grand petit nain.
C'est l'ami de Shamut, Ashuruk, Lugar et Nezibkesh.
Il dit tout ce qu'il faut faire, comme frère Dazra ou Très Grand Pierre.
Gros Pierre veut être comme le despote.

 

Aujourd'hui, à l'école, nous avons appris l’armure.
L'armure rend solide et brillant. C'est pour se battre.
Se battre, c'est toujours mal. Je ne veux pas me battre. Gros Pierre veut être savant, comme frère Dazra.
Savant comme Amarad.

 

Aujourd'hui, à l'école, nous avons appris à nous battre.
Se battre n'est pas mal en fait. Amarad avait tort. Se battre protège les gens. C'est un devoir.
Amarad et Gros Pierre se sont entraînés à se battre. Amarad avait un pistolet.
Les pistolets ne sont pas faits pour les doigts de Gros Pierre. Gros Pierre a choisi une arme.
C'est un bouclier. Gros Pierre veut protéger les nains.
Gros Pierre veut protéger Amarad.

 

Aujourd'hui, à l'école, nous avons appris les ennemis.
Les ennemis, c'est mal. Certains sont petits comme des nains, d'autres sont petits comme des taureaux, mais ils sont tous méchants.
Les petits nains et les géants nains écrasent nos ennemis méchants.
Amarad et frère Dazra et Très Grand Pierre vont aller se battre, dans deux jours.
Nous protégeons les nains contre les ennemis.
Frère Dazra dit que Gros Pierre est le meilleur géant nain savant.
Frère Dazra semble triste. Cela rend Gros Pierre aussi triste.
Amarad dit que Gros Pierre peut se blesser au combat.
Gros Pierre pas triste si blessé. En colère. En colère comme Très Grand Pierre.
Gros Pierre frappe les ennemis. Bloque avec le bouclier. Gagne la bataille.

 

Aujourd'hui, à l'école, nous n'étions pas à l'école.
Gros combat aujourd'hui. Gros Pierre est beaucoup blessé. A écrasé des ennemis.
Le bouclier est bien. A bloqué les ennemis.
Très Grand Pierre avait un marteau. Le marteau était couvert de feu.
Très Grand Pierre a brûlé les ennemis. Frère Dazra dit que le feu est sacré.
Gros Pierre préfère toujours le bouclier. Le bouclier fait ressembler Gros Pierre à Amarad.
Amarad est triste. Elle dit qu’elle a tué un ennemi et elle est triste.

Gros Pierre a tué beaucoup d'ennemis. Frère Dazra dit que c'est bien.
Amarad dit que Frère Dazra n'a pas toujours raison.

 

Aujourd'hui, à l'école, nous avons appris que frère Dazra a toujours raison.
Frère Dazra a toujours raison.
Frère Dazra a toujours raison.
Frère Dazra a toujours raison.
Frère Dazra a toujours raison.
Frère Dazra a toujours raison.

 

Aujourd'hui, à l'école, Gros Pierre n'est pas à l'école.
Gros Pierre a fui. A sauvé Amarad. Veut protéger Amarad.

 

– Traduction d'un livre géant trouvé à la frontière du territoire des khans

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p. 22

Guerriers infernaux

 

8e jour de februar (suite)

 

En rentrant dans mes quartiers, je me sentis vulnérable. Le lamassu m'avait pris à la fois un ami et un protecteur, tout en étant lui-même une créature redoutable. J'ai vu un tigre, un jour, dans la Ménagerie impériale. Le lamassu faisait aisément deux fois sa taille. Quelle curieuse impression, de la part de l'individu le plus sympathique et le plus accueillant de toute la citadelle.

 

C'est ce malaise qui me sauva. Je constatai que nous approchions des quartiers de l'ambassadeur. C'est alors qu'arriva une deuxième escouade de soldats face à nous. J'étudiai les nouveaux arrivants tandis qu'ils se postaient devant ma porte. Les guerriers infernaux ont beau n'être que des conscrits, leur équipement est formidable. Je les vis former des rangs parfaitement alignés d'acier brillant, les épaisses plaques de métal recouvrant leurs corps vigoureux, leurs fusils bien adaptés au combat rapproché.

 

Du point de vue supérieur dont je bénéficie en raison de ma stature d'humain, j'aperçus le deuxième rang froidement dégainer ses armes avec la grâce mesurée de vétérans. Je me trouvais déjà à un demi-battement de cœur de la panique ; sitôt que j'avisai ce geste, j'esquivai d'instinct derrière la figure costaude et trapue du sergent de mon escorte.

 

Les tromblons rugirent comme le tonnerre le plus fort que j'aie jamais entendu. Pendant les longues minutes qui suivirent, je n'entendis rien d'autre que le bourdonnement dans mes oreilles. Une fumée épaisse et étouffante emplit le couloir. Je pris la fuite à quatre pattes, derrière ma courageuse escorte. Un corps me tomba sur les jambes : je le repoussai d'une secousse nerveuse. Ma bouche ne goûtait plus que l'âcre puanteur de la poudre noire ; mes yeux larmoyaient sous l'assaut combiné de l'odeur et de la fumée.

 

Je franchis la porte de la suite de l'Ambassadeur alors même que mon esprit conscient me hurlait que c'était là la pire direction vers où prendre la fuite, puisqu'elle ne comportait aucune issue de secours. Mon nom était certainement gravé sur les balles qui fauchaient mon escorte. Je me vis partagé entre mon désir d'échapper à cette tentative d'assassinat et mon indignation face à cet outrage fait à l'Empire.

 

J'admets perdre toutes mes facultés de raisonnement dès lors que je me trouve sous le feu. J'entrai dans la pièce en chancelant, jetant des regards tout autour de moi, comme ivre. Rien n'avait plus de sens : l'absence de mon compagnon, le combat qui faisait rage dans le couloir, les deux nains, bouclier contre bouclier, qui bloquaient l'entrée de ma suite, et surtout pas la femme aux cheveux d'or qui me faisait de grands signes. Je titubai dans sa direction plus que je ne courus ; elle me tira à l'intérieur de ma chambre à coucher.

 

Lorsqu'enfin je retrouvai mon esprit, le bourdonnement dans mes oreilles s'était calmé, et je réalisai que j'étais arc-bouté de toutes mes forces contre une commode qui tenait la porte fermée. La femme s'accroupit à côté de moi. Je constatai qu'elle portait un collier d'esclave et l'uniforme d'une femme de chambre, bien qu'elle eût un faciès plus vétien que toutes les autres domestiques qui s'étaient présentées à mon service jusque là. Elle me parlait. Malgré son accent atroce, je parvins à comprendre ce qu'elle disait.

 

« …ne nous considèrent nullement comme des personnes, pourtant voilà des nains qui meurent pour vous protéger. Pourquoi ? »

 

Je sentis que la situation exigeait de l'honnêteté. « Je suis ambassadeur. Si je mourais, l'Empire n'envisagerait pas d'envoyer un remplaçant. Tout commerce cesserait. Intéressant. J'ai peut-être plus d'influence dans ces pourparlers que ces négociateurs au regard d'acier ne l'ont laissé entendre. »

 

Le fait de discuter de trahisons moins dangereuses sur le plan physique me permit de regagner quelque courage et sang-froid. C'était mon monde, après tout. « C'est moi qu'ils visent. Cela signifie qu'ils n'ont pas la capacité de frapper directement le Despote. Tout renfort sera de notre côté. Nous pourrions somme toute être en mesure de tenir bon jusqu'à la fin de cette intempérie. Avec un peu de chance, le temps à leur disposition est déjà écoulé, et ils devront bientôt se replier. Je suppose qu'avant de quitter les lieux, ils auront le mauvais goût de me lancer une ultime invective dans le but de m'intimider. »

 

Sur ce, j'entendis l'un de mes assaillants beugler : « Ambassadeur du Tsouan-Tan ! Rappelez-vous de ceci, si vous tenez à votre vie ! Les jours de Sakhem sont comptés ! Rentrez chez vous immédiatement ! »

 

Curieusement, ces menaces me réconfortèrent au plus haut point. J'avais commencé à comprendre la politique naine.

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p. 24

Cerbères de la citadelle

 

« Dites-moi, pourquoi vous appelle-t-on « Cerbères de la Citadelle ? Nous sommes au milieu de la jungle, et on ne garde rien d’autre que des bananes. Pas de citadelle en vue. »

 

Les paroles de Safan mirent un terme à toutes les conversations autour des feux de camp. Il avait transgressé une règle tacite : les mercenaires nains ne parlaient pas aux mercenaires humains, les mercenaires humains ne parlaient pas aux mercenaires nains, et personne n’était blessé. C’était une question inoffensive, bien sûr, mais nous retenions tous notre souffle tandis que le vieux nain détournait le regard de son jeu. Puis il grommela sa réponse à travers une barbe noire, presque aussi grande que lui.

 

« Alors comme ça, tu oses demander ? J’aime ça. Je vais donc éclairer la lanterne du mioche paré d’une épée et d’une trop grande assurance que tu es. C’est simple et limpide. On ne peut prétendre au titre de “Cerbère de la Citadelle” avant d’en avoir assuré la protection durant vingt années complètes, assez longtemps pour bien faire son boulot. Ensuite, on a le droit de prendre sa retraite, ou un autre contrat, payé cette fois-ci. »

 

Il aurait peut-être pu en dire plus mais, dans le silence, nous réalisâmes soudainement que l’on s’en prenait aux caisses. Mes camarades se ruèrent sur leurs armes et se mirent en formation pour en découdre avec les pillards de la jungle. Mais à peine avais-je saisi mon arc que les nains formaient un périmètre et déversaient une grêle de balles sur les arbres au-dessus de nous. Des cris stridents et des beuglements résonnèrent dans la nuit, si forts que mes oreilles en tremblèrent. Si forts que mon corps entier en frémit.

 

L’ennemi fondit sur nous : des bêtes cornues déambulant comme des hommes, armées de viles lames rouillées. Ils puaient comme de la graisse brûlée, et leur odeur venait s’ajouter aux entêtantes émanations des nuages de poudre noire. Je renonçai à tirer à l’arc et cherchai ma dague, lorsque l’un d’eux me bondit dessus. Mais heureusement, je n’eus pas à éprouver mes talents de bretteur. Un trou de la taille d'une balle apparut au milieu du crâne de mon attaquant, et une voix sévère et grave me héla de derrière.

 

« Eh, humain ! Dégage de ma ligne de tir ! »

 

À peine m’étais-je jeté sur le côté qu’une autre créature me sauta dessus. Elle était terriblement forte ; j’eus du mal à la tenir éloignée de ma gorge lors de ce premier assaut. Une fois de plus, mon ange gardien avait prit les traits d’un mercenaire nain grincheux. Il l’écarta de mon cou en traçant un puissant arc vers le haut avec sa hache-mousquet. Il retourna au combat sans cesser de râler, et je me dépêchai maladroitement de me remettre sur mes pieds, à ses trousses.

 

« Cinq années en tant que garde du corps du satrape… Trois en tant qu’escorte du temple… Des distinctions à m’en couvrir la barbe… Et me voilà à protéger des fruits contre des carpettes ambulantes. On aurait dû demander une prime pour boulot trop facile », dit-il en faisant porter sa voix. Puis il se tourna vers moi. « Puisque tu ne vaux pas un sou au combat, attrape donc ma réserve de poudre. Elle est sur mon dos. J’ai besoin de recharger. »

 

Je dirais bien que « nous » avons gagné, mais ce serait inexact. Les nains ont mis les bêtes en déroute à eux seuls. Nous n’étions là que pour porter la poudre.

 

– Journal d’Assad, mercenaire employé par le Consortium fruitier de Bashib-Kegnat.

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p. 26

Immortels

 

J’étais la dernière dans les champs d’orge ce jour-là. Ils disaient que l’orage allait arriver, alors j’essayais de ramener le maximum de la récolte dans la grange. Il faisait presque nuit lorsque je suis rentrée à la maison. Ensuite, je ne me rappelle plus très bien ce que j’ai entendu en premier, si c’était le roulement du tonnerre, ou les cris.


La première personne que j’ai vu en rejoignant la maison c’était Casimir. Il gisait dans le fossé, du sang s’écoulait d’une horrible entaille le long de son torse. Lorsque le dernier rayon de soleil disparut j’ai entendu le tonnerre une nouvelle fois puis les bruits de combats.


Tous les gens de la ferme se tenaient devant la maison. Ils s’étaient emparés de faux et de fourches pour combattre un ennemi que je n’arrivais pas à discerner clairement. Une petite forme noire se déplaçait au milieu d’eux avec une férocité effrayante. Là où je m’attendais à voir son visage, il n’y avait que le reflet du métal ; mais son horrible arme projetait une lueur plus claire encore. Avant même de pouvoir réagir, trois autres corps étaient étalés par terre.


Je suis restée là, immobile, jusqu'à ce que j'entende un cri à l'intérieur de la maison, j’ai couru jusqu’à la porte de derrière et j’ai monté l’escalier à tout vitesse pour arriver dans la chambre principale. Les enfants se sont approchés vers moi et je me suis mise à les serrer tout contre moi. Sains et saufs, dieux merci. Je me suis mise à chercher des cachettes, et c’est là que je réalisai qu’il n’y avait plus de bruits du combat.


Milda me demanda « Est-ce que papa va... » mais elle n’a pas fini sa phrase. Des bruits de pas remontaient de l’escalier.


« Le placard, vite ! » pestai-je. Je répartis les enfants au milieu des manteaux et des boîtes. Dans l’obscurité, je les ai pris dans mes bras et j’ai couvert leur bouche. Les bruits de pas venaient désormais de la chambre. Pendant un instant interminable, on n'entendait plus que le bruit de la pluie qui tombait dehors. Soudain il y eu un coup de tonnerre, si proche que les murs de la maison tremblaient. À travers les lattes de la porte du placard, j’ai vu la silhouette dessinée par la lumière de l’éclair : un petit homme recouvert d’acier noir, son visage était d’un mystérieux métal froid et insensible. J'aurais juré qu’il nous observait. J’ai falli vomir.


Nous avons attendu ainsi un bon moment, peut-être toute la nuit. Finalement, il y a eu un autre éclair qui révéla que la chambre était vide. Le cauchemar était passé, laissant six cadavres dans la boue dehors.


– Le témoignage de Zvonimira Chtchekitch sur les évènements du 35 sérembre 957 A.S.


–––––


Nous avons poussé l’ennemi à se battre près de Mrozinski. Les infernaux sont en déroute. Nous avons subi des pertes considérables. Sujet préoccupant : des survivants potentiellement dangereux sont peut-être dispersés dans les environs.

 

– Dépêche militaire volskaïenne, 32 sérembre 957 A.S.


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––––––––––


Nous partons immédiatement. Si vous souhaitez donner à ces visiteurs une leçon, alors je vais leur en donner une qu’ils n’oublieront pas. Ils ne feront pas le poids face à nos canons. Tous nos rapports indiquent qu’ils voyagent léger et n’ont pas pu apporter leur propre artillerie. Mon seul souci est cette considérable unité de gardes du corps qu’ils nomment « Immortels ». Il paraîtrait qu’une sinistre magie imprègne ces nains du pouvoir de leurs ancêtres. Je les ai déjà vus combattre et ils sont vraiment effrayants. Cependant, nous les surpassons en nombre à cinq contre un.


– Dépêche militaire volskaïenne, 21 sérembre 957 A.S.


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« Je donne ma vie au Peuple.

Je ne dois pas mourir, car le Peuple ne doit pas mourir.

Je n’aurai pas de visage, et mes visages seront innombrables.

J’accepterai ma mort, et j’embrasserai la flamme immortelle.

Je n’apporterai que la mort à nos ennemis.

Jusqu'à ce que tout soit embrasé. »


Ce sont les mots que je prononcerai demain. Les mots qui ont parcouru mon esprit ces douze dernières années, depuis le début de mon entraînement. Douze ans d’une vie, donnés gratuitement. En sachant que seuls les meilleurs seront sélectionnés pour avoir la chance de prononcer ces mots et ainsi sacrifier les années qu’il leur reste.


Aujourd’hui, j’ai accompli le rituel de Kibotesh. J’étais face à Mukaz, mon frère d’armes depuis dix ans. Il a toujours été meilleur combattant que moi. Il a bien failli m’avoir une douzaine de fois, mais j’ai senti la flamme brûler en moi, et j’ai vu son sang gicler et maculer mon armure. La dernière épreuve était passée. J’ai prouvé que j’étais suffisamment fort de corps et d’esprit pour porter le masque. Je me dis que cela en valait le coût.


Le prophète Taruz m’a demandé de tenir ce journal pour rapporter mon expérience. Ses étranges recherches s’étant avérées utiles dans le passé pour l’académie, ils ont approuvé cette requête et je dois remplir ces pages. Je crois qu’il cherche un moyen de faciliter la production de nouveaux masques. Comme chacun le sait, les nouveaux masques n'acquièrent une utilité qu'une fois que de nombreuses générations sont passés à travers eux. Peut-être que Taruz trouvera une manière d’accélérer le processus et ainsi réduire la pénurie d’antiques masques dont les pertes ne cessent de croître.

 

–––––


La cérémonie ne fut pas telle que je l’imaginais. Je fus conduit dans le temple d’Ashuruk jusqu’aux portes de la plus grande chambre. A l’intérieur, je pus contempler le spectacle tant attendu, une vision que seuls le haut clergé et ceux choisis pour l’immortalité ont le droit de connaître. La Flamme éternelle. Le feu qui demeure ici depuis l’époque de Kemurab, prise à la source même de Teviktelet, né d’une flamme gardée vivace depuis que notre peuple est sorti de l’argile originelle.


Je pensais qu’il y aurait des témoins, mais la salle avait été vidée. La porte fut close et barrée après mon entrée. Je me remémorai les histoires de ceux qui sont devenus fous quelques instants à peine après avoir revêtu le masque, certaines des cérémonies se changeaient alors en bains de sang. Il était plus sage de faire face au masque seul.


Il m’attendait là, sur un piédestal devant la flamme. L’acier luisait, sauf sur quelques taches noires marquant le passage des âges. Le reflet de la flamme vacillait sur sa surface, et je sus qu’il était particulièrement ancien.


Je m’agenouillai et prononçai les mots. Je pris une grande inspiration pour rassembler mon courage et soulevai l’objet. Il semblait petit et froid. Je le retournai pour l’approcher de mon visage. Ce faisant, ma vue se remplit d’un néant noir, ne laissant rien d’autre de visible que deux fragiles fentes lumineuses en son centre.


Finalement, il entra en contact avec mon visage comme un souffle glacial. Mon corps tout entier fut pris de spasmes. J’eus la sensation que le froid s’emparait de moi. Je sentis mes nerfs brûler d’une grande force, comme si elle émanait de mon âme. Je m’effondrai à terre, tremblant silencieusement. Enfin, je pus reprendre mon souffle, tout était revenu en ordre. C’est à ce moment que j'entendis les voix.


–––––


Aujourd’hui, j'ai été testé au combat. Ils ont envoyé une demi-douzaine de guerriers en armes pour m’attaquer. Ils m’ont donné un bâton en bois pour me défendre. Nous… j’ai tué au moins deux d’entre eux et le reste est à l’infirmerie. Ce fut facile. Nous savions comment nous déplacer et comment frapper bien mieux… qu’avant. La stratégie et des techniques que je n’avais jamais ni expérimentées ni vues me sont venues spontanément. J’ai réagi plus vite que mes adversaires et nous ne sommes plus… troublés par les réflexions et soucis du moment.


J’entends les voix. Je sais que ce sont mes prédécesseurs, leurs esprits, comme le mien, contenus à jamais dans le masque. Nous qui connaissons la légion d’acier. Nous qui avons laissé notre… individualité s’évanouir. Nos choix ne sont pas les nôtres. Aujourd’hui, nous avons tué des camarades avant d’avoir pu m’arrêter. Je pensais que j’aurais des remords, mais ils se sont noyés au milieu des autres voix.


Avant de connaître le masque, nous pensions que nous serions capables de conserver un certain sens de nous-même. Nous pensions pouvoir maîtriser la puissance du masque. Nous étions faibles et stupides. Le masque et moi ne sommes qu’un. Le retirer serait comme retirer mon propre visage. Nous avons les voix désormais. Nous n’avons plus besoin de nos sentiments.


Ils affirment que nous sommes prêts. Nous avons nos premiers ordres. Nous partons pour la Vétie demain.


– Traduction de la tablette n° 85831.67, Grande Étagère, citadelle de Zetivak

 

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p. 30

Taurukhs

 

13e jour de februar

 

Zhabi est arrivé peu après que nous eûmes repoussé l'assaut. Le vizir balafré m'avisa avec inquiétude et me posa une question : « Combien pour la prisonnière ? »

 

J'étais confus, mais ne dit-on pas qu'un diplomate peut converser pendant des heures sans même comprendre le sujet de la discussion ? Je lui retournai donc la question :

 

« Que comptez-vous faire d'elle ? » De la conversation qui a suivi, j'ai glané que mes gardes nains personnels, étant financés par les autorités de mon pays, étaient à mes ordres ; Zhabi demandait ma permission pour interroger les captifs, comme la loi l'exigeait ; comme je n'avais pas besoin de leur or, mais que je voulais en savoir plus sur ce qui me menaçait, ma condition fut simple : je devais être présent lors de l'interrogatoire.

 

Zhabi accepta, non sans réticence. Je fus mené à la prisonnière. C'est là que je rencontrai mon premier taurukh. C'était une créature absolument gargantuesque, fusion du corps d'un nain et d'un taureau, dont la masse, on ne sait comment, était supérieure à celle de deux taureaux ordinaires. Il se présenta sous le nom de « commissaire Alzhab », avant d'entamer l'interrogatoire. La captive n'avait pas été malmenée, mais ne semblait pas vouloir tenir tête . Au contraire,  elle avait la mine plutôt résignée.

 

Elle fut tout d'abord interrogée sur son mobile et sur ses relations. Elle cracha son mépris pour les races inférieures, alléguant que c'était une insulte aux dieux et à l'honneur de Vanekhash de traiter en invité l'un de leurs représentants (c'est-à-dire moi-même). Le ton du commissaire Alzhab transpirait l'ennui tandis qu'il négociait la clémence selon les termes du Code de Kemurab: au lieu d'être rôtie vivante, notre captive pourrait s'en sortir moyennant le paiement d'une amende et l'emplacement d'une base rebelle. De la part d'une humaine, je me serais attendu à deux choses la bravoure jusqu'à la mort, ou l'affolement face à une telle menace. Au lieu de cela, elle se mit à… marchander. C'est ainsi qu'elle et le commissaire passèrent la demi-heure qui suivit à négocier le montant de l'amende et les modalités de son règlement : la prisonnière semblait de fait plus disposée à trépasser qu'à appauvrir sa famille.

 

Une fois les négociations terminées, elle donna les indications permettant de localiser ses alliés : sortez par la troisième porte en direction de l'est, longez les champs de lichens, perquisitionnez la troisième plantation. Le commissaire Alzhab considéra cela comme un paiement suffisant et fit légaliser le témoignage, sous réserve de la capture de nouveaux rebelles.

 

« C'est tout ? », lâchai-je, surpris. Le commissaire Alzhab soupira.

 

« Sa dette envers vous a été rachetée par la Citadelle, Ambassadeur. À moins qu'il n'y ait autre chose que vous souhaitiez de nous, je dois à présent envoyer mes frères arrêter ces rebelles.

 

— Certainement, mais j'irai avec eux », répliquai-je sans perdre de temps à réfléchir.

 

Je partis monté sur un magnifique cheval, acquis auprès d'un marchand hobgobelin, entouré de policiers taurukhs à l'air sévère. Ils étaient plus petits que le Commissaire : ils n'avaient « que » la taille d'un nain chevauchant un taureau. Ils galopaient avec aisance, avec la synchronisation parfaite conférée par leur corps hybride. Leur forme était épaisse et trapue comme le plus robuste des taureaux, tout en ayant également la même puissance. La terre tremblait sous leurs sabots.

 

Notre expédition avait tout à la fois un caractère policier et militaire. Le Commissaire dépêcha une escouade qui encercla les bâtiments de la plantation, tout en envoyant le gros des troupes prendre les portes d'assaut, une fois le périmètre cadenassé. Nous attendîmes du haut d'une colline, contemplant en contrebas une paisible exploitation agricole. Mon attention fut attirée par les pétales délicats des fleurs devant moi, piétinés par les lourds sabots des taurukhs.

 

Un roulement de tonnerre artificiel gronda dans la plaine. D'emblée, le Commissaire se précipita : j'étais le seul à devoir éperonner une monture pour avancer. Mon cheval partit tout d'abord au trot, mais gagna de la vitesse en descendant la pente. Je me trouvai rapidement au beau milieu des premiers rangs de la charge furieuse, entraîné par la pression des corps bovins et par la fougue de mon coursier. Je tentai bien de ralentir l'allure, mais notre élan nous fit traverser la cour ; l'instant d'après, je faisais face à une large fenêtre aux volets béants. Mon cheval pila net et, d'une ruade, me projeta à l'intérieur du bâtiment.

 

Je sentis l'odeur du sang, de la fumée, tressaillis en entendant les cris et les répliques bruyantes, perçus le goût des joncs qui tapissaient la pièce, mêlé à celui de mon propre sang. Je roulai de côté, levai les yeux. Face à moi, plusieurs silhouettes courtaudes. Des nains. Ils affichèrent une mine surprise, puis heureuse. Je voulus me relever, non sans difficulté.

 

Puis quelqu'un me frappa par derrière, et tout devint noir.

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p. 32

Taurukhs sanctifiés


Je dois être sanctifié car j’ai un lien évid très spécial avec les taureaux. Je dois être sanctifié car je suis perspicace et attentif. Je dois être sanctifié car je suis entièrement dévoué au Grand Shamut. De plus, je connais aussi l’histoire des taurukhs par cœur.

 

Je n’ai jamais connu d’autres maisons que le temple de Shamut. J’ai été sauvé de l’autel de Kuulima par le détective Zhegash alors que je n’étais qu’un nourrisson. Depuis, je vis dans l’enceinte du temple. Mes premiers souvenirs remontent à l'époque où je nourrissais les veaux sacrés – ils se blotissaient contre moi pour avoir plus de lait. S’occuper des veaux fut ma charge matinale pendant dix ans et jamais je ne fus en retard ni absent. Je sais quand ils sont malades, je devine quand ils sont inquiets. J’ai vu d’autres acolytes se lier avec les veaux sacrés avant leurs rituels et j’aime tous mes ani protégés pour qu’ils puissent aimer ceux avec qui ils s’uniront. Un même cœur, un même esprit, un même corps.

 

––– Tous les candidats ne sont pas orphelins, mais ils sont nombreux à partager ton éducation. Tu dois montrer que tu es plus qualifié que les autres.

 

J’ai été entraîné à l’observation et à la déduction par le détective Zhegash. Je sais aujourd’hui reconnaître l’accent de dix-sept citadelles et distinguer à l’oreille s’il vient des hautes ou des basses classes de ces dernières. Je sais reconnaître les signes de la peur dans les yeux des gobelins, des humains aussi bien que dans ceux des nains. J’ai appris les bases de l’alchimie et je suis capable de tester les réactifs des quatre humeurs. Si je suis sélectionné pour l’unification, je postulerai au poste de policier.

 

––– Et pourquoi tu ne pourrais pas être policier en tant que nain ? Insiste sur les exigences physiques du poste. Les sanctifiés sont encore plus puissants que les autres taurukhs – montre que tu en es conscient et que tu prendras les responsabilités qui t'incombent.

 

Je connais l’histoire des taurukhs dans tous et ses nombreux détails. Pour le reste de mon écrit, je souhaite traiter des épisodes que je considère comme étant les plus importants.

 

Quand le grand prophète Madzhab pria Shamut de lui conférer l'arme qui nous permettrait de rivaliser avec la cavalerie ennemie, notamment les nomades sur loup ghyens qui att harcelaient Vanekhash grâce à leur grande mobilité, Madzhab ne fut pas gratifié du rituel taurukh complet. Les dieux ne nous donnent que ce dont nous avons besoin, pas ce que nous désirons. Soixante de nos valeureux guerriers et huit fois ce nombre d’esclaves et de bœufs furent sacrifiés en quatre tentatives infructueuses avant que le rituel correct ne soit parachevé. L’exploit du prophète Madzhab est d’autant plus important qu’aucun autre temple n’est arrivé à reproduire le rituel sacré depuis des siècles.

 

––– De quelle manière ?

 

Certains ont pu penser que Madzhab était imprudent, ses expériences ayant épuisé les ressources de sa citadelle, pourtant de plus en plus vulnérable. Mais la preuve de sa grande vision réside dans ses résultats et je considère le grand prophète comme un héros pour son audace face au danger grandissant, et pour le don qu’il a accordé à notre futur.

 

––– Ta passion ressort particulièrement ici.

 

D'autre part, si les taurukhs ont maintenu l’ordre dans les citadelles depuis que Madzhab maîtrisa pour la première fois la transmutation par le sang, la structure moderne des Forces résulte de l’amendement de Kezibgekh. C'est ironiquement la révolte de Kezibgekh contre le Temple qui a prouvé la loyauté des taurukhs. Nous Les taurukhs ont mené campagne uniquement pour prendre part aux décisions concernant le recrutement de leurs membres. Pour peu qu’il l'eût voulu, Kezibgekh qui était alors aux commandes de ce qui était sans doute la plus grande armée force inter-citadelles de l’histoire, aurait pu s’autoproclamer chef d’un empire nain renaissant. À la place, il a négocié pour ses fidèles. Parmi ses réformes diverses, on peut citer la reconstruction des citadelles pour assurer l’accès et la bonne tenue des étables, la proportinnalité des salaires et l’entérinement de la présence d’élites taurukhs dans le clergé de Shamut, habilitées à choisir les candidats au rituel.

 

Il est communément admis que les taurukhs de Kezibgekh n’auraient jamais combattu pour le couronner empereur. Tu dois répondre à ça. Je ne suis pas en désaccord avec ta conclusion, mais tu dois trouver un meilleur argument.

 

Pour conclure, je ferai un excellent sanctifié car je suis alerte, je suis lié depuis longtemps aux taureaux et je peux m’entretenir d’histoire en restant clair et empathique. Le détective Zhegash, mon père adoptif, m’a très bien préparé pour cela. Choisissez-moi pour la sanctification.

 

––– La conclusion est un peu trop courte. Et ne mets pas mon nom, c’est à moi de le faire.

 

– Candidature datée de 943 A.S.

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p. 34

Vizir

 

13e jour de februar (suite)

 

Je fus réveillé par l'eau qui m'éclaboussa le visage. Je découvris que j'étais attaché à une chaise inconfortablement courte.

 

Je me trouvais à l'intérieur d'une grotte. D'après l'aspect des roches, il devait s'agir d'un tunnel de lave. Je sentis dans ma bouche le sang qui coulait de mes lèvres. Ma tête était comme bourrée de coton. Malgré la douleur qui martelait mon crâne et les nuages qui m'entouraient, je m'efforçai de recouvrer mes sens afin de pouvoir évaluer au mieux la situation.

 

J'avisai devant moi un visage inconnu, qui me regardait avec un grand sourire. Il était nain, pour la plus grande part. Mais, contrairement aux autres nains dont j'avais fait la connaissance jusque là, celui-ci affichait des défenses monstrueuses à la place de ses canines, qui rendaient son sourire plus menaçant que rassurant. J'avais entendu dire que de telles caractéristiques se rencontraient chez certains nains orientaux ; elles auraient fait leur apparition après l'ouverture de la Fournaise. Mais c'était la première fois que j'observais le phénomène par moi-même.

 

« Ambassadeur Bao. Je suis le vizir Rokvi, le bras gauche de Khamuz, suzerain de Gar-Shakhub. J'aurais préféré vous avoir été présenté en de meilleures circonstances. Je dois vous dire que j'admire votre force d'esprit, me dit-il d'un ton presque jovial. Comme il eût été dommage que notre attentat à votre vie réussît. Un homme capable de calculer des pronostics politiques même sous le feu est un véritable trésor.

 

Notre groupe a joué la xénophobie, mais c'était un subterfuge. Nous sommes ici pour prendre Vanekhash, Ambassadeur. Notre objectif est de rebâtir l'Empire nain de jadis, une citadelle après l'autre. Et le commerce est l'élément vital des empires. Une fois que nous nous serons emparés du terminus de la route de l'Acier, nous pourrons offrir au Tsouan-Tan, empire frère, un accord à de bien meilleures conditions que tout ce que vous pourrez jamais obtenir de cet avare de Sakhem. Voici les documents. Évidemment, moyennant votre contribution personnelle dans notre effort de guerre. » Il tapa ostensiblement une pile de paperasse à côté de lui.

 

C'était une ruse, je le savais. Les troupes de cet étrange nain avaient combattu et versé leur sang pour m'amener à lui. L'attaque sur la plantation avait peut-être été un piège. À moins qu'ils ne se fussent contentés de saisir l'occasion qui s'était présentée ? Peut-être qu'une deuxième équipe avait été préparée pour m'enlever dans la citadelle… Les hypothèses dansaient dans ma tête. Mais je me forçai à me concentrer sur ses paroles.

 

« Le lammasu s'est fait un ami. Votre chirrin. Le bœuf écailleux avec des bois. »

 

« On dit “kilin” », le corrigea une voix intérieure dans ma tête. Jou, mon ami le plus cher, allié le plus fiable, compagnon le plus sage, qui préfère arpenter les nuages de peur de froisser un brin d'herbe. Un « bœuf écailleux », en effet. Je chassai ces pensées de mon esprit pour revenir au monologue du nain.

 

« C'est bien. Le lammasu est un atout. Nous avons une main gagnante. Si vous retirez l'atout du jeu, nous gagnerons à coup sûr. Dites au chirrin d'inviter le lammasu à un pique-nique, ou que sais-je : faites en sorte de distraire le lammasu, de l'occuper, tenez-le loin de nous. »

 

Ma tête palpitait, et pas seulement en raison des ecchymoses. J'étais comme devant un jeu de bonneteau : soit la première attaque était une feinte, soit celle-ci l'était. Peut-être avaient-ils abattu leurs cartes honnêtement, à moins que… Il me fallait faire une contre-proposition.

 

« Un objectif grandiose, fis-je remarquer, mais je ne vois aucune preuve, aucun élément pour l'étayer, pas le moindre plan. Comment suis-je censé revenir en ville après avoir disparu pendant l'attaque ? Je serai interrogé ; et je vous assure que je ne garderai pas longtemps vos secrets face aux tendres attentions des taurukhs. »

 

Le nain sourit. « Cela ne pose aucune difficulté. Vous serez acclamé en héros. Nous avons… un volontaire. Il sera votre prisonnier. Il sera blessé quand vous le capturerez. En ce qui concerne le plan : il est on ne peut plus simple. Nous disposons d'une armée. Plus nombreuse que la garnison de Vanekhash. Elle est déjà en route. Elle arrivera cette semaine. Sakhem verra ses prêtres l'abandonner. Nous écraserons tous ceux qui lui restent loyaux. »

 

Je considérai un long moment les défenses souriantes du vizir. Enfin, je parvins à une décision.

 

J'acceptai son offre. Et je la rapportai au seigneur Sakhem.

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p. 36

Prophète

 

19e jour d'ullose

 

Chère Maman,

 

Comme je l'espérais, ma force d'esprit a fini par impressionner les acheteurs. Du moins, à peu près.

 

Un nain à lunettes vint, seul, inspecter ce qu'avait à proposer notre navire. Il me rappela vivement notre cher Professeur, dans une version « compacte » ; même sa manière de parler était toute pareille, même si, bien entendu, il s’exprimait en langue abzhaghad. Il s'adressa au capitaine, lui demandant si l'un de ses captifs avait une bonne main pour la calligraphie et le dessin technique.

 

Je bondis sur l'occasion, oubliant mon plan de me faire passer pour plus forte que je ne le suis. Au lieu de cela, je profitai de l'enseignement que m'avait donné dame Khezek de cette langue. Je me suis exclamée que j'étais la prisonnière la plus merveilleusement éduquée à avoir jamais traversé ce marché depuis maintes lunes, que j'étais une artiste habile, qu'il ne trouverait sur ce navire personne de plus convenable que moi. Je savais que ce n'était là qu'un mince espoir. Mon accent était effectivement une tare presque insurmontable, qui jetait le discrédit sur mes affirmations. Car apparemment, en ces terres étranges où tout est sens dessus dessous, il s'avère que l'accent de Führberg présente une certaine ressemblance avec le sabir employé par les classes inférieures. Néanmoins, le nain à lunettes dut être impressionné, car il procéda à l'achat… oui, à l'achat !

 

Les bras du vieillard étaient dotés d’une force surprenante. Je fus traînée de force dans les rues chaque fois que je marquais un tant soit peu le pas. Tout en cheminant, il se mit à m'instruire.

 

« Oui, vous êtes la meilleure esclave pour la tâche que je veux vous confier, qui sera de venir au port pendant de nombreux jours. Ce qui ne veut pas dire que vous soyez bonne. Vous suivrez des leçons d'élocution avec mon apprenti. Si vous parvenez à vous débarrasser de votre accent avant qu'un meilleur candidat ne se présente, vous occuperez alors une excellente position. Secrétaire d'un prophète de Nezibkesh, dieu de la terre ! Quel prestige ! Dans le cas contraire, vous partirez rejoindre les ouvriers de la fonderie. Considérez cela comme une motivation ! »

 

Sur ce, il s'occupa à m'ignorer. Nous laissâmes derrière nous la puanteur rance de sel et de sueur des esclaves non lavés depuis des semaines pour nous enfoncer dans un dédale de ruelles enfumées. Le pied des ziggourats que nous longeâmes disparaissait sous une épaisse couche de crasse, tout comme les visages de la multitude qui m'oppressait. Les gens qui se massaient dans ces rues étaient pour la plupart humains, ce qui me surprit. Néanmoins, pas autant que la bande de bandits armés.

 

Souriant à travers ses dents cassées, leur chef œilla le vieux nain qui retenait mes chaînes.

 

« Nain vieux stupide. Vous, les maîtres, vous pense vous si bien, mais vous oublie : vous a besoin protection. Pas police ici, pas clic-clac sur les pavés sauve vous. Donne à nous votre bourse et clé de son chaîne, peut-être vous va vit encore. Sin– »

 

Ses paroles furent interrompues par le feu dans le regard du vieux nain. Et n’allez pas croire qu’il s’agit d'une métaphore : en vérité, je vis une flamme étinceler derrière ses lunettes, une seconde avant que cette même flamme n'enveloppât le corps des truands. Leur chef flamba comme une torche, et ses vêtements s'embrasèrent tandis qu'il beuglait. Sa peau se mit à peler, sa chair à fondre, et le brasier se répandit en un cercle. L'odeur de poils brûlés aurait dû me donner un haut-le-cœur, mais j’étais si choquée que même mon corps n'eut pas le bon sens de réagir.

 

J'étais pétrifiée, Maman, incapable de bouger. Deux des voyous parurent moins effrayés que les autres ; ou du moins, plus violents. Ils envoyèrent leurs gourdins sur le vieux nain, l'atteignant aux bras. Tout ce qu'ils en tirèrent fut un tintement métallique. La robe du vieux sorcier dissimulait de l'acier solide. Dont une lame. Il tira un long couteau de sa manche, et massacra les deux derniers voleurs sous mes yeux.

 

Il me lança un regard. « Que ceci vous serve également de leçon. Ici, c'est nous qui sommes les maîtres. Ces voleurs pathétiques étaient nouveaux dans le coin ; ils se croyaient intelligents et assez forts. Impitoyables… Alors je les ai attirés. J'avais l'air faible, j'avais l'air vieux… Nous sommes informés de tout ce qui se passe à Vanekhash. »

 

Il sourit, et leva les yeux vers la plus haute des ziggourats, qui dominait la cité de sa masse imposante. « Qu'ils essaient seulement… », dit-il, d’un ton doucereux, sûrement plus destiné à sa propre satisfaction qu'à la mienne. « Ni la justice d'Ashuruk, ni la vengeance de Shamut ne revendiqueront cette petite victoire. »

 

Il poursuivit son chemin. Derrière nous, les cadavres se consumaient lentement, tandis que des bulles éclataient à leur surface.

Oh, maman, dans quel royaume cauchemardesque suis-je donc tombée ?

 

Votre fidèle fille,


Olivia

 

Postscript : Maintenant que j'ai passé un peu temps avec l'apprenti, la politique locale me paraît plus claire. Il existe une rivalité entre les quatre Temples : celui d'Ashuruk, celui de Nezibkesh, celui de Shamut et celui de Lugar. Ashuruk est le dieu de la loi et de l'autorité, et Shamut est celui de la guerre et de la vengeance. Tous deux cherchent donc à se montrer le plus apte à faire régner l'ordre en ville. En se chargeant lui-même des bandits, le vieux prophète a jeté le discrédit sur ses deux rivaux. Trois, si l'on compte les autorités laïques. D'ailleurs, d'après l'apprenti, ses actions pourraient même mettre en difficulté le Temple de Lugar, dieu de la ruse, car c'est lui que tous soupçonneront en premier lieu ; notre prophète ne devrait donc pas être inquiété.

 

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p. 38

Despote

 

14e jour de februar

 

« Nous ne nous sommes jamais parlé jusqu'à aujourd'hui. En supposant que votre histoire soit vraie, pourquoi vous allier à moi plutôt qu'aux impérialistes de Gar-Shakhub ? »

 

Vu en chair et en os, le despote de Vanekhash ne manquait pas d'impressionner. D'une stature ordinaire pour un nain, il rayonnait néanmoins d'autorité. Il avait beau être assis tout au bout de la salle du trône de la Citadelle, la déférence ondulante de la cour bondée indiquait clairement que c'était de là qu'émanait toute la puissance.

 

Pas parce que le seigneur Sakhem était seul dans ce coin. Les représentants des quatre clergés se tenaient à côté de son trône, signifiant leur soutien… mais aussi leur capacité à le lui enlever. Le despote est un poste laïc, mais son détenteur est nommé par les Temples. J'imagine que chaque culte envoie son chef local s'il recherche une faveur, ou un acolyte en guise de représentation, tant qu'il a quelqu'un pour être à ses côtés et lui rappeler ce qu'il leur doit. Du moins, c'est ainsi que je jugeai la situation, en notant la présence d'un jeune à l'air visiblement très impressionné, portant l'icône de Nezibkesh à côté du Grand Prêtre de Shamut.

 

J'expliquai la raison pour laquelle j'avais réclamé audience, et le Despote fit immédiatement évacuer la salle. Les prophètes, les vizirs, les bureaucrates, les policiers, les pétitionnaires, les flagorneurs : tous furent balayés d'un seul geste. À présent, je me trouvais seul avec Sakhem. Seuls, hormis les Immortels masqués qui gardaient la pièce, muets comme la tombe, et probablement enclins à le demeurer, quel que soit ce que nous nous dirions.

 

Le Despote avait l'esprit vif. Sa question coupa court à mon histoire, en me faisant venir droit au but. De nombreux facteurs avaient pesé dans ma décision, mais je savais que celui que je m'apprêtais à citer comme justification donnerait le ton pour les relations entre le Tsouan-Tan et Vanekhash pour de nombreuses années à venir.

 

Je doutais qu'il fût sage de mentionner mon opposition à l'idée de voir les nains réunis en un même empire ; aussi effrayante que fût cette idée, révéler cette crainte aurait constitué un suicide politique. Par ailleurs, elle était tout à fait infondée : je considérais qu'il était peu probable que les impérialistes puissent unifier plus de deux ou trois citadelles avant que les autres ne s'unissent contre eux pour broyer leur embryon d'empire.

 

La flagornerie éhontée était clairement exclue. Mon intuition me soufflait que le Despote était d'un caractère tel qu'une telle manœuvre l'aurait irrité plutôt qu'apaisé. Je lui apportais des nouvelles d'une menace sérieuse qui pesait sur son règne, je n'avais guère besoin d'embellir mon message par la flatterie. J'aurais peut-être pu tenter de faire l'étalage de mon propre flair politique pour l'impressionner par mon esprit et mon astuce. Mais même si cette tentative réussissait, cette victoire aurait été en pure perte : un ambassadeur se doit d'être sous-estimé.

 

En fin de compte, j'ai considéré que ma meilleure option était de tout simplement dire la vérité.

 

« Tammuz. Le lammasu. Tsiang-Jou et moi avons discuté avec lui peu avant votre retour. Jou lui fait confiance, tout comme moi. Tammuz nous a expliqué que vous aviez été son meilleur élève, même s'il regrette de n'avoir jamais eu l'occasion de vous emporter au loin pour vous enseigner la sorcellerie. Et puis, Rokvi était trop impatient de conclure un marché. Il ne cherchait pas seulement à vous faire perdre un atout : il était désespéré. Je ne connais pas les intrigues politiques qui ont cours à Gar-Shakhub, mais je suis bien capable de reconnaître quelqu'un qui tente le tout pour le tout. »

 

Le Despote haussa un sourcil, plissant la cicatrice en forme de flamme qui lui ornait le front. On lui avait apposé sa Marque infernale à un endroit plus voyant, plus ostensible qu'à la plupart de ses congénères, signe d'un caractère impitoyable dès le plus jeune âge.

 

« Et il ne vous est pas venu à l'esprit que vous pourriez plumer un joueur si désespéré de tout ce qu'il a ? Moi qui croyais les Tsouantanais forts en affaires ! »

 

La danse avait commencé. « On ne peut jamais compter sur les promesses d'un individu poussé dans ses derniers retranchements. Il aurait certainement fini par revenir sur sa parole. Mais Tammuz m'assure que vous remboursez vos dettes jusqu'au dernier yuan. Dette, je le précise, que vous me devez à présent pour cette précieuse information. Double pour les détails. Tsiang-Jou a usé d'un de ses sortilèges pour confirmer qu'une armée marche effectivement sur Vanekhash et pour en déterminer la position. Au fait, j'ai pris le temps de préparer les documents d'un accord commercial pendant la semaine que vous m'avez si généreusement accordée. J'espère que vous en trouverez les termes… satisfaisants ? »

 

Le deuxième sourcil de Sakhem rejoignit le premier l'espace d'un instant, avant qu'il ne se ravise pour réassumer les traits du chef suprême de la Citadelle.

 

« Contrairement à Rokvi, je ne suis pas désespéré. Laissons vos contrats de côté. Mes administrateurs les examineront. Vous et moi, cependant, devons approfondir certains sujets. Après tout, le vizir Rokvi n'est pas le seul capable de renier les accords. Avant de mobiliser une armée sur votre parole, ou sur celle de Tsiang-Jou, j'ai besoin de garanties.

 

Je me suis laissé dire par la Garde d'acier que, lors de l'attaque sur votre train, vous et votre kilin vous êtes mis hors de danger en vous élançant dans les airs. Cela signifie que vous n'avez pas le vertige. Si vos conditions sont jugées acceptables, j'aurai moi-même une condition à formuler. L'ambassadeur Bao se joindra à moi au combat. Le Temple de Shamut me doit une faveur, que j'ai l'intention de réclamer. Cette guerre civile sera tuée dans l'œuf avec l'approbation des Vanebs. Nous monterons ensemble sur un messager divin, et son message sera que Vanekhash ne se prosternera jamais devant Gar-Shakhub, ni devant aucun autre usurpateur. »

 

J'acceptai le marché. Pour l'Empire, j'acceptai le marché. Nous prendrons notre envol demain. Je prie mes ancêtres qu'ils daignent ne pas me rappeler trop tôt à eux.

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p. 40

Taureau de Shamut

 

16e jour de februar

 

On m'assure que c'est un grand honneur de ne serait-ce que poser les yeux sur un taureau de Shamut. Aucun être humain n'avait jamais eu le privilège d'en monter un. À cette faveur, s'ajouta celle de recevoir ma propre armure de plate infernale, une nécessité sans laquelle je n'aurais pu survivre au contact de cette monture fantastique. Un maître forgeron avait œuvré toute la nuit pour adapter une armure qui avait été destinée à un taurukh. Elle était si lourde que je faillis m'étaler de tout mon long la première fois que je tentai de me lever.

 

Heureusement, le suzerain ne s'attendait nullement à ce que je contribuasse au combat : il me suffisait de m'asseoir derrière lui. Plus heureux encore : on s'attendait à ce que je restasse à genoux pendant la conjuration de la créature.

 

Le rituel commença à l'heure où les premiers rayons du soleil pointaient à l'horizon. L'armée du Despote s'était déjà mise en marche la veille ; nous allions la rattraper par la voie aérienne. Un bassin d'onguents sacrés fut enflammé par la lumière concentrée du soleil, et une incantation entonnée dans une forme archaïque de la langue infernale dont je ne parvenais pas à saisir toutes les nuances. Il ne fait aucun doute que je ratai la plus grande partie de la cérémonie, vu l'étroitesse extrême du champ de vision conféré par ma posture et par mon casque.

 

L'incantation prit brutalement fin. L'instant d'après, un prodigieux monstre de feu se dressait au centre du cercle. Un silence étouffant nous submergea. Le taureau ailé prit alors la parole. Et dans sa voix, j'entendis des intonations divines.

 

« Tu dis vrai, mon enfant. L'heure n'est pas encore venue pour le Peuple de se réunifier. Khamuz est un faux empereur, qui usurpe Notre nom sacré. Pour ses crimes contre les nains de Vanekhash, au nom de Va'umkerutash qui est Shamut sous son aspect de Chasseur, je le condamne à mort. Et c'est toi qui seras l'instrument de Notre vengeance ! »

 

Le suzerain hocha la tête, fièrement dressé, et fit un geste dans ma direction. Pendant un moment, je craignis perdre la vie. J'eus l'impression que mon âme était en feu.

 

Le taureau acquiesça. « Oui. Toi, et ce juste parmi les humains. Levez-vous et enfourchez votre monture. Nous avons un long vol devant nous. »

 

Une fois mon épaisse armure fermement attachée à la selle de la créature, derrière le Despote, nous fûmes accueillis dans le ciel par Tammuz, accompagné d'un nain que je n'avais jamais vu auparavant.

 

« Mon nouvel apprenti, expliqua Tammuz. Il sera bon pour lui de voir comment opère la sorcellerie dans les conditions concrètes du champ de bataille. De plus, Jou craint que vous ne vous blessiez.

 

— Tout à fait », fit une voix derrière moi. Jou nous avait suivis, prêt au combat. Ses écailles resplendissaient dans le soleil du matin, et il y avait dans son regard une lueur étrange que je n'avais jamais observée auparavant. Je fis un large sourire en le voyant. Mais bientôt, je me sentis horrifié de voir une créature si érudite avec nous ici, au seuil de la violence.

 

Le champ de bataille s'étalait en-dessous de nous : un col de montagne entre Vanekhash et Gar-Shakhub. Les forces du Despote étaient postées au pied de la passe, laissant l'armée shakhubienne occuper le terrain élevé, tout en faisant en sorte qu'elle ne pût faire autre chose que de se lancer au combat dans sa formation de marche avant que nous ne fondissions sur elle. Nous atterrîmes au centre de nos troupes, et le Despote entama son discours. Les soldats vêtus du rouge et or de Vanekhash, parfaitement alignés, en burent chaque mot.

 

Les forces du Temple de Shamut tenaient le flanc droit. Elles étaient prêtes à se battre ouvertement pour le Despote, quand bien même, comme Tammuz me l'expliqua plus tard, elles auraient tout aussi bien pu le déserter au cas où Gar-Shakhub serait parvenue à le prendre au dépourvu. Le commissaire Alzhab étincelait et brillait à la tête des taurukhs sanctifiés, dont la taille dépassait celle de tout bestiau mortel. Le Grand Prêtre (un autre taurukh) se tenait parmi les exécuteurs qui m'avaient accompagné pendant la perquisition de la plantation.

 

Le centre de la force comprenait un bataillon de conscrits. Entre les régiments d'auxiliaires nains, on apercevait des soldats humains armés d'arcs et de lances. Ici aussi, il s'agissait de forces que le Despote aurait été incapable de mobiliser, ne l'eussé-je pas prévenu de l'attaque de ses ennemis. Derrière eux, on observait l'artillerie : des mortiers, des lance-roquettes, étincelant des marques des fonderies.

 

Le flanc gauche était occupé par la garde personnelle du Despote : les Immortels qui escortaient Zhabi, masqués et armurés (en armure ?), qui se tenaient parfaitement immobiles, à tel point que je me demandai à moitié s'il ne s'agissait pas de statues. Zhabi brandissait la bannière de Va'umkerutash, divinité tutélaire de Vanekhash. Il la tint haut, là où tout un chacun pouvait la voir. Elle était décorée du symbole d'un cor de chasse. Comme il l'agitait dans les airs, d'autres cors retentirent dans toute l'armée.

 

Nous n'eûmes pas à attendre longtemps avant d'apercevoir l'ennemi. Il fut précédé d'un grondement mécanique. Du haut du col, nous vîmes descendre de hautes tours, desquelles s'échappaient de noires volutes de fumée crachées par les engins infernaux. Gar-Shakhub avait envoyé une force d'acier, pensant assiéger les murs de Vanekhash.

 

Tammuz, Jou et le taureau de Shamut prirent leur envol en direction du flanc droit, tandis que les armes de l'ennemi avançaient inexorablement sur nos rangs. Des roquettes pleuvaient sur l'une des mécaniques, qui restait impassible, malgré l'huile enflammée qui l'aspergeait. Les taurukhs foncèrent, faisant hurler leurs tromblons, annihilant une troupe de cavaliers dont je ne remarquai l'existence que quelques secondes avant sa disparition. Les explosions tonnaient sur tout le champ de bataille, leur écho se répercutant sur les parois de la passe, si fort qu'il m'assourdissait même de ma position élevée.

 

Zhabi lança ses hommes à l'assaut de l'une des grandes tours de siège. Les Shakhubiens tinrent leur position ; le bélier d'acier s'abattit sur plusieurs des Immortels, les aplatissant littéralement sur le sol aride ; mais les nains masqués, implacables, se frayèrent malgré tout un chemin jusqu'au sommet de la tour, tailladant tout (tous) ceux qui se dressaient devant eux. Que ce soit par malchance, ou dans une tentative de ses conducteurs pour éviter de la voir retournée contre leurs alliés, la tour fit subitement une grande embardée et s'effondra, se brisant sur des rochers.

 

Les Immortels se relevèrent… juste au moment où un train leur rentrait dedans. Zhabi chercha désespérément une manière d'entrer dans l'inébranlable monstruosité métallique qui zigzaguait au milieu des rangs de ses guerriers, les envoyant voltiger de part en part.

 

C'est là que nous intervînmes. Le taureau piqua du nez. Le despote Sakhem laissa échapper un grand rire dément.

 

« Khamuz les avait trop molles pour venir lui-même ! C'est ce mage qui est leur commandant ! En avant ! », beugla-t-il, s'agrippant à notre monture de toutes ses forces. Nous survolâmes les lignes ennemies pour tomber sur l'arrière de leur formation. « Vous voulez ma cité ? Venez donc la chercher ! »

 

Déjà, le taureau piétinait les soldats à proximité de ses lourds sabots, tandis que la masse de Sakhem, noire comme la nuit, froissait leurs armures, enfonçait les cages thoraciques avec une aisance déconcertante. Les nains tinrent bon malgré tout, et entreprirent même de repousser notre assaut, s'en prenant aux jambes du taureau. J'étais on ne peut plus conscient du fait que nous étions, à cet instant même, en infériorité numérique et loin de quiconque à même de nous venir en renfort.

 

Sur notre droite, j'entrevis Tammuz. Le lamassu ricanait. Il jonglait avec une boule d'énergie lumineuse, la faisant passer d'une patte à l'autre, tandis que le mage dont nous avions chargé l'unité cherchait désespérément à la suivre du regard.

 

« La patte est plus rapide que l'œil…. Est-ce à ma gauche ? À ma droite ? », railla-t-il. Le mage ennemi éructa une malédiction et parut prendre une décision. Rapide comme l'éclair, Tammuz conjura une deuxième balle d'énergie qu'il envoya sur nous. Elle éclata à notre contact, couvrant le taureau, le Despote et moi-même d'une lueur argentée. « Pas le bon choix, mon cher ami », fit remarquer Tammuz, tandis que le Despote, mué en irrésistible avatar de destruction par le sort de Tammuz, se mettait à marteler les rangs ennemis avec une ardeur redoublée.

 

La deuxième tour vira vers nous, tout comme le deuxième train. La machine tira des fusées massives, qui fendirent l'air avec une précision et une puissance mortelles. Le taureau esquiva, mais ce ne fut pas le cas de Jou, qui nous avait suivis, et qu'un des projectiles heurta en plein flanc. Mon fidèle ami poussa un hurlement de douleur et dégringola du ciel en chute libre avant de s'écraser au sol. Emporté par la rage et le chagrin, je voulus m'arracher à ma selle, déterminé à me tenir à ses côtés, mais j'étais trop fermement attaché à mon harnais de métal.

 

Je vis ma vie défiler devant mes yeux. Ce jour où, dans les forêts de Meïshan, un jeune garçon rencontra pour la première fois un « cerf étrange ». Toutes les douleurs, tous les chagrins de la jeunesse, partagés avec un compagnon bien plus âgé et bien plus sage. Tous nos voyages à travers le monde, le ciel que nous avions arpenté ensemble… Tout cela, sacrifié au nom de ma carrière ? La compassion céda la place à la furie. Gar-Shakhub avait abattu la créature la plus aimable qui ait jamais foulé la terre. À cause d'elle, le corps de Jou avait foulé des brins d'herbe. Ils allaient payer. Ils allaient payer.

 

Le taureau, le Despote et moi-même, invincibles, nous traçâmes une voie ensanglantée à travers nos ennemis, emportés par notre élan. Une grêle de balles s'abattait sur nous, mais notre armure ne céda pas, et nous survécûmes. L'être dément avec lequel je chevauchais plongea droit sur un mastodonte d'acier déchaîné, la mécanique infernale. La charge titanesque du taureau fendit l'acier, sauvant Zhabi et la poignée d'immortels qui combattaient toujours stoïquement, toujours totalement silencieux.

 

Devant nous, à présent, la mécanique et la tour restantes pivotaient pour faire face aux conscrits. Le centre de notre armée fléchit et céda, mais les flancs s'étaient tournés vers l'intérieur. Les taurukhs pilonnèrent la deuxième mécanique. Le commissaire déchiqueta une de ses portes blindées, mû par une férocité terrifiante, pénétra à l'intérieur et massacra son équipage. Pendant ce temps, nous avions rejoint un groupe de guerriers qui assaillait la tour de siège. C'est ici que le taureau de Shamut vit la chance tourner. Il se retrouva désincarné par un coup formidable de l'immense bélier. Le Despote et moi-même roulâmes au sol, le beuglement du taureau résonnant dans nos tympans sous le fracas de l'acier hurlant.

 

Sonnés, Sakhem et moi nous ramassâmes difficilement. La deuxième tour se renversa. Vanekhash avait gagné la bataille. Le taureau avait accompli sa mission.

 

Et j'obtins le meilleur accord commercial que le Tsouan-Tan ait jamais négocié avec ces nains rapaces. Payé du sang de Jou.


Addendum : Jou a survécu. Ses blessures étaient graves, mais Tammuz l'a emporté en lieu sûr. Nous lui devons maintenant une forte dette. Et, connaissant Vanekhash, je ne doute pas qu'il finira par la réclamer.

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p. 44

Taureau-goliath de Shamut

 

7e jour de damose

 

Depuis mon arrivée dans la citadelle de Dedushak, je suis la spectatrice de multiples préparatifs pour une fête religieuse en l'honneur de Shamut, dieu de la guerre des nains de feu. Bien que les humains et nains orientaux rendent hommage à plusieurs divinités, en temps de guerre ou avant une bataille imminente, le culte de Shamut prime sur tous les autres.

 

Mon hôte est un noble mineur des Rezhanis, un peuple humain vassal des nains, de la région de Biliszond. Il s’est montré plus que disposé à satisfaire ma curiosité à ce sujet, et a accepté de me guider à travers l’étrange et cruelle culture de cette terre. Il a dit que les nains sollicitent la faveur de Shamut pour les aider dans les batailles à venir contre les rebelles orques des Monts arides. Un despote nain de grande renommée a été choisi par le Temple pour monter la bête qui sera invoquée (bien qu'il apparaisse que tous considèrent le nain comme étant la partie inférieure de cet échange). Tant les humains que les nains parlent de cette créature, le taureau-goliath, avec le plus grand respect. Je suppose qu’ils la considèrent comme un avatar de victoire sanglante, envoyé par leur dieu pour détruire leurs ennemis. Je suis certain que les prélats ignorants de Vétie préfèreraient le qualifier de « créature démoniaque », engeance du péché et des ténèbres.

 

Lors de ma promenade de ce matin, je suis tombée sur le Grand Bazar de la ville. On eût dit que les nains et les humains y participaient à un véritable concours de cris incohérents, chaque marchand louant ses propres marchandises, tout en jetant le doute sur celles de ses concurrents. J’ai observé une vente aux enchères où des captifs de nombreuses races étaient vendus comme esclaves. Après de longs marchandages, les pauvres êtres étaient emmenés enchaînés, pour aller prendre la fonction que leurs nouveaux maîtres avaient décidée pour eux.

 

Lorsque les agents du Temple de Shamut sont entrés sur la place du marché, engoncés dans leur lourde armure, un silence teinté de crainte et de respect s’est emparé d’une grande partie de la foule. Les gardes avaient beau être arrivés en retard à la vente, plus personne n’osait enchérir sur le lot d'esclaves qu'ils étaient venus acheter. Même le mercenaire ogre chargé d’assurer la sécurité de tout ce beau monde avait l’air mal à l'aise en leur présence. Après avoir acheté quelques dizaines d'esclaves, ils sont partis aussi vite qu'ils étaient venus, emmenant les captifs au visage pâle enchaînés, sans aucun doute pour assouvir de sacrifices la soif de Shamut.

 


11e jour de damose

 

Des processions religieuses ont à présent lieu chaque jour. Des colonnes de nains blindés marchent derrière des prêtres portant des statues d'un grand taureau, chantant des hymnes martiaux pour attirer l'attention de leur dieu brutal. Les prêtres de Shamut se tiennent à chaque coin de rue, prêchant la victoire lors des combats à venir, ainsi que dans toutes les guerres futures. Une ferveur religieuse s'est emparée de la ville ; elle s’intensifie à mesure qu’approche l’heure fatidique.

 

Chaque jour, des esclaves sont sacrifiés publiquement sur les marches du Grand Temple, leur sang abreuvant un rituel que je soupçonne être étroitement lié au calendrier nain. Un être invoqué de cette manière ne peut rester dans le plan mortel que pour un temps limité.

 

Je sens une accumulation d'énergie magique émanant du grand temple de Shamut, au cœur de la ville. Quelque chose de sinistre se prépare, mais je n'ose quitter la relative sécurité de la Citadelle, alors qu’on annonce l’approche d’une horde d’orques.

 


13e jour de damose

 

Je dois m’engager à écrire ce dont j’ai été témoin aujourd'hui, car c'est un spectacle que peu de gens dans l’Empire ont contemplé (et moins nombreux encore sont ceux qui ont survécu pour le raconter). Aujourd'hui était l'un des jours les plus saints de l'année pour les nains de feu, un jour en l'honneur de Shamut, de la force des armes et de la victoire inévitable. Les armées naines s’étaient rassemblées sur les places et les rues de la ville tandis que leurs prêtres guerriers administraient des bénédictions et préparaient la dernière étape de ce rituel long d’une semaine. Les chants s’entremêlaient avec les prières d'invocation de la cabale des prêtres. À chaque fois, les nains rassemblés répondaient à l'unisson en poussant des cris de guerre terrifiants.

 

Le rituel a été soudainement interrompu par un coup de tonnerre semblable à la voix d'un dieu en colère. Un méchant vent s’est levé ; les sombres volutes qui émanent des fourneaux de la Citadelle ont fait mine de s’écarter pour laisser luire les rayons du soleil sur le Grand Temple. Du ciel, un taureau-goliath de Shamut est descendu sur le monde, porté par des ailes couvertes de plumes, baigné d’une fumée noire et d’une lumière dorée. Une combinaison extrêmement discordante de stimuli pour les sens, évoquant la double nature du peuple infernal, à la fois obscure et divine.

 

Partout dans la citadelle, les grandes foules de nains et d’humains se sont agenouillées comme un seul homme, inclinant la tête en prière tandis que l'avatar de leur divinité se matérialisait devant elles. De derrière l’écran de fumée qui s’échappait de ses naseaux, ses yeux rouges maléfiques, brillant comme des braises fumantes, ont évalué froidement le nain choisi pour être son cavalier. Paraissant satisfait, il a autorisé les prêtres à attacher une selle sur son dos afin qu’il puisse être monté. Il a pris son élan en galopant sur les dalles, laissant des empreintes brûlantes dans son sillage, puis s’est à nouveau envolé. L'armée naine s’est levée et a suivi le taureau-goliath à la guerre. Que Sunna me préserve : je ressens presque de la pitié pour les orques…

 

- Journal de frau Lochstein, professeure de Sociologie arcanique

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p. 46

Artillerie

32e jour d’ullose

 

Chère Maman,

 

J'ai presque honte de t’écrire cette lettre. Les fonderies sont des endroits suintant de graisse, tout à fait impropres au travail des dames ; tout comme la fabrication d’engins de mort est certainement l’emploi le plus inadapté pour elles. Néanmoins, je m'accroche. Les misérables qui peinent dans cette fabrique sont incapables d'appréhender dans toute leur magnitude les rouages de l'industrie qui tournoient autour d'eux. Quand un nouvel esclave subit le claquement du fouet entre ses omoplates qui lui rappelle de pousser plus fort pour verser le métal en fusion, il n’entrevoit pas les engrenages qui en naîtront.

 

Et pourtant, les engrenages naissent. L’ouvrière ordinaire pourrait considérer tout aussi égal le fait de façonner de grandes portes mécaniques comme celles qui les enferment dans la fonderie pendant les heures de travail, mais je crois pour ma part être en mesure de me faire une idée du tableau dans son ensemble. Je remercie à ce propos l'ami de Papa, ce professeur assez rustre, nommé Chardonnet. Te souviens-tu de lui ? Il avait un début de calvitie et un grand penchant pour les fusées. Grâce à son enseignement, j’entrevois les assemblages dans toute leur plénitude.

 

Il s’agit du plus ordonné des chaos. La construction des pièces des machines, toutes identiques, est alimentée par une fournaise dont le feu rappelle les délires les plus inspirés de nos chers prédicateurs lorsqu’ils nous décrivent le jugement de Sunna à l'encontre des damnés. Les pièces sont ensuite envoyées vers toutes sortes de destinations : telle cargaison porte la rune de Nezibkesh, une autre l'emblème du Despote, une troisième est estampillée du sceau d’une citadelle lointaine.

 

Les ouvriers transpirent par torrents, traînant leurs fardeaux au rythme des fouets ; la « douceur » ne fait en effet pas partie du vocabulaire des nains infernaux. Ni, d'ailleurs, le mot « femme » ; du moins pas au sens où nous le comprenons. Hommes et femmes, humains, orques et hommes-bêtes : toute personne qui travaille est un esclave, ni plus, ni moins. Oh, mais je parlais des produits de la forge.

 

Beaucoup de choses sont créées ici, se conformant toutes aux mêmes normes. Les prêtres inspectent les moules pour s'assurer qu'ils restent bien propres et lisses. Les plus petits rivets bénéficient de la même attention que les grands essieux et rayons de roue, voire que les énormes plaques d'assise de l’artillerie. Tous doivent être exacts et exactement égaux à tous les autres fabriqués par la fonderie. Cela n'empêche pas qu’ils soient ensuite expédiés dans une incroyable diversité d'assortiments.

 

Même si cela requiert un grand effort d'imagination, je peux en visualiser les résultats. Les nains ont si profondément intégré cette normalisation qu’il suffit à leurs ingénieurs d’esquisser le moindre modèle qui leur passe par la tête pour commander les pièces dont ils ont besoin. Il doit en être ainsi : hier, deux envois sont sortis qui étaient presque identiques pour la plupart de leurs composants. La seule distinction entre eux était que l’un contenait un petit réceptacle d'airain en forme de taureau, provenant du moule de l'aile ouest, tandis que l’autre contenait un compartiment plus large pour les obus. J'ai assemblés ces deux modèles dans mon esprit : mis à part ces fioritures, ils seraient en tout point pareils.

 

Un procédé industriel, mais néanmoins artisanal. C'est folie que de voir ainsi fusionnés ces deux mondes pourtant opposés l'un à l'autre. Par ailleurs, je suis certaine que le professeur Chardonnet serait particulièrement fasciné par le lance-fusées. Correctement actionné, le mécanisme de chargement et de fermeture automatisé devrait permettre de recharger l'arme à une cadence inouïe ; d'autre part, la circonférence du canon est telle que les nôtres ont l'air de nains à côté, si vous me passez ce jeu de mots.

 

Même les modèles portables, plus petits, sont d'un gabarit comparable, voire supérieur, à une pièce d'artillerie usuelle. Quant au modèle « Léviathan »… on ne peut que trembler à sa vue. Si je me souviens bien des équations du professeur Chardonnet, ce modèle grand format doit tirer des projectiles assez puissants pour briser les murailles d'un château. Lorsque je ferme les yeux en contemplant le haut fourneau, j’entrevois à la place des villes incendiées, dévastées par nos créations.

 

Dans quelle mesure le forgeron est-il responsable de la violence de ses créations ? Puis-je vraiment me permettre de rester passive ? Il me semble que nos prêcheurs auraient dû consacrer bien moins d'efforts à décrire les tourments des méchants, et bien plus à nous faire part de leurs recommandations en ce qui concerne les pratiques des justes. Ce manque de vision m’apparaît aujourd’hui fort inconsidéré.

 

Votre affectueuse fille,

 

– Olivia

 

PS : si Marguerite travaille toujours pour notre maisonnée, remerciez-la. Sa recette de lotion capillaire a permis à mes cheveux de conserver un tant soit peu leur teinte blonde, même en ces circonstances éprouvantes !

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p. 48

Bastion infernal

 

Nous avions été ravis de trouver les nains installés en rase campagne. Mais le lendemain, nous fûmes réveillés par l’alarme. Sous le couvert de l’obscurité, l’ennemi avait construit ce que je ne peux décrire que comme des tours de siège. Deux grands monolithes d’acier, plus hauts que les murailles d’Avras, nous attendaient impassiblement de l’autre côté de la plaine. Les nains se positionnèrent en une formation profonde, prête pour la bataille.

 

Nos reîtres initièrent l’engagement en sondant les lignes naines. Ils se trouvèrent rapidement sous le feu des tours qui gardaient les flancs de la ligne de bataille ennemie. Les nains bénéficiaient du couvert de leurs créneaux, tandis que leur position élevée empêchait mes hommes de s’approcher suffisamment pour retourner le feu sans subir de lourdes pertes.

 

Comprenant cela, j’eus une claire vision de ce qu’il me fallait faire. Je commandai à mes chevaliers une charge en bonne et due forme sur le flanc gauche. Mais à mi-chemin de la plaine, alors que nous n’avions pas encore atteint le plein galop, nous fûmes pris pour cible par la tour la plus proche. Bien que la cadence de tir ne fût pas insoutenable, les tirs étaient précis et mortels.

 

L’élan de nos chevaux eût sûrement brisé leur formation, mais à quel prix ? Menant la charge, j’inclinai mon destrier vers le coin de la tour, là où se trouvait l’extrémité de la ligne naine. Les tirs cessèrent à notre approche : les nains s’emparaient de leurs haches et rejoignaient le combat de leur position surélevée.

 

Dans la confusion des combats, il me semble me souvenir d’avoir remarqué que le capitaine Kreuger avait mené ses reîtres à l’appui, et qu’il fondait maintenant sur les nains par l’arrière. Sans les tirs de couverture de la tour sur ce flanc, la ligne ennemie était vulnérable. Mon espoir était de briser le flanc gauche, avant de partir sur le flanc droite. Malheureusement, les nains tenaient obstinément, et nous étions en train de nous enliser.

 

C’est alors que nous nous sommes à nouveau retrouvés sous le feu, mais cette fois par la droite. Je me rappelle m’être dégagé de la mêlée afin de mieux examiner la situation. À mon horreur, la tour de droite s’avançait à travers l’avant de sa ligne, et les nains faisaient à nouveau pleuvoir le plomb d’en haut. En quelques secondes, la tour frappa notre formation de flanc. Un grand bélier s’abattait sur nos rangs, les plongeant dans la confusion. Le mur d’acier venant sur nous nous repoussa. La terreur s’empara des hommes et des chevaux. Nous ne nous attendions pas à ce que de si grandes constructions fussent capables de se mouvoir sans relâche.

 

À notre honte, nous avons battus en retraite, n’en réchappant que grâce à la vigueur de nos montures. Malgré leur fatigue, elles nous ont emportés loin du champ de bataille. J’attends de nouvelles instructions.

 

- Rapport de terrain. Maréchal Von Strickland, 17e division de cavalerie expéditionnaire, 904 A.S.

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p. 50

Mécanique infernale

 

Le pire, c’était l’attente… De l’autre côté du champ de bataille boueux, nous parvenaient les secousses d’une terrible machine, comme si elle était en train de percer le sol, prête à surgir à tout moment d’en-dessous de nous. La ferme que nous occupions pour protéger le flanc gauche de notre ligne de bataille se mit à trembler autour de nous. De la poussière tomba en flottant des chevrons du toit. Certains de mes camarades jetaient des regards de tous côtés, comme fous. D’autres scrutaient avec convoitise la porte arrière de la ferme, seule chance d’évasion… Mais nous restâmes, et nous attendîmes…

 

Le pire, c’était l’odeur… La plupart des fermes sentent le renfermé, et celle-ci était abandonnée depuis des semaines. Des excréments d’animaux, de la viande pourrie et des latrines de soldats nous assaillaient les narines. Et à travers ces puanteurs familières se fit sentir l’odeur âcre de soufre et de la poudre noire. Une épaisse fumée s’infiltrait à travers les planches avec lesquelles nous avions barricadé les fenêtres, empestant la cendre, nous brûlant l’odorat. Nous nous enveloppâmes le visage de tissus, et nous attendîmes…

 

Le pire, c’était le bruit… Des cliquetis, des claquements, des sifflements ; nous réalisâmes que ces sons s’étaient follement accrus, au point de noyer le vacarme de la bataille. La sentinelle sur le toit cria un avertissement pour attirer notre attention, mais était-ce bien nécessaire ? À présent, le grondement des roues qui approchaient était omniprésent. Le grincement strident des engrenages faisait claquer nos dents ; de la vapeur jaillit avec un bruit rappelant la clameur des âmes arrachées à l’au-delà. Par-dessus le vacarme, nous ne nous entendions plus. Une lueur rouge transparut à travers les briques du mur extérieur. Nous nous arc-boutâmes, et nous attendîmes…

 

Le pire… Nous le savons, à présent. L’impact envoya valser la moitié de notre groupe, en même temps que le mur cédait. Des gaz sulfureux emplirent nos poumons, nous toussâmes et râlâmes, le souffle coupé. Les étranges échos s’étaient mués en un tonnerre assourdissant, assaillant nos sens, nous faisant tomber à genoux, les mains sur les oreilles. C’est alors que nous appréhendâmes la source de nos problèmes. L’acier le plus noir, façonné en une masse terrifiante de métal ; une cruelle machine de destruction aux membres virevoltants qui broyaient la pierre et la chair avec un égal mépris. Les énormes morceaux de maçonnerie happés par ses tambours furent pulvérisés en quelques instants, tels des grains de blé dans un moulin.

 

La ferme qui avait enduré pendant des siècles le vent, la pluie et les pillards se mit à ployer. Notre régiment bien ordonné, occupant une forte position défensive, avait été réduit à un ramassis de racaille apeurée, les hommes se bousculant les uns les autres pour s’extraire des portes et des fenêtres… C’est alors que le bâtiment s’écroula.

 

Quelques instants plus tard, nous étions là, à contempler les débris de notre ancienne fortification. Deux étages de pierres avaient enseveli la moitié de nos effectifs avec notre terrible assaillant, enterré sous des tonnes de roche et de bois. Pourtant, ce silence ne devait pas durer : des gémissements mécaniques émanaient de sous la pile. Les poutres s’entrechoquèrent, et l’engin vrombissant émergea de la ruine, soulevant d’énormes nuages de poussières et de cendres. Sur ce, nous nous dispersâmes, l’épouvante derrière nous, sachant que pour nous, la bataille était perdue. D’ailleurs, aucune arme dont disposait notre armée ne pouvait l’arrêter,.

 

Seuls deux d’entre nous survécurent à cette terrible journée ; l’un est devenu prédicateur, renonçant à tous les biens de ce monde, tandis que j’ai opté pour la vie d’écrivain et d’érudit. Tout pour éviter de vivre une autre bataille. Je bondis encore de ma chaise à chaque fois que j’entends une porte claquer.


– Souvenirs d’un soldat raté, par Albrecht Weider

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p. 52

La Route de l'acier

 

« Hé, pétaradeur ! » cria le ferrailleur lorsqu'il passa sa tête dans l’abri pour me lorgner la tête. La puanteur qui émanait de ses dents jaunes me retourna l’estomac. « Le Gros là veut savoir si ta boîte esploziv’ elle va marcher ou pas. Pasque si non, on va te bouffer bientô – ooohh ! »

 

Le compagnon ogre de la créature, Nöying, balança nonchalamment le ferrailleur en l'air et se baissa pour me rejoindre dans l’abri. Il gloussa d’une manière qu'on eût pu décrire comme fraternelle.

 

« Mon camarade fait bonne blague. On mange grand héros, grand ennemi. Si bombe à toi pas explose, juste on jette toi à tigre. »

 

Après plusieurs semaines à apprécier l’hospitalité rude mais généreuse de ces créatures, je commençais à mieux comprendre quelles menaces de démembrement releveaient de la plaisanterie et lesquelles étaient mortellement sérieuses. Le sonnstahlien de mes hôtes s’était amélioré bien plus nettement que mon ghyengghetat depuis le début de notre coopération, ce qui m’embarrassait un peu. Mais à cette occasion, il était particulièrement difficle de lire l’humeur de Nöying.

 

« Je peux vous assurer, messires, sur mon honneur de diplômé du Collège d’ingénierie de Westerhafen, que les charges et les détonateurs sont de première qualité. Le cylindre principal est chargé de fulminate d’argent pour… »

 

Le ferrailleur, tout en se frottant la croupe, pencha la tête et fit une grimace.

 

« Mais pourquoi un si brillant humain des villes viendrait dans montagne fabriquer boîtes qui esplos’ pour ogres ? »

 

Je rougis. Nöying en parut grandement amusé.

 

« Ah. Il y a eu ce regrettable quiproquo, impliquant la femme du recteur, et, hum, elle s’avérait aussi être la fille du magistrat en chef…

 

— Ha ! ha ! ha ! Alors minus pense être homme pour femme ! Tu dois faire attention ici, » Nöying m'enfonça son doigt massif dans le ventre. « Peut-être jolie ogresse tombe amoureuse et veut bien montre toi comment ça faire. Si elle pas mange toi avant. Ha ! ha ! ha ! »

 

L’exposition de l’idée me fit tressaillir, quand soudain retentit l’appel d’un cor de guerre démesuré. Le grondement assourdissant occasionna une interruption bienvenue.

 

« Bien ! En avant ! C’est heure carnage ! » Nöying vociférait tout en brandissant son hachoir à la lame plus large qu’un pavois. Il aboya dans sa langue un ordre aux deux douzaines de brutes qui s’étaient tapies dans la tranchée derrière nous. Le mince espoir qu’il me restait de rester à l'abri disparut alors que mon interlocuteur m’attrapait par la peau du cou pour m'entraîner à sa suite, malgré mes prétextes bien vains.

 

« Viens ! Tu dis que tu étudie fabrication gros trucs ? Alors tu veux voir ça ! »

 

Il me lâcha sur le sol poussiéreux, probablement plus rudement qu’il ne l'avait escompté. Je clignai des yeux, pas tant à cause de la chute que du spectacle que m’offrait la Route de l’Acier. Et notre cible au milieu. C’était plus facile à imaginer quand ce n’était qu’un point sur la carte : un entrepôt-forteresse conçu pour protéger le chemin de fer passant dans cette région montagneuse. L’endroit servait aussi de dépôt de ravitaillement et de maintenance ; enfin, son emplacement était stratégique car il se trouvait à l'une des quelques entrées des parties souterraines du réseau.

 

Le dépôt était bien défendu. Après toutes ces années à étudier les engins de guerre, j’étais enfin sur le point de constater leurs effets sur le terrain. Des rangées d’artillerie bien alignées se mirent à tirer des salves à une cadence rapide, les obus sifflaient autour de moi, les éclats volaient en tous sens. C’était au-delà de tout ce que j’avais imaginé. J'étais incapable de bouger, le regard rivé sur l’armement infernal, la terreur qu’il inspirait marqua mon esprit à jamais. Ma situation ressemblait de façon troublante aux gravures que notre confesseur utilisait pour nous faire peur lorsque nous nous comportions mal étant enfants : des âmes damnées piégées dans la gueule de l’Abysse.

 

Devant moi se dressait un grand pont d’acier, aisément aussi large qu’une demi-douzaine de portes de mur d’enceinte. Il s’arc-boutait par-dessus le gouffre, et sur chacun de ses côtés s’alignaient des postes de tir fortifiés, certains équipés de batteries de roquettes. Les fortins grouillaient de nains et crachaient une épaisse fumée, produites par les machines à l'origine de l’alarme stridente.

 

Mais le principal des fortifications n’était pas ces postes de garde. De l’autre côté du pont, d’énormes murs d’acier noir recouvraient la montagne. De nombreuses cavités dans les flancs de la gorge, naturelles ou non, vomissaient un brouillard malsain, comme autant de portails vers l’enfer. Enfin, sur la demi-douzaine de chemins de fer grondaient les bêtes métalliques que les ogres nomment « mammouth d’acier » : d’énormes locomotives de métal noir traînant d’innombrables wagons blindés.

 

Je m’interrogeais, et pas pour la première fois, sur l’origine de la force motrice de ces monstrueux engins. Il ne faisait nul doute de la présence de quelque force arcanique : j’avais déjà eu le privilège de voir à l’ouvrage les plus puissantes locomotives à traction de Nevaz Athiz, mais ces dernières se mouvaient deux fois moins vite et avec une charge bien moindre. À moins que que les ingénieurs des forteresses naines n’aient fait qu’effleurer le véritable potentiel des machines à vapeur. J’ignore encore laquelle de ces hypothèses me perturbe le plus.

 

À se retrouver en présence d’espèces plus grandes, il se produit un curieux effet d’échelle. On s'habitue à sa propre petitesse. J’imagine qu’il en est de même pour les gobelins et les nains parmi les humains. Après plusieurs semaines aux côtés avec des ogres, j’ai pu obverser de quoi est capable leur corps massif et j’en avais conclu qu’il leur serait facile de se frayer un chemin dans une forteresse infernale pour peu que ma bombe créer une brèche dans les défenses. Mais ça ! Ils n'en avaient jamais parlé.

 

Je fus horrifié car je réalisais que mon calcul de charge était complètement erroné. Il était impossible que le dispositif qu’on m’avait commandé pût entailler les courtines du dépôt. Et encore eût-il fallu que les ogres arrivent jusque-là !

 

La ligne de bataille ogre chargeait le long du gouffre en direction de l’entrée, tandis que l'artillerie naine clairsemait sans pitié leurs rangs depuis la forteresse et les tours du pont. Aussi puissants que soient les ogres, ils ne pouvaient espérer survivre à un tel déluge de feu. Ils furent soufflés, découpés en morceaux, tranchés en deux par d’énormes éclats d’obus ou encore brûlés vifs dans des flambées si intenses qu’on pouvait sentir leur chaleur depuis les derniers rangs. Mais les ogres continuaient à avancer !

 

Je jetai un œil à mon compagnon, cherchant désespérément le moment d’inattention qui me permettrait de fuir sans que ma couardise ne fût remarquée. Mais il semblait calme, sinistrement calme malgré le carnage. Il marmonnait une mélopée guttural que je pense être un moyen de méditation. Ou une prière aux défunts.

 

Une occasion se présenta et je commençais à pivoter, mais Nöying tourna subitement la tête. Mon cœur battait la chamade. Mais il ne regardait pas exactement dans ma direction : il avait repéré un drapeau rouge flottant à peine visible dans le vent chaud, de l’autre côté de la gorge. L’ogre se tourna vers moi, un grand sourire aux lèvres.

 

« Trois… Deux… »

 

Et une immense explosion retentit. Mais très loin de la forteresse. Bien au-dessus du bord opposé du gouffre, bien au-delà des tours de guet du complexe. Un panache de fumée et de poussière s’éleva et des fragments de roches commencaient à tomber en toutes directions. L’avalanche continua sans jamais sembler s’arrêter. L’écho des détonations résonna sur les rebords métalliques du tunnel, qui ressemblaient désormais à une sorte de trompette démoniaque ; je me bouchai les oreilles. Nöying, lui, resta debout à contempler la bouche d’acier en contrebas, rugissant de triomphe.

 

Un nuage de poussière et de cendre surgit du tunnel, qui engloutit rapidement le pont. Finalement tout le champ de bataille fut plongé dans le noir. J’aperçus vaguement deux des mammouths d’acier s’extirper hors de l’ouverture, leurs freins faisant pleuvoir des étincelles dans l’espoir d’un arrêt pas trop brutal. Tous leurs wagons étaient déformés ou écrasés par d’énormes rochers.

 

La poussière voltigeait de toute part lorsqu’une main inhumaine attrapa mon épaule.

 

« Très bien ! Tu as paye. On y va ! Vite ! »

 

Encore secoué par les événements je luttai pour me remettre sur pied. Après avoir toussé de tous mes poumons, je m’enfuis dans le sillage de Nöying. Arrivé à la tranchée, je tombai littéralement dedans, atterrissant sur un ogre qui beugla et me dégagea d’un brusque mouvement irrité. Une petite main gluante tiraillait avec insistance sur mon pantalon. Je jetai un coup d’œil en direction du ferrailleur qui dansait à petits pas, piaillant d’excitation.

 

« Superbe esplozion ! Ces fichus nains ont mordu la poussière ! Les gros rochers ont tout aplati les bêtes de métal. Fais-en plus ! Plus ! Héhéhéhéhéhé ! »

 

J'errai maladroitement à travers le camp, dans la poussière qui commençait à peine à retomber, jusqu’à retrouver Nöying. D’un coup sec de son hachoir, il venait tout juste de trancher la jambe broyée d’un de ses guerriers. Une douzaine de ferrailleurs s’affairait à chauffer à blanc un grand tison pour cautériser la plaie. Étonnamment, quelques instants après avoir hurlé de douleur, la créature blessée avait l’énergie de me montrer du doigt et même m’aboyer quelque chose qui ressemblait à un compliment. Mon camarade qui appliquait le tison brûlant ma parla par-dessus son épaule de façon tout à fait décontractée, comme s’il n’était pas en train d’effectuer une opération délicate.

 

« Achdag dit que ça être bon travail. Fais plus bombes comme ça. Peut-être bientôt, toi célèbre et ogres pense à manger toi ! Ho ho ho ! »

 

Son patient poussa un cri de douleur, la légendaire résistance à la douleur des ogres atteignant ses limites. Nöying hocha la tête, comme pour approuver son travail, puis se tourna vers moi.

 

« Tu as questions ? »

 

Bien des questions traversèrent mon esprit, mais seule une franchit le seuil de ma bouche.

 

« Vous n’avez jamais eu l’intention d’occuper la forteresse pour demander une rançon. »

 

Nöying renifla d'un air moqueur.

 

« Agent ogre a dit ça ? Pff. Il est plus stupide que je pense. Même ogres pas essaye plus gros morceau chaîne casser. Beaucoup gardes, beaucoup canons. Mais ils pensent ogres stupides. Ils pensent ça ogres veut faire, oui. »

 

Il se tapota la tampe.

 

« C’est comme chasse au mammouth. Ogres courageux fait du bruit, attire mammouth avec grosses défenses, pendant chasseur se cache… »

 

Il représenta l’action, faisant marcher ses doigts le long de son bras jusqu’à son poing.

 

« … et jette petite flèche dans œil mou. »

 

Évidemment, le fait que la flèche en question était gros et épaisse qu'un trait de baliste brouillait un peu la métaphore, mais l’exemple était suffisamment clair.

 

« Donc l’assaut était une diversion. Sacrément coûteuse, il semblerait. »

 

L’ogre haussa les épaules, balaya du regard les alentours, les blessés gisant ça et là.

 

« Ils prend or, ils connait jeu. Comme toi. Mais pas pareil.

 

— À ce propos, il était question d’un supplément en cas de succès de la mission… »

 

Le regard de Nöying se durcit.

 

« Comme khan dit : bombe explose, tu as or pour temps et pour bombe. Pour reste… on voit si trou est gros comme tu as vendu.

 

— Comprenez cependant que j'avais calculé en prenant en compte que la bombe devait faire exploser un – »

 

L’ogre leva la main. Je sus qu’il valait mieux ne pas continuer. Il héla une créature plus jeune et plus mince, qui partit à toutes jambes. Il revint quelques minutes plus tard, visiblement porteur d'un message qui satisfait Nöying.

 

« Très bien. Tout plafond tombe avec charge principale, toutes six pistes sous tas de rochers. Frappe devant un mammouths d’acier et lui explose. C’est plutôt bon résultat. On paye tout. Il faut une semaine pour réparer. »

 

Je déglutis bruyamment. J’avais entendu parler de l'ardeur au travail des nains infernaux, mais cela semblait incroyable d’être capable de réparer les dégâts infligés par ma bombe en si peu de temps.

 

« Mais… » commençais-je. « Si la route sera opérationnelle d’ici une semaine, qu’est-ce qu’il y avait à gagner… »

 

Nöying éclata de rire.

 

« Par gosier de Yakha, humains lents comprendre ! »

 

Il approcha son visage tout près du mien. Même après tout ce temps passé en sa compagnie, je ne m'étais toujours pas entièrement habitué à la puanteur de son haleine. Dans son large sourire, sa dent en or scintillait à la lueur du feu.

 

« Pendant une semaine, tous convois direction Huafeng pas utilise cette route mammouths d’acier. Ils utilisent passe de Tchougaï. Notre route.

 

— Hum, et je suppose que, hasardai-je, il y aura… un petit droit de passage. »

 

Son sourire s’élargit encore.

 

« Tu apprends vite. Une semaine de péage. Ça paye en or membre tribu perdu aujourd’hui, dix fois même. Ça pas marche toujours bien, défenses des nains bien. Mais quand ça marche… Ça rapporte beaucoup ! »

 

Le potentiel économique du chemin de fer me surprenait encore. Je savais pourtant qu’il formait un vaste réseau reliant le Sagarika, le Tsouan-Tan et toute la richesse de l'Orient. J'avais même entendu parler de nouvelles branches en direction de la Taphrie à l’ouest. Malgré ma propre condition de mercenaire, je ne pus m’empêcher d’être bouleversé par ces vies sacrifiées à la faveur de cette logique froide et mercantile. Nöying remarqua mon malaise et me donna une sacrée claque dans le dos, la bourrade m’étala à terre.

 

« Bienvenue sur Route d’acier, ami ! Viens, on a encore travail et route. Après repas, bien sûr ! »

 

– De Voyages à dos de cheval à travers les steppes orientales, les mémoires de Holgar Ormerudde, ingénieur mercenaire

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p. 56

Le Code de Kemurab

 

Aujourd’hui encore, après tant d’années, c’est avec honte que je me remémore mon ancienne vie. Tant de cupidité, de vanité… à quoi bon ? Tout mon or n’a pas suffi à m’éviter les mésaventures dont j’ai souffert. Mes bijoux, mes tonneaux de vin épicé, mes produits exotiques… Aucun n’a pu me libérer de l’horreur que j’endurai dans la lointaine citadelle de Nedzhid.

 

Même les mercenaires que j’avais engagés au cours de mon périple vers l’Orient s’avérèrent impuissants face au monstrueux demi-taureau qui nous accueillit à notre arrivée à la citadelle. C’est à ce moment précis que je réalisai avec une sourde terreur à quel point j’avais été insensé de vouloir faire des affaires avec les nains infernaux. Mon espoir envolé, je brandis le laissez-passer arborant le sceau du despote de la citadelle, lequel fut inspecté dans ses moindres détails. Enfin, un prêtre coiffé d’un casque à cornes s’avança et déclara que ce document ne concernait expressément que les marchandises voyageant en train, et n’avait donc aucune valeur étant donné que j’avais été contraint d’emprunter la route.

 

Ils me conduisirent jusqu’à une grande ziggourat, où ils m’enfermèrent dans une cellule de fer et de pierre. La chaleur suffocante et la puanteur du soufre y intensifiaient ma peur et ma confusion. Après un délai dont j’ignore absolument la durée, je fus amené, ainsi que d’autres prisonniers, dans une grande salle remplie de braséros, présidée par trois personnages à l’air sérieux et menaçant, assis sur un grand podium. Au centre de cette salle se dressait un grand pilier de roche noire, gravé d’innombrables runes et symboles. Le premier prêtre proclama qu’il s’agissait du code de Kemurab, d’après lequel j’allais être jugé.

 

Bien des années plus tard, j’appris que Kemurab avait été le dirigeant de Zalaman-Tekash, il y a mille ans. Après l’ouverture de la Fournaise et la perte de leurs marches septentrionales, Kemurab joua un rôle fondateur dans la reformation de l’identité des nains orientaux, désormais qualifiés d’« infernaux ». Personnalité acclamée, il étendit grandement l’influence de sa propre cité, faisant d’elle la capitale de facto que nous connaissons aujourd’hui. Plus qu’à tout autre, c’est à lui que revient la paternité du système culturel et politique qui me causa tant de souffrances. Réputé pour sa grande érudition et sa modestie, Kemurab assura sa base politique en adoptant le titre non pas de roi, mais de « curateur des runes ». Sa réalisation la plus célèbre et la plus durable fut la réforme des systèmes juridiques et écrits des nains. Le grand législateur ne se doutait certainement pas que son maudit code (resté essentiellement identique à l’original) me serait appliqué, un millénaire après sa mort.

 

Ma crainte ne fit que croître lorsqu’un autre haut prêtre entreprit d’interroger les accusés un par un. De temps à autre, il levait la main, et un troisième prêtre lisait le châtiment prévu par le Code sur la colonne noire. Tout citoyen qui vole la propriété d’autrui dans la rue lui remboursera cinq fois la valeur de l’objet volé, et ses enfants serviront d’esclaves à la partie lésée pendant un mois pour chaque objet volé. Tout esclave coupable de parjure contre son maître verra ses enfants subir un nombre de coups de fouet égal à leur âge. Ainsi de suite.

 

Les premiers défendants, qui étaient sans nul doute les plus chanceux, furent emportés, enchaînés. Un nain barbu à la peau sombre fut amené au banc des accusés. Le prêtre qui occupait le centre de l’estrade se mit à le questionner, d’un ton accablant, tandis que d’autres peignaient des runes sur son corps au moyen d’un étrange onguent noir. Cette fois, le crime était plus grave. Je ne compris pas bien de quoi il s’agissait, si ce n’est qu’une précédente condamnation n’avait pas été purgée comme il se devait. La peine était dès lors la plus sévère prescrite par le code : il devait être sacrifié pour la gloire d’Ashuruk et l’honneur de Ninarduk.


Les deux autres prêtres sur l’estrade saisirent chacun une torche et se tinrent aux côtés de la victime, psalmodiant des hymnes gutturaux tout en approchant la flamme de plus en plus près de sa peau. Le corps sombre et vigoureux du nain s’enflamma tandis que retentirent ses cris de douleur ; la pièce tout entière fut emplie de la puanteur du souffre et de la chair brûlée. Je ne sais combien de temps dura ce tourment : chaque fois que le nain hurlant semblait enfin rendre l’âme, les runes goudronneuses luisaient et le ramenaient à la vie, jusqu’à ce qu’il ne restât plus de lui qu’une pile de cendres fumantes.

 

Frappé de stupeur, il me fallut de longues minutes avant de réaliser que tous les regards dans la salle étaient désormais tournés vers moi. Le haut prêtre répéta lentement le chef d’accusation, afin de s’assurer que j’avais bien compris la situation. On me reprochait de conspirer contre le clergé d’Ashuruk et d’espionner pour le compte des ennemis de la Citadelle. Sachant que je n’aurais que peu de chances de prouver mon innocence, j’attendis une pause dans cette litanie juridique avant de tenter de lever la voix. Telle était ma frayeur que je ne parvins qu’à balbutier quelques paroles sans le moindre sens, assez cependant pour que les prêtres s’interrompent et m’accordent leur attention. Je me râclai la gorge avant de protester, demandant de comparaître devant le despote Zadbuk, dirigeant de Nedzhid, qui avait apposé son sceau sur le laissez-passer censé me permettre d’établir des relations commerciales avec ma cité.

 

Le prêtre, me lançant un regard noir, pointa le doigt en direction du grand trône vide qui surplombait l’assemblée. Il était clair que le Despote n’était pas dans la Citadelle, à moins qu’il ne fût tout simplement pas informé de la tenue de ce procès. Après quelques questions supplémentaires, plus par souci de respect du protocole que de clarification, le verdict me fut lu : d’après le code de Kemurab, et considérant que je venais d’un pays étranger, toutes les marchandises que j’avais amenées dans la ville seraient confisquées au profit du clergé d’Ashuruk ; les mercenaires et les serviteurs qui m’avaient accompagnés seraient vendus comme esclaves au bénéfice du Temple ; quant à moi, je servirais les Cerbères de la Citadelle pour une période de six fois dix mois.

 

Je ne dirai rien de mon asservissement, car il s’agit d’une douleur que seuls les dieux peuvent apaiser. Mais aussi longtemps que je vivrai, jamais je n’oublierai jamais ce moment où mon destin fut scellé. Le jour même de la fin de mon « service », on me remit dix pièces d’argent et une lettre adressée aux princes de ma cité, et je fus jeté hors des murs de la Citadelle. Lorsqu’enfin je rentrai chez moi, après bien des périples sur la route, j’avais perdu ma position, tous mes biens et ma famille. Voilà comment j’ai appris que l’or et le pouvoir ne sont pas tout dans la vie, chère enfant. Écoute bien les paroles de ce pauvre vieillard, et tiens-toi à distance des nains infernaux.


- Récit consigné par Adria de Myra, d’après les paroles du doyen des domestiques de son père

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p. 58

Vassaux, première partie

 

6e jour de februar

 

Chère Maman,

 

Mon sort a connu un tournant décisif, pour le mieux. Non pas que, à la réflexion, on eût pu s'attendre à ce qu'il prît une autre tournure. La gratitude d'une amie étrangère s'est avérée indigne du papier sur lequel elle n'avait pas été écrite, car j'étais certainement coincée ici, et où donc était passée l'amitié de dame Khezek ? En l'absence d'une aide de sa part, ou de cette méchante dame Fortune, je me trouvais condamnée à l'abîme inébranlable. C'est-à-dire, les flammes et les fumées de la fabrique.

 

Oh, mais je m'attarde sur des questions dont j'ai déjà traité. Permettez-moi de m'expliquer.

 

L'atelier vit au rythme d'une routine compliquée. Les changements de pauses s'entrelacent de manière ordonnée, même si la plupart des prisonniers se contentent simplement de suivre le claquement du fouet. Toutefois, par une observation attentive, je déterminai que l'ordre normal des choses avait été bouleversé : quelque éminent personnage était clairement en route, car notre cadence ralentit fortement à la faveur d'une vaste opération de nettoyage et de polissage de surfaces jusque-là généralement négligées. Cette inspection imminente était visiblement si importante que des renforts nous furent amenés : des femmes libres. Des femmes humaines, en effet, bien qu'elles fussent locales par leur apparence et par leur maîtrise de la langue infernale.

 

Des temps désespérés appellent des mesures désespérées. Observant attentivement les gardiens pendant notre quart, je me cachai dans une zone où les femmes libres étaient sur le point de commencer un deuxième passage de nettoyage approfondi. C'est là que je sortis mon plus grand trésor. À partir de morceaux de tissu arrachés à d'autres vêtements et cousus à l'aide de tout ce qui m'était passé par la main, j'avais produit un double des accoutrements portés par ces femmes que j'avais vues travailler dans les bureaux de l'usine. Il s'agissait d'un ouvrage brut, primitif, d'un déguisement dérisoire dans des circonstances normales.

 

Je versai donc un seau d'eau savonneuse sur moi, et gémis. Ma pratique récemment acquise, mais largement inutilisée de la langue locale me fut d'un grand atout : les jurons que je proférai, relatifs aux chèvres, aux taureaux et aux feux éternels, me firent passer pour une femme libre véritablement malchanceuse, en quête d'un uniforme de rechange.

 

J'eus la chance de croiser un soldat gobelin plutôt qu'un humain. Il me regarda et tenta de reconnaître mon visage, mais, bien que je sois plus pâle, plus blonde, et que j'aie plus de taches de rousseur que les gens locaux – eh bien, tout comme les gobelins et les orques sont tous identiques à nos yeux, je crois qu'en retour, eux-mêmes ne voient aucune différence entre le faciès d'une Sohnstahlienne et celui d'une Orientale.

 

Certes, j'avoue qu'après cela, je rencontrai tout de même quelques difficultés. M'étant évadée de la fabrique, je me retrouvais privée de tout bien notable, à part mon uniforme contrefait et détrempé. J'inventai une histoire, bien sûr : c'était mon premier jour, la grande ville était si déroutante, et ainsi de suite, au point que je suscitai la pitié de quelques-unes de ces vassales, et que j'obtins d'elle un nouvel uniforme sec.

 

Ah, oui, les vassaux des Infernaux, parlons-en. Je devrais expliquer : les non-nains libres (ce concept s'exprime par un unique mot dans leur langue) doivent allégeance aux nains, selon un système compliqué. Je ne prétends pas en comprendre tous les détails, mais j'ai eu l'occasion d'écouter mes « consœurs », occupées à jacasser en observant les beaux hommes en uniforme qui défilaient devant nous.

 

Je devrais peut-être prendre un moment pour décrire la compagnie à propos de laquelle elles se pâmaient ainsi ; à mes yeux, leur tenue était absolument immorale. Des armures délacées, révélant leur peau effrontément nue, des tuniques courtes qui induisirent moult spéculations concernant le dessus de leurs cuisses, et des bottes polies à un point tel qu'elles en luisaient comme des miroirs, permettant à celles qui avaient le regard le plus perçant parmi les domestiques de résoudre une partie du mystère. Leurs barbes étaient uniformément fournies : il semble que le métier de barbier n'ait pas traversé la mer aussi rapidement que moi. En fait, je crois même que certains d'entre eux portaient des extensions.

 

Ces soldats humains doivent fidélité aux nains. En effet, ils escortaient le fonctionnaire venu inspecter la fabrique. Une dîme en sang et en or est exigée d'une nation qui dépasse pourtant de cinq fois la population de cette citadelle, et qui s'en acquitte volontiers. Ces soldats paraissaient assez fiers ; je me souviens que Père avait dit un jour qu'en dernier recours, on ne se bat pas pour le devoir, pour l'Empire ni pour la déesse, mais pour l'homme qui se tient à côté de vous. Ces mots me revenaient tandis que j'observais leur ordre de marche, les lances relevées.

 

Leurs armes n'étaient certainement pas de la plus haute qualité que la citadelle pût fabriquer. Je n'ai peut-être passé que quelques semaines dans la fonderie, mais je me considère déjà comme une experte en artillerie infernale, et leur escouade faisait rouler une pièce nettement inférieure. C'était une arme à torsion assez curieusement conçue, à mi-chemin entre la baliste et la catapulte. Ils l'ont apportée à l'ingénieur de la fonderie, peut-être pour des réparations. Un autre des commentaires de Père résonnait dans mon esprit : « Les officiers ne se soucient jamais autant de l'équipement du soldat que le soldat lui-même ». Si cynique est cette vérité, elle s'avère bien universelle.

 

Votre fille dévouée,

Olivia

 

Post-scriptum : ils portaient ce qui me parut être des outres de vin, mais quand j'ai soulevé le sujet, on s'est bien moqué de moi ! Il s'avère que ces outres ne sont pas remplies d'alcool, mais d'huiles soigneusement traitées qui sont immensément inflammables. Pouvez-vous l'imaginer ?

 

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p. 60

Vassaux, deuxième partie

 

Ma chère maman,

J’espère que cette lettre vous trouvera, Fatja et toi, en bonne santé. Ma sœur devra attendre l’hiver pour revoir son tendre époux, Imran. On nous a informés que l’unité de conscrits dont nous faisons partie est requise  jusqu’à la fin de l’année. Ne vous faites pas trop de soucis pour nous. Entre l’esclavage et le vasselage, le choix est facile. Mosnarat peut dormir tranquille sachant qu’elle est à l’abri des attaques de Zalaman-Tekash, tant que ses fils combattent pour en assurer la prospérité. La conscription est un faible prix à payer pour cela, nous sommes tous deux volontaires.

Le Despote est un individu particulièrement effrayant, qui jouit d’une loyauté à toute épreuve de la part de ses soldats, et d’une obéissance inflexible de la part de ses vassaux. Si jamais nous lui déplaisons, les hobgobelins affirment que ma famille et notre maison seront effacées de la face du monde. Je crains plus le Despote que toute horreur que je pourrais affronter sur le champ de bataille.

Étant donnée la diversité des peuples sur lesquels règne le Despote, les autres conscrits sont de toute forme et de toute taille : des orques à la peau sombre venant des terres du sud, des envoyés du lointain Tsouan-Tan, et même quelques ogres. Mais les plus nombreux sont les hobgobelins. Ils ont la même stature et la même nature que les autres gobelins que j’ai déjà rencontrés, mais leur peau a généralement l’air plus sableuse, tant par la teinte que par la texture. Ils sont extrêmement grossiers dans leur usage de notre langue ; Imran me prie de ne pas prêter l’oreille à leurs obscénités.

J’ai hâte d’être bientôt de nouveau à tes côtés chez nous à Mosnarat.

– Sorkhil


Ma chère maman,

Cela fait des jours que nous marchons. Les hobgobelins me disent qu’il se trouve un vassal indiscipliné au nord, que le Despote souhaite châtier à titre d’exemple. Je ne mange pas à ma faim, d’autant plus que je suis épuisé de marcher chaque jour toute la journée. Les hobgobelins bénéficient clairement d’un traitement de faveur. Même leurs montures hirsutes sont mieux nourries que nous. Ils prétendent que c’est parce que la vie de leurs horribles loups baveux vaut plus que la nôtre !

Nous avons été rejoints par des chameliers du sud de la Mer de la soif. Ces guerriers, enveloppés de tissus destinés à les protéger des vents du désert, peuvent tirer une flèche avec précision du dos d’un chameau au galop. Je les ai vus s’exercer dans le camp. Ces nomades, tout comme les hobgobelins montés sur leurs loups, jouent le rôle d’éclaireurs et de messagers pour notre armée, faisant de nombreux va-et-vient le long de notre colonne. Si je suis à nouveau conscrit l’an prochain, j’apporterai Rougecrin pour me joindre aux unités montées, surtout si cela signifie que j’aurai une meilleure ration. Je te prie de faire en sorte qu’il soit chaussé pour mon retour, cet hiver.

Dis à ma sœur que le moral d’Imran est toujours au plus haut, et qu’il souhaite qu’elle sache qu’il pense beaucoup à elle.

– Sorkhil


Chère mère,

Nous avons enfin atteint notre destination. Je n’ai jamais été si loin au nord de ma vie. Bien que nous soyons au cœur de l’été, l’air d’ici n’est pas brûlant comme celui de Mosnarat.

Le chef de ma division est un hobgobelin à la carrure phénoménale, nommé Gorba. Il ressemble en fait beaucoup plus à un orque, mais il chevauche l’un de ces gros loups poilus que les gobelins apprécient tant. Quoi qu’il en soit, il jouit du respect de ses troupes, et reçoit ses ordres directement du Vizir. Hier, il nous a informés de l’identité des adversaires que nous sommes venus combattre. Il a lourdement insisté sur la fourberie de ces vassaux réfractaires, qu’il nous a présentés comme des rebelles animés de mauvaises intentions. Je relève toutefois l’ironie de notre situation, en tant qu’humains envoyés par nos maîtres nains aux côtés d’orques et de hobgobelins pour combattre d’autres humains à l’autre bout du monde.

Nous autres, vassaux, formons une unique division au sein d’une cohorte plus large : divers irréguliers ont été répartis en contingents à la structure mal définie, en fonction de leur race et de leur origine. Les hobgobelins disent que c’est pour permettre aux nains de déterminer plus facilement quels seront les familles et les pays à punir au cas où nous fuirions le combat. J’apprends à ignorer la plupart des ragots colportés par les hobgobelins. Néanmoins, je ne souhaite pas t’apporter la ruine, ni à Fatja, ni à Mosnarat. J’accomplirai mon devoir aux côtés d’Imran, même si je dois tuer d’autres humains.

– Sorkhil


Ma chère maman,

J’ai une terrible nouvelle à t’annoncer. Imran est mort. Nous avons engagé le combat avec les rebelles dès l’aube. Nous faisions partie de la première vague envoyée assaillir la ville. Juché sur son loup grondant, Gorba nous a exhortés à pénétrer dans l’enceinte à travers une brèche dans les remparts. Aucun quartier n’a été accordé aux rebelles. Nous nous sommes heurtés à l’ennemi dans les ruelles étroites, il s’ensuivit une mêlée désespérée. Imran, le premier à se hisser au travers de la brèche, combattait comme un lion lorsque je l’ai rejoint dans la lutte. Il a abattu un grand nombre de robustes défenseurs par des frappes rapides de sa lance. Mais tout à coup, surgie de nulle part, Imran a été submergé par une conflagration ardente. L’embrasement m’a rejeté contre un mur de pierre. Lorsque je suis revenu à moi, il ne restait plus d’Imran que quelques restes calcinés. Sa mort a été rapide, j’en suis certain.

Le chef des rebelles m’est apparu à travers le tourbillon de chaleur : un grand conjurateur du feu, paré d’une impressionnante robe vermillon. Il a levé son bâton pour lancer une deuxième décharge de magie, et j’ai goûté l’odeur nauséabonde du soufre. Je me suis accroupi derrière mon bouclier, m’attendant à ressentir une vague de chaleur incandescente m’engloutir à mon tour. Mais au lieu de ça, c’est notre ennemi qui s’est retrouvé noyé sous un violent déluge d’acier, de griffes et de crocs. Gorba et ses cavaliers lupins avaient rejoint le combat et mené leur propre charge. Le mage a soulevé un terrible mur de feu, mais le chef hobgobelin a bondi à travers lui et transpercé le conjurateur du fer de sa lance, tandis que son loup lui arrachait la jugulaire. Les rebelles restants ont pris la fuite.

Dis à ma sœur que nous avons vengé son mari. Notre paix avec Zalaman-Tekash a été payée d’un terrible prix.

– Sorkhil

 

– Correspondance découverte par l’érudite avrasienne Tzilla Zlato parmi les plus anciennes possessions de sa grand-mère

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p. 62

Esclaves infernaux

 

Si on ne pourra jamais qualifier de « panoramique » la vue de l’intérieur d’un tank à vapeur, il faut quand même dire qu’elle a le mérite de vous faire voir l’ennemi de près. J’ai toujours adoré le regard de terreur qui point sur leurs jolis minois juste au moment où j’appuie sur le dernier levier pour leur faire manger un bon boulet dans la face. Oh, comme ils couinent en voyant la Vieille Furie leur foncer dessus ! Une fois sur deux, ils détalent sitôt que j’entame mon concert d’hymnes martiaux à travers les valves. Les elfes, les ogres, les sauriens… Tous les ennemis de l’Empereur chantent de leur plus belle voix pendant qu’elle valse avec eux. [Rires] Et parfois, moi aussi, je me mets à beugler pour les accompagner. [Rires] Les gens disent que je suis bizarre, vous pensez que ça me touche ? Pourvu qu’on me laisse conduire mon engin, ça roule !

 

Moi, j’ai dit bizarre ? Comme c’est étrange… Pourquoi aurais-je dit… Tiens ! Ça me rappelle un jour – c’était il y a des années – nous étions partis dans l’Est, de l’autre côté des montagnes, donner aux nains de feu un petit avant-goût de la justice de l’Empereur. La Veille Furie et moi, on nous avait relégués à l’arrière-train, et ça ne nous plaisait guère. Mais voilà tout à coup que débarque un coursier qui nous avise que l’avant-garde venait de se faire taillader. Et le Maréchal de me hurler de monter sur le pont pour tenir les petits salopiauds. Il n’avait même pas fini de s’égosiller que j’avançais déjà à toute berzingue !

 

En approchant du pont de pierre, j’ai vu nos chasseurs en train de se replier. Ils avaient l’air content de me voir ; mais moi, j’étais surtout content de voir l’ennemi : il était temps ! Les roues d’acier de la Vieille Furie faisaient jaillir des étincelles sur les dalles, les tromblons d’en face faisaient tinter sa coque de leur grêle de plomb, pendant que je remplissais les réservoirs six et sept, prêt à souhaiter le bonjour à quiconque se pointerait face à nous. Dans le périscope trois, j’apercevais les nains amasser leurs troupes pour se lancer à l’assaut. Qu’ils y viennent, que j’me dis. J’ai glissé un filtre sur le ‘scope pour y voir de plus près.

 

Pas des nains ! Des orques. Chacun plié sous un lourd fardeau, attentif au moindre besoin des nains, comme s’ils étaient au chevet de l’Empereur lui-même. Jamais rien vu d’aussi… bizarre !

 

Et tout ce temps, ils se passaient de main en main une espèce de pichet d’où ils avalaient un breuvage contre-nature. Il était clair que quelques-uns n’y tenaient pas plus que ça, mais une gifle bien sentie, emballée dans un gantelet de fer, paraissait adoucir le nectar. Tout cela pendant que les fouets leur claquaient sans arrêt dans les oreilles, bien entendu.

 

Ma Vieille Furie et moi, les orques, ça nous connaît. Je ne compte plus le nombre de fois où on a dansé avec eux. Mais c’est la première fois que je les voyais comme ça : tout calmes, tout tristes, l’air tout résigné. Soumis. J’en ai vu des choses… bizarres dans ma vie, mais ça, ça m’a carrément fichu la frousse.

 

Je leur ai balancé un boulet, histoire de les égayer un peu. Une poignée d’orques s’est retrouvée réduite en charpie, je me suis dit : allez, ils vont se mettre à courir maintenant. Si pas pour prendre la fuite, du moins vers moi. Mais non, ils sont juste restés là, comme ça. Un tambour s’est mis à battre, et ils ont avancé en traînant les pieds, sans manifester le moindre signe de frayeur – ce qui est normal pour des orques –, mais sans le moindre enthousiasme non plus. Pas même un petit rugissement. Et puis, je ne pouvais pas non plus m’empêcher de remarquer qu’ils n’avaient pas non plus la moindre arme digne de ce nom – toujours aussi bizarre ! Qu’est-ce qu’ils comptaient nous faire ? Déboulonner nos plaques de blindage avec leurs ongles ?

 

En fait, il n’y avait qu’une seule manière de le savoir : la bonne vieille méthode ! J’ai enclenché la valve neuf, et la Vieille Furie s’est élancée. [Rires]

 

– Transcription d’un entretien avec feu Fritz Delph dit « Braillard », pilote du Marteau de Sunna, mené par Marius von Luntzburg peu de temps avant que le sujet ne décède au cours d’une bagarre de taverne

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p. 64

La Mer de la Soif

 

La mer de la Soif est si vaste qu’il est impossible d’en voir les côtes depuis un bateau qui se trouverait au centre. Dans l’ancien temps, ses eaux étaient vénérées sous l'aspect d'une déesse qui aurait donné vie aux premières civilisations. C’est autour de son littoral que s'est développée l’ancienne culture thalassienne de l’Âge d’Or. Cette dernière disputait la domination régionale avec l’Empire nain et le Naptesh.

 

Comme ces autres États, l’Empire thalassien s’est éteint au début des Âges de la Ruine. Les nombreuses catastrophes naturelles du début de l’Âge de la Mort ont déstabilisé les royaumes thalassiens du Nord et du Sud, et dans ces circonstances, ces derniers n’ont plus été en mesure de gérer correctement leurs ressources. Mais le point culminant du désastre advint lorsque la mer fut empoisonnée magiquement par un procédé qui demeure mystérieux à ce jour. C’est dans ce contexte que la mort arriva en Thalassie, et que les vampires corrompirent chacun des deux royaumes. Nombreux sont ceux qui appellent encore cette région le « Tombeau des civilisations ».

 

Peu d’histoires sont avérées concernant l’époque qui suivit la disparition du premier Conclave, mais la mer est restée inféconde depuis lors. Si elle n’est plus saturée de magie aujourd'hui, l’eau reste hautement toxique à cause de son exceptionnelle concentration en sel. Il se raconte que les riverains de la mer de la Soif sont capables de boire l’eau de l’océan tant elle est pure en comparaison. Mes investigations ont révélé qu’il s’agit plus d’un concept poétique pour décrire la dure réalité qu’un fait pratique.

 

Pourtant, l’infertilité de la mer de la Soif en a fait un emplacement stratégique particulier. Pendant longtemps, la Compagnie marchande sagarikaine d’Aldan essaya de s’accaparer les marais salants locaux. Les minéraux extraits étaient utilisés pour concocter des potasses et pour fertiliser des cultures exotiques dans certaines parties tempérées des Îles blanches. Cette entreprise privée bénéficiant de l’accord tacite du Trône de perle mais pas de son soutien déclaré, elle fut forcée de négocier avec les puissances régionales pour maintenir des accès aux routes commerciales.

 

Le contrôle de la mer par les elfes cessa lorsque les nains infernaux prirent possession du territoire par la force au cours du Neuvième Âge. Le conflit entre les deux puissances s’est conclu par un statu quo des plus tendus. Les nains colonisèrent les côtes septentrionales où ils fabriquent du bitume et de l’asphalte dans leurs nouvelles usines construites autour de la citadelle de Nedzhid. Guglielmo di Torenza, ce poète arcaléen fantaisiste, devait certainement penser à cette région quand il inclut la strophe suivante dans le onzième chant du Signore Giovanni :

 

La terre s’agite, l’eau frémit
Le sel irrite l’appétit
Le ciel s’assombrit, la route métallique
Notre temps exquis n’est pas fini

 

Les colonies des Hautes Lignées sont toujours présentes au sud de la mer de la Soif, autour de Gan Harod où elles ont de fréquents accrochages avec les forces daèbes escortant les navires esclavagistes du golfe. Plus au sud, des colonies humaines subsistent, peut-être les descendants de peuplades antiques. Elles se disputent le territoire avec les hardes bestiales du désert : des espèces humanoïdes à tête de caprin, ou peut-être de coyote, qui errent dans les dunes et les canyons. On peut aussi citer parmi les puissances régionales les royaumes gobelins des Monts arides dont les oligarques sont bien connus des marchands vétiens tant ils nuisent au commerce. Ils contrôlent un certain nombre d’avant-postes à l’ouest et au nord de la mer, où leurs nombreuses bêtes apprivoisées protègent leurs cachettes.

 

– Johannes Strabo, extrait d’Histoire et géographie

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p. 65

La Fournaise

 


Il nous a fallu trois jours en train pour atteindre Vanebvikh, la première et plus importante des bases logistiques et scientifiques consacrées à l’exploration des Désolations depuis leur création. Au fil des années, ce site s’est développé jusqu’à devenir une petite forteresse, gérée par un conseil dans lequel chacun des Temples est représenté. Le plus grand danger ici est la mort par bureaucratie. Quoi qu’il en soit, il est impossible d’approcher de Teviktelet sans les services que l’on trouve à Vanebvikh. Ni, bien entendu, sans l’autorisation et les laissez-passer du Conseil, signés en trois exemplaires, devant être présentés aux divers barrages qui se succèdent sur la route.

 

Notre arrivée était attendue, même si les missions du Temple d’Ashuruk sont relativement rares. Les autres opérations menées ici sont essentiellement du fait des lugarites et des nezibkeshites. Ils ne cachent d’ailleurs pas leur dédain pour notre quête : de leur point de vue, la recherche historique n’a pas d’intérêt hors des débats académiques, sans la moindre application pratique. Avec leurs vues à court terme, ils sont incapables d’appréhender le fait que les principes de la Loi se fondent sur le passé. Je n’ai pas même pas tenté de leur expliquer à quel point leur influence politique serait accrue par l’éventuelle découverte d’antiques pactes commerciaux et diplomatiques conclus entre Teviktelet et Nevaz Derom au temps de l’Âge d’Or.

 

Aux yeux du commun des mortels, le voyage jusqu’à Zanib [terme équivalent à celui de « Forge infinie », NDT] est un cauchemar allant crescendo. Une vision du désastre le plus total, un passé et un futur de ruines. Ils ne peuvent concevoir que ce puits sans fin de destruction à l’état brut pourrait également s’avérer être notre ressource la plus précieuse.

 

Même à Vanebvikh, la magie est déjà assez puissante pour enflammer le derme des races inférieures. Rien ne pousse sur ces terres, pas même les plantes les plus opiniâtres qui s’accrochent tant bien que mal aux crevasses parsemant la Plaine foudroyée. Dès que l’on se met en route, le ciel semble s’assombrir, tandis que l’horizon s’emplit de fumée. Bientôt, on ressent la saturation, comme une brise vrombissante et toxique. On n’en perçoit pas directement les conséquences, mais des expériences ont démontré qu’un humain ou un elfe périra en moins d’un mois, à mesure que sa chair se liquéfie et se gorge de tumeurs. Malgré tout, certains membres de notre groupe ont ignoré la consigne officielle selon laquelle les équipements de protection doivent être portés dès qu’on quitte la citadelle.

 

Le deuxième jour, nous avons enfin aperçu les ruines de l’antique cité de Teviktelet. Le ciel était à présent entièrement couvert d’une noire fumée. À partir de ce stade, l’usage du kelikshemrut devient obligatoire : il s’agit du meilleur instrument conçu pour mesurer la quantité et la qualité de la magie ambiante, dont le fonctionnement repose sur l’acide tiré du suc du cactus kebishamem employé en tant que réactif.

 

Il me faut à présent décrire ces ruines elles-mêmes. Il ne se trouve nulle part plus grand monument témoignant de la puissance du Peuple. Il n’existe aucun autre plus grand symbole de notre quête de la puissance infinie, débridée, magique et physique, qui constitue la clé de voûte, l’essence même de notre civilisation. En vérité, il s’agit là d’une vision que tout nain et toute naine doit pouvoir contempler ne serait-ce qu’une fois dans sa vie.

 

Teviktelet, plus puissante citadelle de notre passé et de notre présent, tout à la fois bénie et maudite par l’orgueil du Grand Inventeur. Il est dit que la plus haute ambition ne peut s’exprimer qu’au cours de la pire crise. Et effectivement, les expériences réalisées par le prophète Vezodinezh sont la parfaite illustration de cet axiome, lui qui désirait connaître la terrible puissance de l’Immortel, contrôler la marche du monde, et jeter à bas tout ennemi… À travers lui, nous avons appris ce fabuleux enseignement : la destruction, y compris l’autodestruction, est le plus grand outil à notre disposition dans la quête du savoir.

 

Nous sommes passés à travers les pierres noircies de ce lieu sacré, dont les murs se dressent toujours, même après un millénaire d’érosion par les forces arcaniques. Et tout à coup, il était là, devant nous : l’immense cratère, tel un œil de feu et de magie à l’état brut, brûlant pour l’éternité, les énergies de son cœur agité et fondu projetant une lueur cramoisie sur le ciel noir. Même de loin, il s’en dégageait cette sensation de distorsion, cet air de fausseté scintillante qui assaille l’esprit. Impossible de nous avancer plus près : l’intense flux magique se faisait ressentir, formidable pulsation qui menaçait de nous ravager le corps. Il paraissait d’emblée évident qu’aucune créature ne pouvait survivre bien longtemps ici, peu importent la force de ses protections et la vigueur de son anatomie. Tout à coup, les directives fixant la durée maximale de notre séjour dans les parages ne nous parurent plus superflues.

 

Nous avons trouvé les restes des camps d’expéditions précédentes, en particulier les engins amenés là par le Temple de Nezibkesh dans l’espoir de découvrir de nouvelles technologies géomantiques… ou de redécouvrir d’antiques savoirs perdues. Toute la zone est jonchée de cadavres enflammés. Les personnes qui meurent ici ne se décomposent pas ; les flammes qui les consument ne s’éteignent jamais. C’est une cité d’ossements calcinés, dont l’air est lourd de l’âcre puanteur du sang bouilli. Chaque mur recèle une nouvelle menace : démons en maraude, maçonnerie vacillante, sans parler de nos rivaux parmi les nains. Le contrôle du Conseil de Vanebvikh a beau être strict, il n’empêche que les exigences de la politique et le tempérament propre à notre race entraînent parfois de fâcheux incidents qui, dans les pires des cas, peuvent se solder par des actes de violence.

 

La ziggourat de Vezodinezh, à moitié détruite, surplombe tout ce paysage. Elle se trouve au centre même de ce saint cauchemar. À mes yeux, elle est comme un gigantesque autel à la gloire de la puissance du feu et du magma. Il n’en reste plus que la partie sud, monolithe attestant de la suprématie de la Grande Flamme. L’emplacement de son flanc nord est aujourd’hui occupé par le cratère vociférant, là où l’immense édifice a été frappé par le cataclysme.

 

L’objectif de notre mission était une structure de son voisinage, plus petite, mais néanmoins fort imposante en soi : les Maisons du Savoir, la grande bibliothèque où étaient notamment entreposées les archives de Teviktelet. La plupart des ouvrages qu’elle contient ont déjà été emportés par les siècles, mais un grand nombre demeurent encore. Tandis que nous examinions les antiques tablettes à la recherche de celles que nous cherchions, j’ai aperçu un autre groupe à travers une brèche dans le mur. C’est là que j’ai observé pour la première fois un authentique Baptême du Feu.

 

Certes, c’était loin d’être la première fois que je croisais les disciples de Lugar. Mais il est extrêmement rare d’assister à la création de l’un d’entre eux, fusion d’un membre de notre espèce avec un esprit kadim. On dit des lugarites qu’ils peuvent invoquer ces êtres ignés qui peuplent les profondeurs du puits de lave. Mais le plus souvent, les kadims peuvent être trouvés vagabondant à l’air libre dans les ruines de la ville et dans le territoire avoisinant : créatures de lave ambulante à la couleur habituellement rouge vif, mais virant parfois au bleu, voire au blanc, pour les plus chauds d’entre eux.

 

Le pacte a été conclu dans un cercle de flammes au sol, dont les plumes adoptaient d’étranges colorations en raison de la saturation de magie. Le disciple a tendu une tablette de pierre sur laquelle le contrat était déjà inscrit. Chaque lettre avait été gravée, puis la rainure remplie d’acier. Ayant ôté ses gantelets, le nain s’est entaillé la paume de chaque main au moyen d’un scalpel rituel, versant son sang directement dans le feu. Dépourvue de protection, la chair de ses mains commençait déjà à se boursoufler. Il s’adressa au kadim, invoquant le nom de Lugar, et énonça clairement son intention, le prix qu’il s’apprêtait à payer à l’esprit pour son service, ainsi que les autres clauses de la convention. Un tel contrat ne peut être aisément résilié : une fois conclu, ni le nain, ni l’esprit ne peuvent y renoncer tant que l’ensemble des conditions n’ont pas été satisfaites.

 

Le disciple a tendu les bras. La créature s’est alors avancée et – je n’ai pas pu m’empêcher de pousser un cri de surprise – l’a entièrement enveloppé sous sa forme fondue. Très vite, le flamboiement s’est estompé pour adopter la forme du nain, à mesure que le feu spirituel se répandait sous sa peau, projetant des éclats à travers ses yeux, sa bouche et les plaies sur ses mains, qui se sont refermées tandis que j’observais. L’armure du disciple est tombée d’elle-même, et il s’est tenu là, nu, haletant, glorieux, sa peau devenant aussi noire que du charbon, désormais immunisé à la déferlante de magie ambiante qui l’aurait tué quelques instants plus tôt.

 

Captivée par ce rituel, je réalisai tout à coup que j’avais perdu un temps précieux. Il ne nous restait plus qu’une demi-heure à passer à Teviktelet avant de dépasser la limite prescrite d’exposition au champ de magie. Toute chancelante, je suis retournée à mes étagères de tablettes, dans une dernière tentative désespérée de trouver le document susceptible de transformer ma carrière du tout au tout. Luttant contre l’épuisement surnaturel qui, je le savais, s’empare fréquemment des personnes qui s’aventurent près de ce site, je me retrouvais en proie aux hallucinations : de brèves visions d’un autre monde, où les confins du nôtre sont soumis à une irrémédiable épreuve. Je trébuchais, tandis que les étagères, le bâtiment, paraissaient se mouvoir et se tordre. C’est alors que j’ai entendu le feulement d’une bête dans les ténèbres rougeoyantes entre les monticules de tablettes.

 

J’étais terrifiée, mais je me suis accrochée. Feignant de ne pas avoir entendu la sirène signalant qu’il était l’heure de partir, je me suis mise à fouiller frénétiquement, renversant des piles d’antiques écrits, survolant des lignes de runes composées alors que le monde était encore jeune. Subitement, je me suis écriée : je venais d’entrapercevoir la rune Derom. J’ai fourré dans ma sacoche la tablette en question, ainsi que tout ce qui se trouvait autour, je me suis retournée, et j’ai tout à coup reçu un coup qui m’a propulsée contre les étagères, en éparpillant le contenu en une avalanche d’argile. Tout ce que je distinguais devant moi, c’étaient des bras titanesques et d’effroyables mandibules. La chose a poussé un hurlement comme jamais je n’en avais entendu auparavant. Mais à ce moment précis, la créature s’est effondrée sous une pluie de robustes haches. Mes camarades du Temple, ayant constaté mon absence au point de ralliement, étaient providentiellement arrivés à ma rescousse. Hélas, sœur Barzak est tombée à ma place, son dos brisé par le démon. Nous avons pris la fuite, abandonnant là sa dépouille.

 

Tandis que nous nous éloignions en courant du lieu le plus toxique de Talam, je me suis retournée pour en contempler la majesté une dernière fois. On aurait dit que le tout-puissant œil de la Fournaise me fixait lui aussi, de son regard imperturbable.

 

À présent que je suis rentrée à Vanebvikh, j’ai eu le temps de songer à mon expédition. Elle a certainement été l’une des expériences les plus intenses et les plus marquantes de ma vie. Un pèlerinage on ne peut plus astreignant, prélevant sa part considérable de vies, de ressources, éreintant pour la santé mentale, exigeant toutes sortes de sacrifices tant personnels que collectifs. Barzak connaissait les risques. Comme nous tous, elle était volontaire, et est passée par mille démarches pour pouvoir faire partie du voyage.

 

Quant à moi, j’ai le sentiment d’avoir enfin et pleinement compris la vraie nature et la raison d’être du peuple infernal. Mon peuple.

 

– Journal de sœur Herek, prêtresse d’Ashuruk

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