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[samedi] L'Art, Théophile Gautier


Lord Paladin

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Bon avec un peu de retard (mais il en faut toujours), voici ma modeste participation à cette louable entreprise :

Aujourd’hui pour notre traditionnelle critique du samedi, je vais tenter de redonner aux jeunes poètes le gout des formes complexes et des contraintes poétiques les plus sévères. L’on pourrait sans doute se contenter de citer les paroles de Paul Valèry : “Est poète celui auquel la difficulté inhérente à son art donne des idées, - et ne l’est pas celui auquel elle les retire.” Je ne peux cependant m’empêcher de vous faire partager l’œuvre d’un noble poète qui joignant le geste à la parole forgea ce poème :

L'art

Oui, l'œuvre sort plus belle

D'une forme au travail

Rebelle,

Vers, marbre, onyx, émail.

Point de contraintes fausses !

Mais que pour marcher droit

Tu chausses,

Muse, un cothurne étroit.

Fi du rhythme commode,

Comme un soulier trop grand,

Du mode

Que tout pied quitte et prend !

Statuaire, repousse

L'argile que pétrit

Le pouce

Quand flotte ailleurs l'esprit :

Lutte avec le carrare,

Avec le paros dur

Et rare,

Gardiens du contour pur ;

Emprunte à Syracuse

Son bronze où fermement

S'accuse

Le trait fier et charmant ;

D'une main délicate

Poursuis dans un filon

D'agate

Le profil d'Apollon.

Peintre, fuis l'aquarelle,

Et fixe la couleur

Trop frêle

Au four de l'émailleur.

Fais les sirènes bleues,

Tordant de cent façons

Leurs queues,

Les monstres des blasons ;

Dans son nimbe trilobe

La Vierge et son Jésus,

Le globe

Avec la croix dessus.

Tout passe. - L'art robuste

Seul a l'éternité.

Le buste

Survit à la cité.

Et la médaille austère

Que trouve un laboureur

Sous terre

Révèle un empereur.

Les dieux eux-mêmes meurent,

Mais les vers souverains

Demeurent

Plus forts que les airains.

Sculpte, lime, cisèle ;

Que ton rêve flottant

Se scelle

Dans le bloc résistant !

Théophile Gautier bien sûr, dans Émaux et camées, 1852.

Passons désormais quelques moments à analyser ce morceau de bravoure.

Sur le fond, rien de bien nouveau. On peut séparer le poème en quatre parties d’égale longueur : la première (strophe 1 à 3) annonce le ton du poème en donnant l’importance des contraintes dans l’art poétique : « Point de contraintes fausses ! ». Si les règles sont si nombreuses, il faut en comprendre la raison avant de les rejeter. Elles servent en effet à structurer le rythme, et donc la pensée, à faciliter la lecture et à donner les règles du jeu. Mais le poète nous appelle à plus : « Fi du rhythme commode, » l’accent n’est plus mis ici sur les règles classiques jugées « commode », mais sur l’innovation, sur le bousculement de l’habitude. Il ne s’agit pourtant pas de tout remettre à plat comme le feront plus tard Bertrand ou Rimbaud, mais de s’enfermer dans des contraintes plus sévères encore.

La seconde et la troisième partie de quatre strophes chacune prennent appui sur d’autres formes artistiques pour appuyer les paroles de l’auteur. Que ce soit le peintre ou le tailleur de pierre, chaque artiste doit pour créer une œuvre supérieure, se contraindre aux formes les plus complexes et les plus structurées. Les plus rebelles, car ce sont ces matériaux rudes et résistants qui traverseront les siècles pour témoigner de l’habileté de leur père. De même le peintre est invité à rivaliser d’habileté et à se frotter aux techniques les plus élaborés pour créer quelque chose de grand et de durable.

Enfin, la dernière partie referme le poème en évoquant l’éternité de l’art – avec un petit parti pris pour celui des lettres – à travers toutes les œuvres humaines.

Sur le plan de la forme, on ne peut que s’incliner devant le nombre de contraintes dont s’est chargé notre poète : Rythme complexe avec des quatrains de 6/6/2/6, alternance de rimes féminines et masculines, grande recherche dans la richesse des rimes puisque la plupart sont riches, et ce malgré la brièveté des vers. Tout semble concourir à enfermer le poète dans la difficulté et l’empêcher de développer sa pensée. Pourtant, c’est avec brio que Gautier forme son poème et parvient à mener jusqu’au bout sa démonstration. Le moule revêche donne une force toute particulière à ses paroles qui coulent littéralement comme un flot liquide, comme une statue aux formes parfaites.

Rien n’arrête le lecteur qui se laisse porter par la chanson et balloter par ce rythme étrange. Du reste ce choix particulier dans sa forme fournit en premier plan une double mise en valeur : celle du dissylabe tout d’abord, qui de par sa dissymétrie d’avec les autres ne manque pas de frapper le lecteur, celle du dernier vers aussi qui se retrouve isolé et souligné. L’auteur s’en amuse et joue tantôt sur l’opposition de ces deux valeurs : « Sous terre/Révèle un empereur. » ou bien que leur union : « Demeurent/Plus forts que les airains. » Mais ce n’est pas tout, le vers précédent le dissylabe, bien que moins marqué acquiert lui aussi une certaine emphase et c’est d’une certaine manière le poème entier qui est mis en avant, qui frappe le lecteur, marque son esprit et résonne dans son ensemble par le simple choix de ce rythme peu commun.

Voila, je vais désormais cesser de vous importuner avec mes pseudo analyses littéraires en espérant vous avoir donné l’envie à vous aussi de vous frotter aux contraintes les plus rocambolesques.

Hell Palouf

(Retour à la liste des chroniques)

Modifié par Petimuel
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Merci pour la Chronique. Rien à redire ou à ajouter, je connais de toute façon très peu Théophile Gauthier, voire pas du tout, mais ce poème est intéressant. A vrai dire, la première lecture m'a laissé un peu dubitatif, il m'a fallu une deuxième lecture pour saisir le rythme un peu particulier qui le rend intéressant.

Merci à toi, donc

Ignit.

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