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Loup Noir

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À propos de Loup Noir

  • Date de naissance 07/12/1993

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  1. Loup Noir

    Le Havre des Reines

    @Rantanplant Un projet de suite est en chantier depuis plus de trois ans mais j'ai eu trois mémoires à écrire entre temps et je souhaite retravailler ce que j'ai déjà écris parce que beaucoup de choses ne me convienne pas. Donc si il y a accouchement d'une suite un jour, je pense que le temps de gestation risque d'être long... Mais c'est gentil de demander, ça me fait plaisir
  2. Loup Noir

    Le Havre des Reines

    Voilà donc le final du Havre des Reines. En retard, très en retard, je n'ai pas eu le temps de le poster avant, toutes mes confuses. Mais bon j'espère que vous apprécierez tout de même. Cette histoire m'aura donné du mal, mais j'ai adoré l'écrire en tout cas, et vos commentaires ont été les bienvenues, je vous en remercie.     Epilogue     An 1378 du Quatrième Âge, Palais Royal de Céläastra   Séïren quitta son cavalier et s’éloigna. Elle alla se rasseoir à sa place et sirota sa coupe de vin blanc sucré, son préféré. Elle était à l’honneur ce soir. Quelques heures auparavant seulement, elle avait échangé ses vœux avec Noédor Edlla. Le festin était somptueux, les mets délicieux et Ivawen elle-même l’avait gratifiée d’un mémorable discours. Même sa mère l’avait applaudie. Jamais le cœur de la jeune elfe n’avait battu si fort qu’au moment où son père, après l’avoir menée devant le prêtre, avait remis sa main à Noédor. Quatre de ses jeunes sœurs portaient sa longue traine de mariée. Le mariage avait été célébré par le prêtre royal, officiant dans la ville de Céläastra. Nærisa, vêtue d’une somptueuse robe dorée, surmontée d’ivoire, de saphirs et de rubis, le diadème des héritiers ceint à son front semblait éméchée, bien qu’elle n’ait bu aucun alcool, obligée par sa grossesse. Séïren regarda un instant sa cousine. Sans conteste, elle était la plus en vue de cette soirée. La jeune mariée tentait, sans y arriver, d’apercevoir un homme qu’elle n’avait pas honoré d’une danse. Elle riait et enjolivait la cour. Ivawen, plus à l’écart, semblait également bien s’amuser. Le front et les oreilles chargés d’or pur, dans une robe argentée, elle avait pris plusieurs cavaliers, dont le Seigneur Ursïn Edlla, maintenant beau-père de Séïren, Sorraï Serra, Engoïn Sëë, qui avait eu de la peine à suivre ses pas de danse, et Mattïn Alluv, fringant et séduisant. Ivawen passait également du temps en compagnie de Silya, avec qui elle discutait et riait. Séïren les avait même vues s’éclipser dans les jardins, avant d’en revenir. La mariée commençait elle-même à étouffer un peu. Elle décida de suivre l’exemple de sa cousine et se leva pour rejoindre les jardins. Avec un dernier coup d’œil pour la piste de danse, elle vit sa mère quitter Varia Alluv, puis rejoindre Nærisa. Dame Mïlia n’avait accordé qu’une seule danse à son époux, la bienséance l’y obligeant. Séïren espéra en son for intérieur que son propre mariage finirait mieux que celui de ses parents.   L’air était frais dans les jardins en friche. Séïren respira un grand coup. Quelques vents tardifs de la fin de l’hiver la firent frissonner. La jeune elfe observa longuement les bâtiments en spirale de Céläastra en-dessous d’elle. La ville lui paraissait encore plus belle dans la pénombre. Séïren entendit alors des voix derrière son dos. Sans soute s’agissait-il d’amants d’une nuit, voulant se faire le plus discrets possible. Les voix se rapprochèrent, et elle comprit qu’il s’agissait de deux femmes. En se retournant, elle vit que l’une d’elle rejoignait la salle de banquet à grand pas. Dans l’obscurité, elle reconnue Iris Serra. L’autre femme à peine plus jeune, possédait une crinière de cheveux blonds argentés. Séïren devina qu’il s’agissait de Cÿrawn Aldën, la fille de Dame Vinæys. Elle la salua.   - Bonjour, cousine, fit la jeune mariée en s’approchant.   - Ah, nous sommes cousines par alliance désormais, vous avez raison, dit Cÿrawn en souriant. Vous devez être heureuse.   - Vous ne pouvez pas imaginer ! Nous prévoyions dans une semaine de faire route vers Vermelhäa avec Noédor. Vous y verrais-je ?   - Malheureusement non, répondit l’elfe. J’avais pour projet de me rendre sur le continent avec Iris Serra, visiter le Delta et la Côte de Béryl. Mais elle ne pourra pas venir avec moi, Dame Jiana la voulant à ses côtés pour la former à son futur rôle d’héritière de la Famille Sëë. Iris m’a fait cadeau de la lance qu’elle voulait emporter pour le voyage. Une merveille en acier noir, à lame ondulée et au manche d’if et de fer.   - Vous êtes douée à la lance ?   - Je me défends, sourit Cÿrawn. Ma mère m’a appris à jouter. Je suis meilleure qu’Iris dans ce domaine, bien qu’elle me surclasse au corps-à-corps. Je devrais pouvoir adapter mes techniques de combats à cette nouvelle arme. J’aurais voulu jouter lors du dernier tournoi, mais ma mère me l’a interdit. Elle était aussi en lice et ne désirait se trouver face à moi.   - C’est compréhensible, dit Séïren. Ma mère préfère quand je suis loin… Faites attention à vous sur le continent.   - Ne vous en faites pas pour moi, fit Cÿrawn en la gratifiant d’un large sourire. Je crois que votre époux vous cherche.   Séïren se tourna et vit en effet Noédor approcher. Ses cheveux blonds étincelaient dans la lumière de la lune. Son visage était beaucoup plus rouge que d’habitude.   - Que faites-vous, ma Dame ? Je me languis de vous, dit-il en riant et en tendant les mains vers elle.   Séïren s’en saisit, fit un signe à Cÿrawn, qui les suivit à distance. Dans la salle, Séïren entraîna son époux sur la piste. Ils dansèrent de manière effrénée, puis la jeune elfe se blottie contre lui, et Nodéor l’embrassa. Elle songea avec délice à sa lune de miel approchant, où enfin elle pourrait profiter en toute tranquillité de son vaillant mari.   ***   Assis dans un fauteuil sur le balcon de sa chambre, Hroar Erlîn pouvait entendre la musique monter des tréfonds du palais royal. Il avait vue sur une partie des jardins, où quelques silhouettes s’ébattaient. Il inspira longuement l’air frais de cette douce nuit. Le lendemain de l’exécution de Nadomir Sëë, Erion l’avait retrouvé. Toute la nuit, ils avaient bu et parlé des gloires passées, des bons souverains et des problèmes du monde. Tous deux avaient héroïquement proposé de combattre jusqu’à la mort pour améliorer les choses, puis ils s’étaient resservi à boire, devant l’absurdité de leurs propositions. Ils avaient ri, ils avaient chanté, dansé et Erion avait sorti une harpe. Hroar n’avait pas passé de soirée aussi agréable depuis le massacre dans le désert. Il regarda vers le nord-ouest, vers les hautes montagnes aux sommets éternellement enneigés où il avait passé la moitié de sa vie. Il revit les yeux sombres de son empereur, il revit ses armées, il revit les sentiers battus et les douces rivières. Il revit les féroces guerriers de l’ouest aux visages peinturlurés et les nains fleuris et raffinés qui peuplaient les terres impériales. Il tendit la main et saisi le manche de sa hache. Il tâta le tranchant du pouce. Même ici, il restait un guerrier. Un guerrier fatigué.   - Quand vous reverrais-je, hautes montagnes ? se demanda-t-il à haute voix.   Il posa sa hache et fouilla dans son col. Il en retira le médaillon de sa défunte femme. Les Lances-de-Sable ne le lui avaient pas enlevé. Il l’ouvrit et regarda longuement le visage de Loreleï. Il voyait une partie de son ventre, dessiné comme il l’était à l’époque, légèrement rond sous le développement de son fœtus. Il plaça le médaillon devant lui. Une semaine auparavant, il se posait encore la question de son retour au sein de l’empire. Désormais, la réponse lui apparaissait comme une évidence. Il huma une fois de plus l’air et saisit le manche de sa hache. Loreleï était belle. Il avait du mal à se rappeler son visage. Désormais, c’était ce portrait qui lui apparaissait le plus souvent lorsqu’il pensait à elle. Il observa son reflet qui se découpait dans les lames, avec au second plan, le palais et la nuit étoilée. Son visage s’était ridé, ses yeux avaient perdus leur éclat, ses joues étaient creusées. Vu sa robustesse, il aurait sans doute pu vivre au moins un demi-siècle de plus, mais il avait l’impression d’avoir pris dix ans en deux mois. Les lames étaient tranchantes. Et belles. Si belles…   ***   Nærisa s’éveilla bien après l’aube. Elle se sentait plutôt bien. Fatiguée par sa longue nuit dansante et par son bébé grandissant, elle avait dormi longtemps et d’une traite. Pendant la fête, elle avait longuement parlé à Séïren, puis à Noédor Edlla, leur souhaitant tous ses vœux. Elle avait aussi rabroué sa tante, Mïlia, soulignant le prestigieux mariage contracté par sa fille. Parmi tous ses cavaliers, Nærisa avait songé une ou deux fois à en attirer un dans son lit pour se détendre, avant de renoncer. Elle avait préféré discuter avec son futur époux, pour apprendre à le connaitre. L’homme pouvait se montrer galant, mais était assez taciturne, et plutôt mal à l’aise avec les femmes. La princesse ne s’en formalisait pas, consciente que la situation ne devait pas être facile pour lui. Son devoir l’obligerait de toute façon à s’unir à elle une fois sa grossesse arrivée à son terme.   Nærisa se leva et s’étira. L’hiver touchait à sa fin, mais elle grelotta tout de même. Elle passa une chemise de nuit de dentelle et se frictionna afin de se réchauffer. Satisfaite, elle sortit sur son balcon. Elle jeta un regard vers le haut, où apparaissait la terrasse d’Ivawen. Nærisa sourit en pensant à sa sœur. Presque personne sur l’Île ne s’en rendait compte, mais la princesse savait que sa reine n’avait pas été aussi épanouie depuis leur adolescence. Elle observa le soleil qui arrivait à son zénith et respira un grand coup. Elle frotta son annulaire, où se trouvait sa bague de fiançailles. Elle soupira, en se disant qu’il faudrait bien qu’elle s’y fasse. Comme elle se faisait à l’idée d’être mère. Highlin et Svinrile auraient été heureux de tenir dans leur bras le fruit des chairs de leur fille. Elle était par contre convaincue qu’ils lui auraient longtemps reproché la bâtardise de son enfant. Mais l’ombre de ses parents l’avait quittée. Le soleil dans le ciel brillait désormais pour Ivawen. Et quoi qu’il arrive, elle serait à ses côtés, comme elle l’avait toujours été, bras droit fidèle et aimant.   Les toits de Céläastra étaient magnifiques dans la lumière. Elle décida qu’elle irait, dans une heure ou deux, se promener dans la cité. Alors qu’elle contemplait les bois s’étendant à perte de vue derrière les murs de la capitale, une étrange odeur monta à ses narines. Une odeur de sang. Elle se pencha à son balcon, sur la gauche. Cela semblait venir de plus bas. Une terrible impression la saisit. Elle quitta sa terrasse et sortit de ses appartements, en prenant juste le temps de se draper dans une cape. Ses gardes la suivirent comme ils purent. Elle descendit un escalier en colimaçon aussi rapidement que son gros ventre le permettait. Enfin elle arriva devant la porte de la chambre du nain. Elle frappa du poing. N’entendant pas de réponse elle ordonna à ses gardes d’enfoncer la porte, ce qu’ils firent à grands coups d’épaules et de pieds. Elle se précipita dans l’alcôve qu’Ivawen avait allouée à Hroar Erlîn, meublée avec le strict nécessaire. Elle était vide, mais la fenêtre était ouverte. Nærisa sortit sur la petite terrasse de la chambre. Ses yeux s’écarquillèrent. Le nain était affalé dans un fauteuil. Une hache sanglante gisait à ses côtés et une grande flaque de sang s’étendait jusqu’à tremper les pieds de la princesse. Des veines ouvertes du guerrier, plus rien ne s’écoulait. Sa barbe noire contrastait avec sa peau immaculée. Il était parfaitement immobile, son regard aveugle tourné vers le nord-ouest. Un médaillon contenant le portrait d’une naine était posé devant lui, sur l’épaisse rambarde du balcon. Nærisa regarda longuement le spectacle. Puis, lentement, s’avança en marchant dans le sang poisseux. L’odeur ne la dérangeait plus. Elle tendit la main vers Hroar, et lui ferma les yeux avec tendresse.     FIN
  3. Loup Noir

    Le Havre des Reines

    Tu as vu juste Inxi, la fin est proche. Il s'agit ici du dernier chapitre avant l'épilogue. Bon j'ai bien relu le texte encore une fois, j'espère que je n'ai pas laissé trop de fautes de conjugaison, et autres. Bonne lecture, qui j'espère sera plaisante.   Chapitre XXVIII   Trois semaines plus tard.   An 1378 du Quatrième Âge, Palais Royal de Céläastra   Dans la vaste salle du trône, Arthelor Fend-Tribord, appuyé sur une béquille, sourit en voyant Séïren approcher. Elle était au bras de Noédor Edlla. Leur mariage était prévu dans moins d’une semaine. Le plus souvent à Céläastra, les hommes ne se mariaient pas avant leur majorité. Néanmoins, Ivawen et Ursin Edlla avaient accepté de célébrer l’union le plus tôt possible, notamment devant l’instance de Séïren. Mïlia Abæl, qui avait repris l’anneau de commandement royal pendant le voyage d’Ivawen dans le Royaume-Fleuve, avait apparemment apprécié la dot apportée par la Famille Edlla, et plus encore le cadeau de mariage d’Ivawen, la Presqu’île du Goéland, offerte à sa fille. La régente n’avait pu s’empêcher de reprocher à l’amiral la future naissance de son bâtard et le relatif déshonneur qu’il faisait tomber sur Nærisa. Arthelor ne s’en était pas vraiment formalisé, conscient que Mïlia ne l’avait jamais apprécié, et n’avait jamais approuvé la relation qu’il entretenait avec sa nièce. Il avait également dut subir les quolibets de plusieurs autres Dames et Seigneurs. D‘habitude, ces réflexions ne le dérangeaient pas, mais aujourd’hui, cela faisait des semaines qu’il n’avait pris la mer sur son propre bateau. Il sentait qu’il n’avait plus d’échappatoire face aux nobles de Céläastra. Non loin de lui, le Seigneur Nadomir Sëë discutait avec sa sœur et sa nièce, Jiana et Iris Serra. Jiana était encore plus petite que sa fille. Elle avait les cheveux noirs, les yeux noisette, et cet air hautain qui caractérisait aussi Iris. Si cette dernière était une combattante douée, Jiana, selon certains, était rompue à la politique, et savait à merveille manipuler son entourage. Elle était crainte dans toute la maisonnée de son mari. Arthelor avant entendu d’autres murmures, la prétendant sorcière, versée dans l’art des élixirs. Avant l’arrivée de Jiana, Nadomir avait échangé avec l’amiral. Le Seigneur ressemblait à sa sœur, mais son visage était plus rieur et jovial. C’était un homme svelte, sobre et chaleureux, connu pour sa loyauté sans faille envers feu son père Soïlïn. On l’avait même, dans sa jeunesse, affublé du surnom de Fils Aimant. Il entretenait avec l’amiral une relation cordiale. Contrairement à Engoïn ou à Soïlïn Sëë, Nadomir ne s’était jamais montré hautain envers Arthelor, respectant son engagement rapide en faveur d’Ivawen durant la guerre civile. En retour, Arthelor n’avait jamais fait grand cas des rumeurs de cruauté planant sur Sëë, conscient du peu de preuves fournies par ses détracteurs. Une fois qu’elle fut proche de lui, l’amiral prit la main de Séïren et l’embrassa. Il salua également Noédor, qui lui adressa un sourire aimable.   - Comment va votre jambe, messire ? demanda le jeune homme.   - Elle me fait mal, répondit l’amiral. Mais je passe le plus clair de mon temps à la cour, assit à me perdre en palabres, alors ce n’est pas très handicapant pour le moment.   - Pourrez-vous à nouveau diriger un navire ? s’enquit Séïren.   - Bien sûr, sourit Arthelor. La reine Ivawen m’a promis qu’elle m’offrirait une nouvelle galère de guerre. Je crois, Noédor, que votre père sera chargé de la construction. C’est un grand honneur pour moi.   - Quel honneur, amiral ? Mon père est heureux de récompenser vos prouesses sur mer. Votre vaisseau sera l’un des plus puissants et des plus grands de la flotte royale.   - Comment accueillez-vous le fait de faire bientôt partie de ma famille ? sourit Séïren.   - Mal, vous savez bien que je vous trouve insupportable ! fit Arthelor en riant. Mais dites plutôt cela à Erion Serra. Le mariage sera célébré dès que… Enfin, dès que Nærisa aura accouchée.   - La mort du Seigneur Oudaï m’attriste, embraya Edlla. J’ai pu en parler avec un sorgosien qui avait combattu à ses côtés. Il s’est courageusement défendu. C’est une grande perte pour la Garde Royale.   - En effet, il était l’un des dauphins de Nadomir Forental pour prendre la tête de la Garde dans le futur… Et il ne manquait pas d’une certaine mesure lors des débats au Conseil, ce qui était assez appréciable.   - Ivawen vous a-t-elle entretenu sur sa succession ? demanda Séïren à Arthelor.   - La Reine, jeune fille, la reprit l’amiral. Utilisez son titre en public. Même avec moi. N’oubliez pas que nous nous trouvons dans leur cœur même du pouvoir royal, ce genre de détails ne devrait plus échapper. Et non, elle ne m’a pas entretenu là-dessus. Elle choisira vraisemblablement un membre de la Garde Royale, et en cela, elle demandera son avis à Nadomir Forental.   A peine sa phrase achevée, une porte s’ouvrit violement. Erion Serra son trouvait dans l’embrasure. Il marcha à grands pas vers le trône, près duquel ils étaient tous réunis. Nadomir Sëë fit un pas vers lui.   - Bonjour, Seigneur Sëë, éructa Erion. La Reine m’avait promis beaucoup de choses, mais jamais le fait de t’inviter officiellement dans son château, au pied même de son trône.   - Mon Oncle, dit Iris Serra, calmez-vous je vous prie.   - Reste en dehors de cela, Iris, glissa Erion tout en tirant son koranen, sans lâcher Nadomir des yeux.   - Exactement, fit Nadomir en dégainant à son tour.   - Messires, tenta Arthelor, ne soyez pas stupides. Vous vous trouvez dans la salle du trône, sous le toit de Sa Grâce…   - Laissez-nous, Fend-Tribord, dit Nadomir, si Serra veut jouer, il va être servi. Il ne sera pas dit que je renonce à me battre lorsque l’on me menace.   Erion ne répondit même pas. Il n’était concentré que sur son adversaire. Il s’élança. Nadomir para le premier coup facilement, et lança une contre-attaque fulgurante à la gorge. Serra esquiva sans problème et les deux hommes se tournèrent autour.   - Arrêtez tout ! rugit Iris. Je ne veux pas voir mes oncles s’entretuer ! (Elle tira deux longs coutelas et voulu s’avancer, mais Jiana la retînt par le bras). Mère, vous n’avez peut-être pas de pratique des armes, mais moi si. Lâchez-moi, je vais les arrêter !   - Iris, restes où tu es ! s’écria Jiana en la maintenant fermement. Et pose immédiatement ces couteaux. Ordre de ta mère !   Dame Serra lança un regard à Arthelor. Elle lutta quelques secondes avec sa fille, qui finit par capituler et rengainer.   - J’interviens ? proposa Noédor, tandis que Séïren secouait la tête avec frénésie.   - Oh non, Edlla, trancha Arthelor. Vous vous feriez tailler en pièces. Ils sont fous, tous les deux. Partez avec Séïren, et allez prévenir la reine. C’est elle qui nous a demandé à tous de venir ici, elle ne doit pas être loin. Cherchez vers ses appartements et ceux de Nærisa, dépêchez-vous !   Les deux jeunes gens se hâtèrent d’exécuter ses ordres. Lui-même ne pouvait pas tenter grand-chose, avec sa jambe en moins, contre ces deux forces de la nature. Iris et Noédor auraient peut-être eu une chance de les arrêter, mais Arthelor ne voulait pas prendre le risque que la fille de Jiana soit blessée sous ses yeux, ni la responsabilité qu’il arrive quelque chose à Noédor. Le visage d’Erion Serra était concentré, il fixait son adversaire, les yeux pleins de haine. Au contraire, Nadomir Sëë paraissait amusé de la situation. Son visage restait jovial et un mince sourire étirait sa bouche. Il attaqua à droite. Erion recula et voulu le frapper à la hanche. Sëë bloqua facilement et visa la gorge d’Erion qui bascula le buste pour éviter le coup mortel. Arthelor lui-même était loin d’être un bon combattant. Capitaine respecté par ses matelots, il était relativement protégé par ses hommes lors des batailles navales. Il profitait également de son agilité elfique et de sa connaissance sans faille des navires pour éviter de s’exposer par trop aux attaques ennemies, et attaquait rarement seul. Néanmoins, il ne pouvait s’empêcher d’apprécier la beauté de ce combat. Les deux hommes étaient tous deux des guerriers chevronnés, faisant la guerre depuis une trentaine d’années. Aucuns des deux ne désiraient céder un pouce de terrain à l’autre. Selon Arthelor, Nadomir, plus agile, plus frais, et moins en colère, devrait remporter ce duel. Ce serait d’ailleurs préférable, car jamais le Seigneur Sëë n’oserait tuer sciemment son ennemi dans le palais royal. Il se contenterait sûrement de le blesser. Il n’était pas dit par contre qu’Erion Serra, emporté par sa rage, n’exécute Sëë sur place s’il parvenait à le désarmer. Arthelor avait surtout peur que l’un d’eux ne porte un coup mortel à l’autre dans le feu de l’action. Serra se baissa et frappa Nadomir aux jambes. Le seigneur elfe sauta et frappa à la tête. Erion recula et la lame du Seigneur Sëë pénétra légèrement son crâne. Du sang coula sur son oreille droite.   - Tu es stupide Serra, marmonna Nadomir en souriant. Tu te fais trop vieux pour me défier.   Erion l’attaqua de plus belle. Nadomir ricana en parant, avant de contre-attaquer. S’il se moquait de son adversaire, il restait totalement concentré sur le combat. Erion bloqua et lui envoya un coup d’épaule. Nadomir recula d’un pas et tenta de viser Serra avec un direct du gauche. L’autre se baissa et parti sur le côté.   - Tu te souviens Erion ? fit Nadomir en riant. Notre premier duel ? J’avais déjà le dessus.   Serra restait silencieux et se contentait de se battre avec rage. Il tenta plusieurs attaques, à la tête, au cou, au bas-ventre, toutes repoussées par Nadomir, qui lui non plus ne parvenait pas à passer la garde de son adversaire. A côté, Iris s’agitait, toujours retenue par Jiana, qui ne perdait pas une miette du combat effréné que livrait son frère.   - Viens donc, vieil homme ! s’écria Sëë. Apprécieras-tu, quand je t’enfoncerais mon épée dans le gosier ?   - Seulement si tu meures avec moi, salaud !   Les deux se jetèrent l’un sur l’autre et Nadomir attaqua, aux jambes, au bras gauche, à la poitrine. Erion sauta, détourna la lame, se baissa, puis envoya plusieurs coups frénétiques à son adversaire, localisés aux hanches et près du bas-ventre, l’obligeant à découvrir légèrement son visage. Il se détendit ensuite, et, d’un coup de pied retourné, le visa à la tête avec son talon droit. Nadomir esquiva d’extrême justesse, et Arthelor cru le voir approuver d’un signe de tête l’audacieuse frappe de son adversaire, qui aurait pu lui être fatale. Erion replia vivement sa jambe pour éviter d’avoir l’aine ouverte, puis recula sous les coups de Nadomir.   - Fou ! cria Sëë. Tu es fou et lâche. Quinze ans pour me confronter !   Serra para de justesse et Nadomir le frappa au genou avec son pied puis l’attaqua à l’épée. Erion bloqua avec son koranen, mais fut déséquilibré. Sëë réitéra son coup, une fois, deux fois, trois fois, quatre fois, et Serra tomba sur le dos, bloquant l’épée de son adversaire avec difficulté au-dessus de son visage.   - Abandonne, imbécile ! rugit Sëë.   Erion leva la tête de quelques pouces, puis cracha au visage de Nadomir. Déconcentré quelques instants, le seigneur ne put esquiver un revers de la main que lui envoya l’Enflammé au visage. Il réduit la pression sur la lame, et Erion réussit à le repousser. Les deux hommes roulèrent sur le côté, à quelques pas l’un de l’autre. En se relevant, Nadomir s’écria :   - Cela a dû être dur pour toi ! Perdre une fois de plus tes hommes. Cesse donc de chercher des coupables, et considère la vérité : tu n’es pas capable de protéger les tiens !   - Crève ! rugit Erion.   Les deux elfes s’étaient relevés, mais l’Enflammé fut plus rapide et s’élança. Nadomir détourna son premier coup, mais Serra sauta et frappa latéralement son adversaire à la tête. Sëë leva son épée et bloqua. La force du coup circulaire le fit néanmoins chuter. Il atterrit à quatre pattes et dut s’éloigner du koranen en courant. Il se retourna vivement. Il ne souriait plus. Les deux hommes s’élancèrent l’un vers l’autre leurs lames, en s’entrechoquant, produisirent des étincèles. Immédiatement ils frappèrent du poing, et s’empoignèrent. Après une série d’attaques vicieuses, des poings, des coudes, des genoux, le terrible couple se sépara. Ils étaient à bout de souffle, mais l'adrénaline les maintenait en état de se battre.   - Assez ! hurla la voix d’Ivawen.   La souveraine se tenait dans l’encadrement de la porte, accompagnée de son Poing, de Nærisa, de Noédor, de Séïren et d’un elfe qu’Arthelor ne connaissait pas. Déjà Silya Ayën s’avançait vers les deux lutteurs, sabres brandis, prête à les séparer. Ce ne fut pas nécessaire. En reconnaissant la voix de leur reine, les deux elfes avaient baissé leurs armes.   - Serra, dit la reine en s’avançant, vous imaginiez-vous pouvoir impunément faire couler le sang dans ma demeure ?   - Ma Reine, répondit-il, j’estime avoir assez souffert ces derniers temps, et mériter la vengeance dont vous m’avez parlée.   - Je me moque de votre vengeance, Seigneur, dit-elle d’une voix glaciale (Arthelor crut voir Silya sourire à ce moment). Seule la justice m’intéresse, et elle passe par la vérité. En cela je ne vous avez promis qu’une chose : mener une enquête. C’est chose faite. Nærisa, je te prie.   - Le prince Saënor Volii, ici présent, raconta Nærisa, a été chargé de mener l’enquête au sujet de l’attaque de votre forteresse, il y a quinze ans. Cela a pris du temps, mais il est parvenu à réunir des preuves tangibles, qu’il nous a livré il y a peu. Ses conclusions nous ont amenées à vous faire tous venir au palais aujourd’hui, afin de pouvoir délibérer. Je crois d’ailleurs que le capitaine Engoïn Sëë devrait également se trouver parmi nous ?   - Mon grand-oncle, expliqua Jiana, ne peut se déplacer aussi vite que mon frère et moi-même. Il arrivera ce soir.   Nærisa acquiesça. Le dernier homme s’avança alors. Il avait les paupières lourdes, des poches sous les yeux et les traits tirés. Ses iris étaient violets, ce qui était un trait typique des elfes continentaux. Il était richement vêtu, et son visage, sans âge ni réelle particularité en dehors de la fatigue qui s’y lisait, était familier d’Arthelor.   - Qui êtes-vous, Prince ? demanda-t-il en ignorant le regard noir de Nærisa. Quel genre de preuves apportez-vous, et comment les avez-vous récoltées ?   - Mon père m’a légué sa fortune et son titre de Prince-Marchant de la cité de Muunrode, amiral Fend-Tribord, expliqua l’homme. Néanmoins, ce titre n’est plus qu’honorifique, étant donné que je ne commerce plus depuis une trentaine d’années. Le Roi Highlin, puis sa fille, la Triomphatrice Ivawen Première, m’ont offert du travail à Céläastra. Concernant la présente affaire, en me rendant sur les lieux et en interrogeant des témoins indirects, j’ai pu me procurer certains renseignements faisant office de preuves.   - Preuves, mon cher, que nous ne dévoilerons pas aujourd’hui, reprit Nærisa. Il y aura une audience, où les différentes parties seront entendues. La justice réside entre les mains du pouvoir royal. Sa Majesté écoutera donc et rendra son verdict.   Arthelor se maudit intérieurement en entendant les paroles de Saënor Volii, puis la voix de Nærisa. Il se rappela immédiatement où il avait vu cet homme. Il était venu rendre visite à la princesse lors de la guerre, et lui avait livré des renseignements importants concernant les mouvements des troupes de Neflindel. C’était également lui qui, dix ans auparavant, avait livré à la reine des informations capitales avant la dernière bataille de la guerre du Vieux-Prince, notamment le nombre de navires de Neflindel et l’emplacement de sa flottille de réserve, qu’Eoïndril Eleïon avait pu incendier à la faveur de la nuit. Il s’agissait de l’un des espions d’Ivawen. L’amiral ignorait cependant qu’il était toujours à son service.   - Merci, Princesse, dit Ivawen. Je vous demanderez à tous de vous rendre demain à l’aube à la salle d’audience. Seigneur Sëë, il va de soi que je ne tolèrerais plus d’incident de ce type (Nadomir hocha la tête). Erion Serra, vous avez provoqué Nadomir Sëë au sein de mon palais. La prochaine fois, je vous suggère de régler vos différents en dehors des murs, si vous tenez à votre main d’épée. Pour éviter que vous n’honoriez à nouveau votre surnom avant demain matin, mes gardes vous accompagneront jusqu’aux geôles, en espérant que l’air humide vous fasse réfléchir.   - Ma Reine… commença Iris Serra, avant que sa mère ne la rappelle à l’ordre.   L’Enflammé s’inclina avec raideur devant la souveraine. Sur un geste d’Ivawen, quatre gardes royaux entrèrent et enlevèrent l’arme d’Erion Serra. Il les suivit et quitta la pièce. La reine toisa l’assemblée, puis sorti de la salle du trône, accompagnée de son Poing. Arthelor s’éloigna à son tour, tandis que les Sëë partaient d’un côté, et Noédor et Séïren de l’autre. Il s’engouffra dans un couloir étroit, parfaitement conscient que Nærisa le suivait de quelques pas. Enfin il s’arrêta et la princesse le rejoignit. Il posa sa main sur son ventre rond, sentant avec bonheur que cela bougeait. Il embrassa l’elfe, puis continua son chemin alors qu’elle prenait son bras.   - Que d’inimités à la cour, dit-il.   - Tu es trop souvent resté en mer ces dix dernières années, tu n’as pas compris qu’une cour fonctionnait ainsi.   - En mer je suis loin de toi, Nærisa. Tu n’aurais pas dû me nommer au Conseil Royal. Te voir est le pire des poisons.   - Je sais, répondit la princesse. Bientôt tu t’occuperas de ton enfant. Tu comprendras ce que poison veut dire.   - Quelles preuves Saënor Volii va-t-il fournir ?   - Tu le sauras demain, curieux, sourit Nærisa.     Devant la porte de fer située dans les sous-sols du palais, Hroar Erlîn commençait à s’impatienter.   - Pourquoi devrais-je t’ouvrir, nabot ? demanda le geôlier.   Pendant une seconde, Hroar envisagea d’abandonner toute prudence et de rouer de coups cet elfe sale, gras et arrogant. Il se demanda si, en le jetant dans les escaliers, sa rondeur le ferait rouler jusqu’en bas, songeant qu’auquel cas, sa nuque se briserait avant la fin de sa chute. Puis il haussa les épaules et tira de sa bourse deux pièces d’or.   - Peut-être que ceci t’aidera à retrouver le chemin de la cellule d’Erion Serra ? dit-il.   - Hum, fit l’homme en tendant une main vers l’or (Hroar ferma le poing). Peut-être, oui.   - C’est à prendre ou à laisser, fit le nain, agacé.   L’elfe hésita quelques secondes de plus, puis lui ouvrit. Hroar lui fit passer une des deux pièces. Le geôlier referma la porte derrière eux, et lui fit signe de le suivre. Ils descendirent un escalier en colimaçon très étroit, puis passèrent devant des cellules, où derrière les barreaux, de nombreux prisonniers dormaient, léchaient de sales écuelles, se grattaient, faisaient les cents pas. Tous avaient une mine déconfite. Ils descendirent un nouvel escalier, plus étroit encore. A cet étage, les captifs étaient moins nombreux. Certains insultaient le monde entier, d’autres ne faisaient que crier, d’autres encore restaient silencieux. Ils jetèrent des regards curieux au geôlier, et surtout à Hroar, qui traversaient le couloir, puis retournèrent à leurs occupations habituelles. Le nain emprunta encore un escalier, beaucoup plus long que le précédent. Il comprit qu’ils évoluaient à présent sous le palais, dans le roc même de la colline qui dominait la ville de Céläastra. Au niveau suivant, il n’y avait que six prisonniers. Le premier se balançait d’avant en arrière et marmonnait en langage elfique des mots que Hroar ne comprit pas, mais quatre autres, trois hommes et une femme, étaient silencieux les yeux dans le vague. Erion Serra se trouvait dans la dernière cellule. Au-delà, un nouvel escalier en colimaçon descendait dans les ténèbres.   - Merci, dit Hroar au geôlier. Tu auras le reste de l’or quand je serais remonté à la surface. Eloigne-toi. L’elfe fit la grimace, puis se dirigea vers l’escalier qui montait en trainant des pieds. - Hroar Erlîn ! s’écria Erion Serra en apercevant le nain. Que fais-tu là ?   - Je voulais de tes nouvelles, dit le nain en lui serrant les mains.   - Nous nous sommes vu hier, fit remarquer Erion.   - Quelle mouche t’a piqué, Erion ? demanda Hroar. Seul le pouvoir royal peut faire couler le sang au palais. Même un nain fraichement débarqué le sait. Il ne faut pas t’étonner de te trouver là…   - Je sais, mon ami, fit l’elfe en baissant la tête. Mais que veux-tu. A nouveau mes hommes se sont fait décimer sans que je n’aie pu les protéger. Pendant les heures sombres que je passais dans les cellules lagorides, je ressassais sans cesse ma vengeance envers Ta’Kelm, et Nadomir Sëë. En apprenant la mort du sorgosien, ma colère s’est tournée toute entière vers Sëë ! Lorsque l’on m’a dit qu’il était invité au palais, j’ai vu rouge. Si Ivawen ne m’accordait pas la vengeance que je lui demandais, j’allais m’en occuper moi-même.   - Si tu l’avais tué, la reine t’aurait fait décapiter. Ou t’aurait empêché de sortir des terres Serra.   - Auquel cas mon frère Sorraï m’aurait expulsé. Je serais resté un Seigneur Soudard pour le restant de mes jours.   - Si tu avais été libéré de tes engagements matrimoniaux, j’aurais pu te montrer l’Empire, sourit Hroar. Enfin, tu commences à être un habitué des prisons royales.   - Nous nous rendrons dans ton Empire une fois cette affaire réglée, lui promit Erion (Hroar se raidit). Chez Maélen IV, j’ai eu une cellule confortable et individuelle. J’avais droit à des visites et à des livres. Ici on me relègue dans un cul-basse-fosse.   - Tu ne resteras qu’un jour ici. Sais-tu… (Hroar désigna l’escalier suivant de la tête) sais-tu si cela descend encore loin ?   - Les deux premiers niveaux sont utilisés pour les prisonniers du commun, répondit Erion. On enferme ici les coupables de crimes de sang, qui ne restent jamais longtemps en prison avant d’être exécutés. A ce niveau se trouvent également les prisonniers d’origine noble purgeant une longue peine. Celui-ci (il désigna l’un des hommes), est l’ex-capitaine Val’lar Rywon. Il n’a pas renié le Vieux-Prince à la fin de la guerre comme le veulent nos lois et s’est constitué prisonnier. Il croupit ici depuis dix ans.   - Et les autres ? s’intéressa Hroar.   - Selen Hyvé et Varn Sioné, expliqua Serra en montrant deux autres hommes silencieux. Deux demi-frères. Piètres combattants, mais bons tacticiens et financiers. Leur mère, Mïren Alluv, était une inconditionnelle de Neflindel. Celui-ci (il montra l’elfe qui marmonnait tout seul), s’appelle Orys Eleïon. Cousin éloigné de l’amiral Eoïndril, bien en cour dans les premières années du règne d’Ivawen, il était connu pour aimer les hommes. Ivawen l’a enfermé ici il y a trois ans, après qu’il eut fait assassiner au palais l’un de ses amants.   - Et la dernière ? s’enquit Hroar en frissonnant.   - Tu as devant toi Dame Joanna Sëë, raconta Erion en désignant la femme. La sœur cadette d’Engoïn Sëë. Elle fut la dernière maîtresse de Neflindel, et la seule Sëë à le soutenir. Elle avait un fils naturel, Astin, Le Bâtard Sëë. On l’appelait également Chevalier, car il avait obtenu ce titre en combattant au sein du continent. Il est mort lors de la dernière bataille de la guerre, lorsque son navire fut incendié par Arthelor Uvaron. C’était un semi-humain, que Joanna a nommé comme celui qui fut son père, un originaire du Delta, probablement. La naissance d’Astin l’a brouillée avec Engoïn et Soïlïn Sëë. Elle a refusé de reconnaître Ivawen comme reine, par amour pour le Vieux-Prince, et en souvenir de son fils, probablement.   - Tu sembles bien les connaitre.   - J’ai combattu à leurs côtés des années durant, dit Erion, maussade. Je pourrais me trouver avec eux depuis dix ans. Je ne sais pas s’ils m’ignorent parce qu’ils ne m’ont pas reconnu ou parce qu’ils ne me pardonnent pas mon soutien définitif à la reine. Le niveau inférieur referme, avant leur exécution, les prisonniers les plus dangereux. Les tueurs en série identifiés, les tueurs d’enfants, certains violeurs. En-dessous enfin, sont enfermés les plus hauts nobles condamnés à morts, mais dont la peine est commuée en prison à vie. Il est vide, selon ce que je sais. Mais certaines rumeurs disent qu’une princesse royale s’y trouve. La sœur aînée de Neflindel et du roi Issol, qui aurait tenté de prendre le pouvoir à la place de son frère. Issol l’aurait faite arrêtée et enfermée. Si c’est le cas, voilà presque un siècle qu’elle s’y trouve. Les geôliers ne descendent jamais aussi profondément, mais certains murmurent que les monte-plats allant vers cet étage fonctionnent toujours…   Hroar jeta un coup d’œil à l’escalier qui plongeait vers les ténèbres. Il s’en échappait un souffle froid, mais ce ne fut pas cela qui le fit frissonner. Il sentait comme une odeur fétide, rance, de pourriture et de maladie venant des niveaux inférieurs. Soudain la terre battue jonchée de fétus de paille du sol de la prison lui rappela la pierre blanche des hôpitaux militaires, où, lors des sièges, les malades et les blessés agonisants étaient maintenus en vie, et achevés lorsque l’ennemi approchait.   - J’aurais voulu assister à l’enterrement d’Estë, souffla Erion. Je l’appréciais. Elle avait du courage.   - Et plus encore, fit Hroar. Rylor Furiade m’a remercié d’avoir ramené le corps de sa fille en me permettant d’assister à ses funérailles.   - Tu as dû être le premier nain à ne jamais pénétrer sous son toit…   - En effet. Mais en tant qu’hôte, il m’a traité comme un égal. Les frères d’Estë l’ont pleurée avec nous.   - Vas-tu mieux mon ami ?   - De quoi parles-tu ?   - Enfin Hroar, fit Erion en le regardant intensément. C’est évident. Tu étais amoureux d’Estë.   - Ne dit pas de bêtises. C’est une elfe.   - Je ne te parle pas d’amour charnel. Mais tu l’admirais. Tu m’as toi-même confié qu’elle te rappelait Loreleï. En cela, l’admiration que tu lui portais s’est transformée, à son contact, en amour. Je te connais, nain.   - Tu as peut-être raison, dit Hroar. En tout cas, je l’admirais, oui. Je partageais ses souffrances. Elle partageait les miennes. Ce qui lui est arrivé est inqualifiable. Elle savait qu’elle allait mourir. Elle en était sûre avant que le soleil ne la rende folle. (Erion lui serra l’épaule) Que va-t-il se passer demain ?   - La reine, murmura Serra, a découvert la vérité sur ce qu’il s’est passé à ma forteresse il y a quinze ans. Elle nous la dévoilera et agira en conséquence.   - Crois-tu toujours Nadomir Sëë coupable ?   - Oui. Mais j’espère ne pas me tromper. J’ai des doutes. Il a nié devant moi avec tant de vigueur… Cela ne veut rien dire, mais qui sait ? (Hroar lui sourit) Tu devrais remonter, mon ami, ton guide s’impatiente.   - J’espère que tu découvriras la vérité, dit le nain. Bon courage, Seigneur Serra. On se verra après l’audience.   Hroar tourna les talons et se dirigea vers la sortie. Erion l’arrêta d’un cri : - Et, Hroar ! J’ai besoin de toi.   Le nain lui sourit à nouveau, puis emboita le pas au geôlier qui remontait.     Ivawen se tenait assise dans le fauteuil royal, regardant les elfes les uns après les autres. Un peu en retrait par rapport à elle, Silya attendait elle aussi. Elle était en armure complète, et elle seule serait armée durant l’audience. La princesse Nærisa, à sa droite, la regarda également et ses prunelles vertes croisèrent les yeux d’Ivawen. La reine lui adressa un fin sourire, auquel sa sœur répondit par un hochement de tête. Peu de monde se trouvait face aux souveraines. Iris Serra, la plus à droite, agitée sur un banc de bois. Sa mère, calme et posée, regardait par-dessus le trône royal. Ivawen savait que la flamboyante Jiana bouillonnait en elle-même, mais était trop sage pour oser la défier, même du regard. Ce n’était pas le cas d’Erion Serra, son beau-frère, qui la toisait sans ciller. Dans son regard, et sur son visage, Ivawen ne vit aucun mépris, aucune colère, plutôt de l’impatience. Ses cheveux étaient sales, et sa nuit au cachot avait l’air de l’avoir fatigué. Le but d’Ivawen était bien entendu de rabaisser ce seigneur turbulent, et cela avait selon toute vraisemblance fonctionné. Engoïn Sëë, que tout le monde disait fatigué, se tenait droit et fier, attendant que la reine prenne la parole. Il triturait machinalement un magnifique sautoir d’or à son cou. Si ce geste trahissait une possible anxiété, son visage calme démentait. Arthelor Fend-Tribord, Séïren et Noédor Edlla étaient également du nombre. Aucun d’eux n’était directement impliqué dans l’affaire, mais Ivawen avait tenu à ce que des membres du Conseil neutres assistent à l’audience. Arthelor semblait rêvasser, même si la reine savait qu’il n’avait pas perdu une miette des évènements. Séïren écoutait attentivement, tandis que son fiancé semblait s’ennuyer, bien qu’il fasse de son mieux pour le cacher afin de donner la meilleure image possible.   Nadomir Sëë quitta la barre des témoins et se rassit sur un geste de la reine. Il venait de livrer sa version des faits à l’assemblée, racontant comment il avait échappé aux forces d’Erion Serra, puis avait chevauché jusqu’à un champ de bataille proche pour secourir l’armée d’Ivawen. Erion Serra avait, quant à lui, raconté sa version, évoquant les menaces proférées par Sëë quelques jours avant l’attaque de la forteresse, et la difficulté pour de simple pillards de pénétrer l’édifice, étayant la thèse selon laquelle seule une armée entrainée au siège pouvait escalader ces murs. La reine avait écouté attentivement les deux témoignages, désirant connaitre les arguments de chacun des deux parties. Au final, l’avis de l’assemblée n’importait pas. Elle seule avait le pouvoir de justice, et d’elle découlait toute forme de législation judiciaire sur l’Île. Un lourd silence pesa sur la salle une fois le discours de Nadomir Sëë achevé. Ivawen observa un long moment les gens présents. Du coin de l’œil, elle pouvait voir Silya, immobile, visière baissée. La reine avait confié les résultats de l’enquête à son amante, désirant lui demander conseil. Les deux femmes en étaient arrivées à la même conclusion. Ivawen avait été ravie d’avoir une nouvelle preuve du fort caractère et de la perspicacité de sa guerrière. Mais l’heure présente n’était pas aux réjouissances. Elle détourna ses yeux de l’assemblée pour se tourner vers l’huissier posté devant la porte.   - Je souhaite à présent fournir mes propres pièces à convictions. Faites entrer le prince Saënor Volii.   L’huissier ouvrit la porte et fit entrer le prince. Les yeux de l’assemblée se tournèrent vers lui. La plupart des regards semblaient hostiles, ce qu’Ivawen entendait. Cet homme était inconnu, mystérieux et étranger. En entrant, il soutenait une vieille elfe affaiblie aux cheveux blancs, qui, de toute évidence, n’avait jamais mis les pieds dans un endroit aussi luxueux. La barre des accusés restait vide, Ivawen voulant ainsi montrer que le but de cette audience était de découvrir la vérité, et non de faire un procès à un coupable présumé. La vieillarde salua profondément la reine, puis s’installa à la barre des témoins. Ivawen gardait les yeux fixés sur Erion Serra. Le guerrier observait, les yeux écarquillés, la vieille elfe.   - Reconnaissez-vous cette femme, Seigneur Erion ? demanda Ivawen.   - Oui, Majesté, répondit-il. Il s’agit d’Ælène « Blanc-Crin », l’infatigable serveuse du Comptoir des branches basses, la minuscule taverne de mon ancienne forteresse. Son mari était propriétaire de l’établissement. Elle m’a servi plus d’une fois.   - Seigneur Sëë, la reconnaissez-vous ?   - Je ne l’ai jamais vu, ma Reine, répondit Nadomir.   - Et vous Ælène, s’enquit Ivawen, reconnaissez-vous ces deux hommes ?   - Je les reconnais tous les deux, Votre Glorieuse Majesté, marmonna la vieille femme d’une voix rocailleuse.   - Vous avez la parole, Ælène, racontez votre histoire.   - C’était un matin frais, commença l’elfe. Nous étions en guerre depuis environ une année déjà. Cela faisait des mois que le Seigneur Sëë nous assiégeait. Mais nous, nous suivions notre intrépide châtelain, qui l’avait déjà fait plier. Nos hommes se battaient tous les jours aux créneaux et nous portions hautes, j’ai honte de le dire aujourd’hui, les couleurs du prince Neflindel. Le siège était dur et nous commencions à mourir de faim. Des troubles ont éclatés au sein de la forteresse. Erion est parvenu à les calmer, puis, le lendemain, a mené une sortie victorieuse contre les forces ennemies. Depuis deux jours, il les poursuivait, et nous nous croyions enfin en sécurité (elle reprit son souffle).   - Au matin du troisième jour, donc, reprit-elle, des cornes ont annoncées l’arrivée d’une armée près de nos portes. Nous pensions tous que le seigneur Erion revenait victorieux. Les portes restèrent fermées néanmoins, car le chef de la garnison craignait la venue de nouveaux ennemis. En cela il avait raison. Nadomir Sëë était revenu, et exigeait la reddition du château, sans quoi il passerait tout le monde au fil de l’épée. Il nous informa qu’Erion Serra était mort. Nous refusâmes de nous rendre, pensant pouvoir tenir le siège. Mais Sëë avait profité de l’audience pour faire escalader en douce les murs dégarnis à certains de ses hommes, qui lui ont ouvert une poterne. Une partie de son armée est parvenue à entrer, assez pour massacrer quelques-uns de nos derniers soldats. Le gouverneur de la forteresse, constatant que nous finirions tous par mourir, a finalement accepté de déposer les armes et a ouvert les portes… Nadomir Sëë a alors déversé son armée chez nous, et se fut le chaos (elle s’arrêta).   - Voulez-vous faire une pause, Ælène ? s’informa la reine.   - Je remercie Votre Grâce, répondit-elle au bout d’un moment, mais je vais continuer. Je me suis réfugiée dans mon auberge lorsque les soldats sont arrivés. La maigre garnison a été vite débordée. Ils ont forcé la porte de mon établissement, et l’on pillé, mais je suis parvenue à me cacher dans un débarrât sous des couvertures. Ils ne m’ont pas trouvée. Je crois que je me suis évanouie. Lorsqu’enfin j’ai eu le courage de sortir, je me suis rendu compte du désastre. Mon établissement était sans-dessus-dessous, mon mari gisait mort sur le plancher. En me rapprochant de la fenêtre… En... En regardant par la fenêtre, j’ai vu plusieurs cadavres sur les pavés. Je suis montée à l’étage. De là, j’avais vue sur la cour du château. J’ai reconnu cet homme, Nadomir Sëë au centre, qui supervisait la montée de grandes croix de bois. Il a lui-même choisi cinq femmes parmi celles qui se trouvaient enchainées là. Toutes ont été fichées sur les croix, les autres égorgées. Je… pardonnez-moi, je…   - Ne vous en faites pas, Ælène, lui dit la reine. Que s’est-il passé ensuite ?   - Je… je suis retournée me cacher, horrifiée, reprit la vieille elfe. Je croix que je suis restée une journée ainsi, puis, enfin, j’ai pu sortir. J’ai quitté la forteresse en courant, et je me suis perdue dans la forêt. Lorsqu’enfin j’ai atteint un village, j’ai voulu fuir la guerre. Un guide m’a menée jusqu’au port du Seigneur Rywon. J’ai raconté mon histoire, mais, arguant que Nadomir Sëë avait été vu loin de la forteresse peu après l’attaque, on m’a crue folle. Un capitaine m’a engagée comme cuisinière sur son bateau. Je suis rentrée à Céläastra il y a deux ans. C’est… c’est tout Votre Grâce.   - Merci Ælène, dit la reine. Nadomir Sëë, qu’en pensez-vous ?   - Rien ne confirme que cette femme se trouvait bien dans la forteresse à l’époque, répondit-il. Peut-elle le prouver ?   Ælène décrit alors la forteresse, donna des noms, livra plusieurs détails sur certains bâtiments, puis elle fondit en larmes. Erion Serra confirma la plupart de ses dires, mais Jiana et Iris aussi. Elles rappelèrent qu’Erion les y avait invitées peu avant la guerre. Si Iris n’était pas sûre de ses dires, Jiana, qui y était restée plus longtemps, était plus affirmative. Ivawen regardait, au fur et à mesure de leurs paroles, la décomposition de leurs visages. Les deux femmes jetaient des regards dérobés à Nadomir Sëë, qui restait impassible.   - Vous pouvez vous retirer, Ælène, dit Ivawen. Saënor, raccompagnez-la dehors et faîtes entrer notre second témoin.   L’homme obéit et fit entrer une elfe ridée et bouffie. Elle était vêtue sobrement, et portait la tonsure des prêtresses d’Oïnstal. Son bras gauche était tranché juste avant le coude et la manche de son vêtement était retroussée à ce niveau, laissant voir un moignon de chairs calcinées. Elle salua la reine, s’installa à la barre des témoins et toisa l’assemblée.   - Reconnaissez-vous cette femme, messires ? demanda Ivawen (Erion et Nadomir répondirent par la négative). Et vous ? dit-elle en se tournant vers la prêtresse.   - Je les reconnais, tous les deux, répondit-elle d’une voix grave. Je m’appelle Hestël, je suis moniale depuis quinze ans. Je faisais partie, avec mon père, des civils réfugiés dans la forteresse d’Erion Serra au début de la guerre du Vieux-Prince. J’avais trente et un ans à l’époque. Je sais qu’Ælène est revenue sur les détails du siège et sur l’entrée de Nadomir Sëë dans le château. Je me contenterais de raconter ma propre histoire.   Elle fit une pause. Bien qu’Ivawen l’ait déjà rencontrée, elle était frappée par la vieillesse apparente de cette femme, qui, guère plus âgée qu’elle, paraissait avoir trente ans de plus. Hestël prit une longue inspiration.   - Pendant le siège, raconta-t-elle, je défendais les remparts. Le Seigneur Erion m’avait mise ici car je tirais bien à l’arc. C’est du haut de ces remparts que j’ai vu Nadomir Sëë pour la première fois, de loin, lors de son entrevue avec Erion Serra au pied des murs. Je ne distinguais pas ses traits, mais je pouvais voir sa carrure, et son armure argentée, frappée des armoiries Sëë, ainsi que de la fleur-de-lys de la reine Ivawen. Quelques jours avant l’attaque, une flèche m’avait blessée à l’épaule gauche, et je me reposais donc auprès de mon père. Pendant l’attaque… (Elle fit une pause et frotta son moignon.)   - Voulez-vous reprendre plus tard, Hestël ? demanda la reine.   - Non, Votre Grâce, je vous remercie, dit-elle. Pendant l’attaque, j’ai abattu deux hommes par une fenêtre du château où j’étais réfugiée. A ce moment j’ai vu un homme, que j’ai reconnu être Nadomir Sëë, abattre mon père, simplement armé d’une fourche du haut de son cheval. Je me suis effondrée. Je n’avais plus envie de me battre. Je suis restée prostrée. Puis des hommes ont investis le château et m’ont trainée dehors…   L’assemblée écoutait attentivement. Nadomir Sëë restait impassible. Il ne regardait pas Hestël, mais Ivawen. Erion Serra gardait les yeux fixés sur la femme à la barre, tout comme Jiana et Iris. Arthelor semblait s’être réveillé, et Noédor était beaucoup moins agité. La reine eut l’impression que Séïren soutenait Hestël du regard. Engoïn Sëë regardait aussi Ivawen. Nærisa et Silya restaient immobiles.   - Ils… ils m’ont trainée dehors, reprit Hestël. Je ne sais pas combien ils étaient, quatre, cinq. Les deux premiers m’ont violée, puis… puis, comme je me débattais trop… ils m’ont brisé le poignet droit. Puisque mon poignet gauche résistait, ils… ils m’ont coupé l’avant-bras à coups de hache (elle leva son bras mutilé). Ils devaient avoir envie de me garder en vie le plus longtemps possible, parce qu’ils m’ont appliqué un garrot avant de… de continuer leur besogne. Alors qu’ils me brutalisaient, j’ai vu le Seigneur Sëë passer devant eux à cheval et me regarder. Puis il a poursuivi son chemin.   Elle fit une pause. Nadomir Sëë la regardait à présent. Il ne semblait pas se souvenir d’elle, mais sa mine avait changée. Il regarda Ivawen, qui resta imperturbable dans son fauteuil, le toisant froidement.   - Au bout d’un moment, raconta Hestël, ils se sont arrêtés. Je me suis évanouie plus ou moins à cet instant. Ils m’ont cru morte ou n’ont pas jugé utile de m’achever, mais en tout cas, je me suis réveillée quelques heures plus tard, meurtrie et mutilée. J’ai contemplé le massacre. Les cadavres étaient partout, mutilés, parfois brûlés. A la vue du spectacle, j’ai pensé à me laisser mourir ici. Puis mon regard s’est posé sur la dépouille de mon père non loin… J’ai compris qu’Oïnstal avait voulu que je vive. Je me suis levée, et, dans un brasier proche, ai cautérisé mon bras. Il restait un vieil âne aux écuries. Je me suis hissée en selle, puis suis partie. Je voulais m’éloigner de cet enfer. Ma reine, je…   - Reposez-vous, ma chère, lui dit Ivawen.   - Non, Votre Altesse, répondit fermement Hestël en se ressaisissant. Sur mon âne j’ai traversé des forêts, puis, un jour plus tard, un monastère m‘est apparu. C’était une nouvelle preuve qu’Oïnstal avait eu pitié de moi. Le monastère était uniquement peuplé de femmes. La Première Moniale m’a recueillie, soignée, nourrie. Je lui ai tout raconté. Elle m’a aidé à tout oublier et à aller de l’avant. Elle m’a écouté et m’a offert une place parmi ses sœurs. J’y suis restée. J’ai soigné des malades et des blessés durant la guerre, puis me suis tournée toute entière vers la prière. Ce qui s’est passé ce jour-là m’a brisée, Votre Grâce. Mais je suis parvenue, grâce aux dieux, à me relever. Le Seigneur Sëë est coupable, mais ses hommes le sont encore plus. Je sais qu’Oïnstal les jugera comme il se doit. Mais justice doit également être rendue ici-bas, comme le veulent les dieux. J’ai donc décidé de livrer mon témoignage, car, bien que les jours qui suivirent l’attaque soient flous dans ma tête, la mise à sac de la forteresse restera à jamais gravée en moi.   - Merci beaucoup, Hestël, dit la reine en regardant la femme dans les yeux. Qu’avez-vous à répondre, Seigneur Sëë ?   - Rien, Votre Grâce, dit-il. Je ne peux nier. J’ai en effet mené mes troupes, affamées, fatiguées et menacées par Erion Serra jusqu’à cette forteresse. Il fallait qu’un exemple soit fait, que chacun connaisse le prix de la trahison envers les volontés de feu votre père. Mais l’ampleur du massacre a dépassé mes intentions. J’aurais voulu des prisonniers, et j’aurais voulu surtout vous offrir la tête d’Erion Serra. Prenez les décisions qui s’imposent.   - En agissant de la sorte, vous avez terni mon honneur, Seigneur, dit la reine en se levant. Ma couronne est faite d’or, et non d’os elfes. En ce jour, Nadomir Sëë, je vous démets de vos fonctions de Seigneur de la Famille Sëë, je vous flétri, je vous retire vos titres, vos décorations et vos marques de gloires. Enfin, je vous condamne à mort pour crimes de guerre multiples. Votre grand-oncle, le capitaine Engoïn Sëë deviendra le Seigneur de la Famille Sëë. S’il venait à mourir sans héritier direct, Jiana Serra deviendrait, en son nom propre, Dame maîtresse de la Famille. Quant à vous, Nadomir, vous serez mené demain à l’aube, pieds nus, en jute, au Pic d’Issol, pour y être exécuté publiquement.   Ivawen regarda l’assemblée. Nadomir baissa la tête en signe de soumission. Engoïn, Jiana et Iris, les mines déconfites, mirent un genou à terre devant elle. Arthelor, Noédor et Séïren se levèrent et applaudir sa décision, jusqu’à ce que Nærisa les fasse taire d’un geste. La princesse se leva et s’agenouilla, bientôt imitée par les trois autres et par Hestël. Il n’y eut que Silya pour rester imperturbable. Erion Serra s’approcha d’Hestël et la fit se relever. Puis, les larmes aux yeux, il s’agenouilla devant elle. Confuse, la moniale rougie, et se remit à genou devant Ivawen. Serra se tourna vers la reine, et, pleurant, se prosterna en signe de soumission complète. La Reine Solaire observa l’assemblée agenouillée et sourit intérieurement devant l’hommage qu’on lui rendait. Elle songea à la formule de Nærisa, décrétant que l’Histoire marchait derrière elle. Automatiquement, cela lui fit penser à Nadomir Sëë, prophétisant qu’elle deviendrait la plus grande souveraine que Céläastra eut jamais connue.     Le Pic d’Issol était une petite éminence située à l’est de la cité de Céläastra. Une petite foule était rassemblée autour de l’esplanade d’Issol, où se déroulait la plupart des exécutions et des châtiments publics. La veille au soir, Silya avait interrogé Ivawen sur la marche à suivre et les modalités de l’exécution d’un personnage de premier plan. La reine lui avait raconté que, comme Silya s’y attendait, un tel acte était rare et difficile. Ivawen avait été obligé de confronter les proches de Nadomir Sëë, et de leur présenter des preuves concrètes et irréfutables. Ni Engoïn, ni Jiana n’avaient protestés contre la décision royale. Seule Iris Serra s’était levée, après l’audience, pour demander la grâce royale et le bannissement ou l’emprisonnement de son oncle. Ivawen avait refusé. Jiana n’avait demandé qu’une chose, pouvoir rendre une dernière visite à son frère avant son exécution, faveur accordée par la reine. Silya avait également tenté d’infléchir son amante, car l’emprisonnement définitif de Nadomir Sëë lui paraissait plus approprié, étant donnés les services qu’il avait rendu à la couronne, et l’ancienneté des faits. La reine s’était montrée inflexible, arguant que son autorité et ses ordres ne devaient jamais être défiés, et qu’il lui fallait laver son honneur et celui de Céläastra. En règle générale, il était déconseillé d’exécuter quelqu’un qui vous était lié par le sang. Mais la reine avait expliqué à Silya que Nadomir n’était qu’un cousin au quatrième ou cinquième degré, et que la justice royale devait être rendue pour un tel crime.   Aujourd’hui Ivawen n’était pas habillée en robe, comme à son habitude, mais portait un pantalon de cuir et de peau, retenu par une ceinture de joyaux. Silya trouvait que cela ne lui allait pas. La reine était drapée dans une cape d’hermine. Nærisa, fidèle à elle-même, portait une robe verte. Un peu en dehors de la foule, les principaux membres de la Famille Sëë attendaient l’exécution de leur ancien chef. Erion Serra se trouvait parmi eux, tout comme son frère, Sorraï, auquel Jiana serrait fort la main. Comme Erion, il avait un physique de guerrier et les cheveux auburn, mais son visage était beaucoup plus calme et réservé. Iris Serra était également présente. Contrairement à sa mère, elle ne parvenait pas à ravaler ses larmes. Silya aperçut également, au premier rang des badauds, le nain Hroar Erlîn, ancien membre de la compagnie de Torig, venu comme elle à Céläastra sur La Main du Roi Highlin. Il semblait perdu, regardant dans le vague en direction de l’esplanade. Silya fronça les sourcils. Ivawen s’avança, sous les vivats de la foule. Elle demanda le silence d’un geste de la main.   - Peuples de Céläastra, s’époumona-t-elle. Nous sommes ici réuni car un personnage de haut rang s’est rendu coupable de crimes graves, et par-là a trahit ma confiance. Amenez le prisonnier.   Deux gardes royaux menèrent Nadomir Sëë, pieds nus et mains liées devant Ivawen. La foule le hua. Silya s’attendait à ce que des pierres volent en sa direction, mais elle n’en vit pas. Même ainsi, Nadomir avait l’air seigneurial. Il s’inclina devant la reine, puis se tourna vers la foule.   - Moi, Nadomir Sëë, dit-il, Seigneur de la Famille Sëë, confesse devant vous mes crimes. Il y a quinze ans, j’ai mené mes troupes dans une forteresse fidèle à Neflindel. Je leur ai donné l’ordre de mettre à sac la place, sans laisser de survivants. En cela j’ai trahi ma reine, qui, toujours a réprimé les massacres d’hommes désarmés, de faibles et de prisonniers. Oïnstal me jugera après ma mort.   - Témoignages à l’appui, reprit Ivawen, cet homme a été reconnu coupable et a avoué ses fautes. Moi, Ivawen Première, fille du Roi Highlin, Reine Solaire de Céläastra et Protectrice du Domaine, retire à Nadomir Sëë tous ses titres, et le condamne à mort.   La foule hurla son approbation. Silya vit Hroar Erlïn regarder intensément Ivawen. L’humaine s’attendait à voir sortir un bourreau de l’ombre, mais personne ne vînt.   - Nadomir Sëë, demanda Ivawen, avez-vous une dernière parole ?   - Aucune, Votre Grâce, répondit-il en s’agenouillant. J’ai fait ce qu’il me paraissait le mieux pour vous permettre de vaincre le Vieux-Prince. Mon épée a toujours été votre. Il en ait de même pour ma tête aujourd’hui, comme il se doit.   Il y eut un moment de flottement. Puis un membre de la Grade Royale apporta une grande épée qu’il tira de son fourreau. Elle ne ressemblait pas aux lames elfiques, beaucoup plus large, moins longue et possédant une garde, elle avait l’air d’un petit estramaçon humain. Silya remarqua le fil, tranchant comme un rasoir. Erion Serra s’avança alors.   - Ma Reine, dit-il en s’inclinant. Ayant été le maître de la forteresse mise à sac par Nadomir Sëë, je vous demande le droit de rendre moi-même justice en votre nom (Sorraï le foudroya du regard).   - Non Erion, vous n’avez pas à le faire, répondit la reine en le regardant à peine.   - Majesté, fit Silya en mettant un genou à terre, en tant que votre Poing, je porte pour vous les armes. Il est de mon devoir de le faire également aujourd’hui. Laissez-moi rendre justice en votre glorieux nom.   Mais Ivawen secoua la tête et Silya s’écarta. La reine rejeta son manteau d’hermine que Nærisa récupéra. Elle saisit alors la poignée de l’épée qu’on lui tendait et fit quelques pas vers Sëë. L’homme à terre la regarda, puis baissa la tête. Ivawen leva bien haut la lame et l’abattit sur le cou du condamné. Le sang gicla mais la tête resta en place. Ivawen donna la mort au deuxième coup, mais il lui en fallut deux autres pour détacher la tête du corps. Le sang éclaboussa un peu ses vêtements, et quelques gouttes s’écrasèrent sur son visage et son menton. La foule était trop loin pour voir cela, mais Silya le distingua bien. Le peuple acclama sa reine longuement. Tandis que les gardes ôtaient le cadavre, la souveraine posa son épée, remit son manteau sur elle, puis partit avec Nærisa en direction du carrosse royal. Silya chercha à nouveau Hroar Erlîn dans la foule. Elle le vit s’éloigner à grands pas. L’humaine suivit les souveraines, puis, une fois qu’elles furent toutes deux dans le carrosse, escortées par une troupe de garde royaux, elle s’en fut. Elle avait à nouveau aperçu le nain. Il se dirigeait vers le palais à pied, à l’écart du reste de la foule. Elle le rattrapa en courant. Hroar se retourna.   - Vous souvenez-vous de moi, Hroar ? demanda-t-elle.   - Evidement, répondit-il d’une voix bourrue. Que me voulez-vous ?   - Je voudrais marcher un peu avec un guerrier.   Il acquiesça et reprit sa route. Ils restèrent côtes-à-côtes quelques longues minutes, puis, enfin, le nain brisa le silence :   - Votre ascension a été fulgurante. Tant mieux. Je vous ai vu combattre dans l’arène. Vous êtes formidable. La reine est entre de bonnes mains. Je suppose qu’elle vous pense incapable de la trahir ?   - J’en suis incapable, répliqua Silya.   - Je vous crois. Vraiment. J’ai confiance dans le jugement d’Ivawen.   - Vous n’avez pas apprécié son dernier geste, n’est-ce pas ?   - Pas vraiment, souffla Hroar.   - Elle a souffert autant que vous, voire plus, de la mort du capitaine Estë.   - Je sais, répondit le nain. J’ai servi beaucoup de rois et de seigneurs, comme vous, je suppose. Leur point commun n’était pas l’or, le pouvoir, ou les couronnes. Mais tous me payait. Tous faisaient la guerre et semaient la mort. Pas Estë.   - Hroar, dit Silya, j’ai en effet servi plusieurs rois et seigneurs. Ils étaient bons ou mauvais, mais les meilleurs d’entre eux ne prenaient pas les armes par cruauté, ou malveillance. Mais parce que l’une des trois choses qu’un souverain doit apporter à son peuple était menacée, le pain, la paix ou la sécurité, et l’honneur. Ils combattent parce qu’ils doivent le faire. Et Ivawen est la meilleure souveraine à qui j’ai eu l’honneur d’obéir. Je suis alizéenne, mais mêmes les rois de mon pays n’avaient pas sa grandeur et son honneur.   - Alors protégez-là, Silya Aÿen, sourit Hroar. Du mieux que vous le pourrez. Mais faites attention à vous. Car vous êtes la dernière ligne de défense d’Ivawen. Ce n’est pas mon combat. Ce n’est pas ma reine, mon souverain se trouve au loin, et je devrais le rejoindre.   - Sachez qu’une place vous attend ici, si vous désirez la prendre.   - Merci, Silya, dit le nain en souriant sous sa barbe. Je vais vous laisser ici. Bonne chance Poing de la Reine.   - Bonne chance à vous également, guerrier, répondit Silya.   Elle le regarda s’éloigner, soulagée de l’avoir vu sourire. Elle rentra au palais, et resta dans l’antichambre tandis qu’Ivawen soupait avec Nærisa. La nuit tombée, elle se coucha. La reine s’installa près d’elle et posa sa tête sur sa poitrine. Silya se détendit et l’embrassa. Quand elles eurent achevé leurs œuvres, Silya serra sa reine dans ses bras. Elles s’endormirent en silence, paisiblement.
  4. Loup Noir

    Le Havre des Reines

    Bonjour ! Alors oui je suppose que le problème d'apostrophe est lié au forum, étant donné que les apostrophes apparaissent sur mon fichier original. Voilà la suite. C'est l'avant dernier chapitre, j'espère qu'il vous plaira. Bonne lecture !   Chapitre XXVII   Un mois plus tard.   An 1378 du Quatrième Âge, à proximité de Bétula, capitale du Royaume Lagoride   Nærisa regardait par la fenêtre de la suite débloquée par le Grand-Roi Lagoride. Elle se trouvait dans un somptueux palais aux jardins immenses et taillés, remplis de grandes statues de marbre et de fontaines. Des dorures pendaient des murs tout autour d’elle et des lustres de cristal chargés de bougies complétaient le tableau. Le palais, appelé Maison Aphride, était un pavillon de chasse du Grand-Roi, servant également de résidence secondaire, loin de l’atmosphère étouffante de Bétula, et permettant de réunir les hôtes de marques. Nærisa s’accommodait de cet étalage de richesse, habituée à voyager dans les palais des princes continentaux. Ivawen était bien plus mal à l’aise. Nærisa savait que la reine préférait le calme et l’intimité des jardins de Céläastra ou la vue des éléments déchainés sur les terres Abæl aux grandes baies vitrées de ce palais, ou à ses jardins géométriques. Ivawen avait d’ailleurs eu peur lors de leur traversée jusqu’au continent. C’était la première fois qu’elle s’y rendait, comme beaucoup de souverains de l’Île avant elle, dont le premier travail était d’assurer une présence royale à Céläastra. A vrai dire, la plupart des rois n’avaient quittés le royaume elfe que lorsqu’il leur fallait faire la guerre. Ivawen avait néanmoins jugé que les négociations de paix avec les lagoride nécessitaient sa présence. Elle désirait également rencontrer elle-même le Grand-Roi et Agg-Kour. Maélen IV les avait reçues aimablement. Elles l’avaient suivi à la chasse la veille et il les avait entretenues sur les espèces peuplant ses forêts. Le protocole dans le Delta voulait que les négociations ne débutent que deux jours après l’arrivée des chefs ennemis. Ivawen sortit du cabinet de toilette, suivie de Silya qui l’avait aidée à se vêtir. Elle-même portait une tunique de cuir mais s’apprêtait à enfiler son armure. Nærisa s’approcha de sa sœur pour la coiffer. Elle s’assit dans un fauteuil et la princesse lui prit les cheveux.   - Te sens-tu mieux ? lui demanda-t-elle. Le mal du pays s’est peut être estompé ?   - Sur le navire, tu étais adorable, la taquina Silya. La peur du continent !   - Laissez-moi vous deux, siffla la reine. En gouvernant, je n’ai jamais eu le temps de quitter mon île !   - Arrête de bouger Iva, lui demanda Nærisa. Et Silya, amène-moi la boîte de bijoux de la reine.   La guerrière s’exécuta. Nærisa tressa les cheveux de sa sœur. Elle ceignit sur son front un diadème d’or. Elle lui passa également un collier d’ivoire et de saphir. Elle accrocha trois boucles d’or à chacune de ses oreilles. En guise de touche finale, elle parsema la chevelure de la reine de quelques fleurs.   - As-tu pris le collier de Mère, Nærisa ? voulu savoir la reine.   La princesse acquiesça. Elle le conservait précieusement dans un coffret d’ébène. Elle le mettrait sous peu pour les négociations de paix. C’était un sujet qu’elle ne voulait pas évoquer avec Ivawen. Elles avaient déjà discuté de tout durant le voyage et jusqu’à la veille au soir. Les négociations étaient rodées. Les conditions de la paix avaient été fixées par les souveraines avant même qu’elles ne quittent Céläastra. Le Grand-Roi les avait acceptées, bien qu’il émette quelques réserves. Il leur faudrait de toute façon ratifier le traité de paix, et il était évident que Maélen demanderait la révision de certains points. Nærisa était même convaincue que c’était pour cela qu’il leur avait demandé de faire le déplacement jusqu’à sa capitale. Il voulait à la fois les charmer et les épuiser pour tenter de renverser la situation en sa faveur. Pour pallier à cela, Ivawen avait exigé, en contrepartie de sa venue, que le Guerrier-Roi Agg-Kour soit convié en même temps qu’elles, afin de signer tous les traités de paix en même temps, tablant sur le fait que Maélen soit moins enclin à céder aux conditions des sorgosiens qu’à celles des elfes. Nærisa, qui avait eu l’occasion de discuter longtemps avec Esuf lors de sa venue à Céläastra, avait expliqué à Ivawen que le Guerrier-Roi serait exigeant, ce qui permettrait aux elfes de négocier leurs conditions plus facilement. Ivawen se leva et alla aider Silya à passer son armure. Nærisa les regarda puis détourna les yeux. Elle avait appris depuis presque vingt ans à accepter les choix de sa grande sœur. Ce n’était pas pour autant un spectacle qu’elle appréciait. La princesse se pencha et ramassa son coffret posé sur un tabouret. Elle l’ouvrit et mit en place le collier de Svinrile. Elle passa également de grands anneaux d’ivoire aux sommets de ses oreilles allongées. Ivawen se tourna vers elle.   - Tu es magnifique, Næri, sourit la reine tandis que Silya ceignait ses sabres. Il ne manque plus que la touche finale.   Elle se retourna et alla quérir le diadème des héritiers dans les affaires de la princesse. Elle vînt le placer sur son front, puis caressa les cheveux de sa sœur. Elle posa sa main sur son ventre arrondi. La période de gestation des embryons elfes était de onze mois, contre neuf pour les humains. Néanmoins, tout le monde voyait désormais la preuve de sa grossesse. A Céläastra, la princesse distinguait clairement les regards des elfes se tourner vers son ventre avec sur le visage un air de reproche. Bien sûr, personne n’osait rien dire. Nærisa n’avait jamais fait grand cas de ce que les gens pensaient d’elle, mais elle sentait qu’Ivawen en souffrait. Toutefois, même si la reine le lui avait reproché par le passé, peu avant de partir pour le Royaume-Fleuve, lorsque sa sœur lui avait fait toucher son ventre où l’enfant bougeait un peu, elle s’était adoucie, et ne lui avait plus jamais fait de remarque. Arthelor avait passé aussi beaucoup de temps avec elle, mais logeait à présent dans une autre aile du palais. Nærisa, qui allait négocier la libération d’Erion Serra, ne voulait pas que son fiancé la voit en compagnie du père de son bâtard.   Ivawen avait également demandé à ce que Malvace soit présente et Maélen IV avait accepté. La jeune femme avait replacé le petit Oscim sur le trône de Djiane, après une défaite des partisans de Syna. L’usurpateur et son frère avaient fini assassinés par une foule d’émeutiers d’Ostania, qui avait pris d’assaut leur palais. Une fois Silya prête, les trois femmes quittèrent la suite. Elles passèrent dans l’antichambre où logeait l’humaine, puis sortirent dans un vaste couloir. Quatre gardes en armures complètes, épées aux côtés, les attendaient. Nærisa remarqua que l’un d’eux portait un insigne plaqué or sur son casque. Ils marchèrent lentement, et les gardes restaient silencieux. Enfin, ils débouchèrent sur un grand escalier. La princesse prit son temps pour descendre, ne voulant pas trop forcer sur son dos, qui la lançait de temps en temps. Au pied de l’escalier les attendait un grand jeune homme roux d’une grosse vingtaine d’années. Il était en armure complète, d’un blanc immaculé. Une cape noire tombait derrière lui, si bien qu’il donnait l’impression d’être une tâche de pureté sous un ciel nuageux. Un brassard de soie violette couleur du deuil des souverains lagoride était accroché à son bras droit. Lorsqu’elle fut près de lui, outre ses beaux yeux marron, Nærisa remarqua que l’homme était gigantesque. Il ne devait pas faire moins de six pieds et demi, taille que même les elfes atteignaient difficilement. Il portait une épée longue au côté. En voyant arrivé les trois femmes, il les salua de la tête et sourit à Nærisa, geste qu’elle jugea préférable de rendre.   - Bonjour, Votre Altesse, bonjour, Princesse, dit-il en regardant successivement Ivawen et Nærisa. Je suis le prince Ivar, fils et héritier du Grand-Roi Maélen, Quatrième du nom. Je vous prie de bien vouloir me suivre, mon père m’a chargé de vous conduire jusqu’à lui.   - Ce sera un honneur pour nous, répondit Ivawen.   Le prince lui offrit son bras et elle le prit. Ils marchèrent en tête, laissant Nærisa et Silya quelques pas en retrait. La princesse nota l’évocation indirecte de la mort du prince Tsarkoié faite par Ivar. Les épaules de l’homme étaient extrêmement larges et il avait un physique de guerrier. Nærisa le trouvait bien plus impressionnant que son père, du moins d’un point de vue physique.   - Qu’en penses-tu ? demanda-t-elle à Silya.   - La carrure d’un adversaire ne compte pas lorsque l’on sait se battre, Princesse, sourit l’humaine. Il n’aimerait pas se retrouver face à moi.   Nærisa acquiesça. Elle ne connaissait personne qui désirer « se retrouver face à Silya ». L’impressionnante guerrière gardait toujours les mains sur les poignées de ses épées, geste que l’elfe n’avait jamais compris, étant donné qu’elle tirait l’épée de droite avec la main gauche et inversement. Elle avait fini par se dire qu’elle agissait ainsi plus par réflexe machinal que dans un réel but de défense. Néanmoins, elle se sentait toujours plus en sécurité lorsque Silya se trouvait à proximité. Surtout en cette terre étrangère. Elle n’oubliait pas que les lagoride étaient sans doute les commanditaires de l’attentat auquel elle avait échappé de peu, et au sujet duquel le Grand-Roi avait apparemment des réponses. Ivar marchait tranquillement dans le palais et présentait diverses sculptures ou tapisseries à Ivawen qui posait des questions, apparemment intéressée.   - Comment se passe votre grossesse, Princesse ? s’enquit Silya en regardant son ventre.   - Bien, répondit précipitamment Nærisa. Concentre-toi sur la protection, Silya.   L’humaine haussa les sourcils et leva à nouveau les yeux. Le groupe sortit enfin dehors. La princesse regarda sans réel plaisir les grandes allées taillées. Les lagoride mettaient à profit l’eau du delta du fleuve Roi-Soleil pour abreuver leurs jardins. Il fallait reconnaître la prouesse technique, à défaut d’apprécier le résultat. Le prince Ivar les conduisit le long d’une allée, et leurs fit contourner l’aile est du palais. Le soleil, levé depuis peu, réchauffait l’endroit, rendant la fraicheur supportable. Comme prévu, une partie de la délégation elfe se trouvait là, la plupart des soldats à cheval. Nærisa vit Arthelor et lui adressa un signe de tête, auquel il répondit par un sourire. Séïren et Noédor Edlla étaient également présents. Souvaron Desmpopïl se trouvait aussi ici. Il discutait avec la reine Malvace. Le jeune Oscim, le roi titulaire de Djiane, était absent. Ivawen avait jugé préférable qu’il reste en sécurité à Céläastra jusqu’à ce que la paix soit signée. Dix hommes en toge, voilés et à cheval formaient la délégation sorgosienne. Le Guerrier-Roi Agg-Kour se trouvait parmi eux. Un peu plus loin, près des soldats elfes, se tenaient une cinquantaine de guerriers nomades, une partie de l’escorte d’Agg-Kour, composée de trois cents des siens. Le prince Ivar prit alors la parole d’une voix forte.   - Salutations à tous, dit-il. Je suis le prince Ivar, fils et héritier de Sa Majesté Maélen IV Lagoride. Afin de conclure la paix dans les meilleurs termes, mon père nous convie à la Maison du Nord, à une lieue d’ici. Le calme qui règne en ces lieux nous permettra de traiter au mieux. S’il le désire, le Roi de Sorgoz Agg-Kour, peut se joindre à Sa Majesté Ivawen et à la princesse Nærisa dans le carrosse que voici (il désigna une grande voiture chargée de dorures).   - Je vous remercie, Prince, répondit Agg-Kour, mais je me contenterais de chevaucher.   Le prince acquiesça. Il détacha son fourreau de sa ceinture et le tendit au cocher. Désarmé, il fit monter Ivawen et Nærisa dans le carrosse. Avant d’entrer, Ivawen chuchota quelques mots à l’oreille d’Ivar, qui acquiesça. Il fit rapidement amener un cheval à Silya. Ivawen cligna des yeux, et le Poing de la Reine se dirigea vers les sorgosiens rassemblés autour d’Agg-Kour. Ivar prit la main de la reine pour l’aider à s’installer, puis ils s’assirent sur de confortables banquettes de velours et le char s’ébranla.   - Mes Dames, mon père me charge de m’entretenir avec vous d’une affaire délicate. C’est au sujet de l’attentat dont vous avez toutes les deux été victimes il y a quelques semaines.   - Auriez-vous une explication à nous donner ? demanda Ivawen, sans ciller.   - Le Grand-Roi a mené une enquête au sein de son palais, afin de vérifier si le commanditaire ne se trouvait pas au sein de son entourage. Vous n’ignorez pas que les courtisans agissent parfois de manière stupide et dangereuse, en pensant plaire à leur souverain.   - Et ? fit impatiemment Nærisa.   - Il s’avère que Son Altesse a découvert la vérité, poursuivit Ivar. Le commanditaire n’était autre qu’Astin Solvi, le principal ministre de mon père. Il voulait créer le chaos au sein de votre royaume, et ainsi glorifier sa politique en remportant la guerre, qu’il avait grandement encouragée.   - « N’était » ? répéta Ivawen. Ainsi vous avez sévi ?   - Nous n’en avons malheureusement pas eu le temps, s’excusa Ivar. Le fourbe s’est donné la mort alors que les soldats de mon père venaient l’arrêter. Le Grand-Roi précise qu’il n’est en aucun cas responsable de cette attaque, mais tient à vous présenter publiquement ses officielles excuses, car il a fait l’erreur d’accorder sa confiance à un homme sans honneur qui ne la méritait pas.   - Très bien, dit lentement Ivawen. J’aviserai.   Ivar opina. Ivawen tourna la tête. Elle regardait défiler les jardins par la fenêtre du carrosse. Nærisa, elle, avait envie de sermonner le jeune homme. Cela faisait seize ans qu’elle faisait la guerre, elle savait que l’assassinat n’était une pratique qu’on ne voyait normalement qu’en temps de guerre civile. Savoir qu’un chef ennemi, maître d’un royaume si important, avait tenté d’attenter à sa vie la mettait hors d’elle. Néanmoins, en regardant sa sœur, elle comprit instantanément qu’Ivawen avait en tête des plans de plus grande envergure, qui nécessitaient ce recul diplomatique. La princesse avait conscience toutefois qu’elles ne pourraient demander au Grand-Roi autre chose que des excuses officielles, si elles ne voulaient pas faire échouer les négociations. Au final, cette histoire mettait le Grand-Roi dans une situation délicate et permettrait aux souveraines de négocier plus facilement. Avant la guerre, Nærisa avait mis en garde sa sœur car elle connaissait la puissance des lagorides. Elle savait que même si les elfes remportaient des victoires, le Royaume-Fleuve ne serait affaibli que pour un temps et aurait encore de quoi répliquer. Ivawen voulait justement freiner la montée en puissance de Maélen IV, afin de sécuriser les atouts, notamment maritimes, de Céläastra. La princesse avait fini par céder aux arguments de sa sœur.   Le carrosse fini par s’arrêter et Ivar les fit descendre. Ils se trouvaient devant une grande maison en pierres blanches épurées. Des bacs de fleurs l’entouraient. La troupe qui suivait le carrosse fit halte et les hommes d’armes de Céläastra se rapprochèrent. Silya, accompagnée d’Agg-Kour, s’avança près d’Ivawen et lui chuchota quelques mots à l’oreille. La reine acquiesça, puis regarda sa sœur en portant deux doigts à son front. Ivar demanda alors aux souveraines et à Agg-Kour de le suivre à l’intérieur de la maison. Silya suivit Ivawen, de même que deux chefs de tribu accompagnèrent le Guerrier-Roi. Le prince les conduisit à travers de sombres couloirs. Ils grimpèrent plusieurs escaliers avant d’arriver devant une porte à double battant, en bois renforcé d’acier. Ivar se retourna vers ses hôtes.   - Sa Majesté Maélen IV se trouve dans cette pièce, leur dit-il. Je suis désolé, mais seuls le Guerrier-Roi de Sorgoz ainsi que la reine de Céläastra sont habilités à négocier avec lui.   - La princesse Nærisa est ma conseillère diplomatique, dit calmement Ivawen. Je me dois d’insister pour l’avoir à mes côtés.   - Si vous le désirez, Altesse, accepta Ivar. Vos gardes du corps ne peuvent par contre pas rester. Je ne suis moi-même pas convié aux négociations.   Nærisa acquiesça et Ivawen congédia Silya, tandis qu’Agg-Kour faisait de même avec ses deux suivants. Enfin Ivar les annonça et une voix leur demanda de venir. Le Prince leur ouvrit la porte et se retira une fois qu’ils furent entrés. La pièce était spacieuse, avec une grande table carrée chargée de dorures en son centre. Quelques cartes y étaient étalées et deux lourds ouvrages ouverts se trouvaient dans un coin. Les murs étaient presque entièrement composés d’étagères chargées de livres. Les souveraines s’approchèrent, suivit de près par Agg-Kour. Un secrétaire était assis sur un tabouret dans un coin de la pièce, et le Grand-Roi était debout à la table. Maélen IV, portait sur la tête une imposante couronne d’or. Il était aussi roux que la princesse, mais sa peau était plus blanche encore. Contrairement à son frère, que les souveraines avaient rencontré plusieurs fois après sa capture, et à son fils, Maélen IV n’avait pas une carrure imposante. Il n’était pas très grand et assez frêle. Néanmoins, Nærisa compris instantanément que cet homme était extrêmement puissant et dangereux. Il n’avait pas besoin de parler pour impressionner. Elle se demanda si Ivawen et Agg-Kour avait compris à qui ils auraient à faire. Le Grand-Roi les salua de la tête, et les trois autres firent de même. Il leur fit signe de s’asseoir, chacun à un côté de la table, puis s’installa en face d’Ivawen.   - Bienvenue dans le Delta, Roi, Altesse, Princesse, dit-il d’une voix calme. Nous ne signerons rien dans cette salle. Notre traité de paix sera scellé en bonne et due forme, en public, une fois que nous aurons décidé de ses conditions exactes. Agg-Kour, je tiens tout d’abord à vous féliciter. Il rare à Sorgoz, qu’un Guerrier-Roi reste en fonction plus d’un an.   - Les tribus m’ont nommé pour achever cette guerre, répondit l’homme, et mes victoires m’ont permis de mener cette tâche à bien.   - Et nous la mènerons à bien, continua Maélen. Nous devons désormais parler des conditions de paix.   - Votre Altesse, dit Ivawen en se penchant vers Maélen. Nous avons évacué la plaine et le bois de Queyr, situés non loin de la Presqu’île du Goéland. A vous de respecter vos engagements et de lever le siège au Fortin de la Mouette.   - Les messagers sont partis ce matin, Majesté, répondit le Grand-Roi. Le siège sera levé sous peu.   Nærisa acquiesça. Elle avait dû ordonner à Noédor Edlla de quitter les positions qu’il occupait non loin de la presqu’île conquise. Il avait protesté, arguant qu’il était maître de ces terres par droit de conquête. La princesse l’avait rappelé à l’ordre.   - Il est également prévu que nous retirions nos forces de la Bande de Djiane, Votre Grâce, dit Nærisa. Nous ne pourrons le faire qu’une fois la paix signée, ce qui sous-entend la pacification de la frontière entre votre royaume et Sorgoz. Aussi je suggère que nous discutions de ce point.   - Nous sommes ici pour négocier, Grand-Roi, expliqua Agg-Kour d’une voix caverneuse. Néanmoins, mes conditions n’ont pas bougées. Je désire voir les terres des tribus en sécurité.   - Je souhaite également la sécurité pour les Basses-Terres, Roi, répondit Maélen. Vous me demandiez le démantèlement des forteresses de Samov, Elkan et Visto, bâties dans l’ouest des Basses-Terres. Comment pourrais-je protéger les miens, si aucune garnison ne se trouve à proximité ?   - Vous partez du principe que nous déclenchons les guerres, Grand-Roi. Mais cette fois-ci, vous nous avez attaqués et nous avons répondu.   - Arrêtez un peu, Agg-Kour, souffla calmement le Grand-Roi. Il y a deux ans, vous avez mené de nombreux raids sur nos terres.   - Pas moi. Plusieurs tribus souffraient de disettes, suite à une grande sécheresse. Il leurs fallait trouver de quoi manger ailleurs.   - En massacrant les miens ? Admettez que l’on ne peut trouver de commencement à ce conflit. Vous êtes chargé de régler la paix. Vous ne pourrez pas juguler les velléités guerrières de votre peuple.   - En effet, de même que vous ne pourrez museler les agitateurs des Basses-Terres qui mènent des raids réguliers contre Sorgoz.   - Je pense qu’il faudrait trouver un accord de principe, intervînt Ivawen.   - Oui, répondit le Grand-Roi. Agg-Kour, je vous propose ceci : je démantèle Elkan, et je réduis de moitié la garnison présente à Visto. En échange vous me laissez la jouissance totale de la Plaine de Malix.   - Je refuse, sourit le Guerrier-Roi. Nous occuperons la Plaine de Malix jusqu’à ce que les trois forteresses soient détruites. C’est une menace trop grande pour les miens.   - Messires, fit Nærisa d’une voix forte.   Ils se retournèrent. La princesse sentait le regard saphir d’Ivawen sur elle. Elle haussa les épaules, ayant l’habitude des négociations. La reine attendait qu’elle parle. Nærisa avait soumis une idée pour aider à la résolution du conflit à la reine, et Ivawen avait reconnu la justesse de ses propos.   - Au centre de la Plaine de Malix se trouve un petit cours d’eau, appelé Larme de Fille, raconta-t-elle. Vous savez qu’il prend sa source dans les Kiwele et coule vers le nord sur une trentaine de lieues, avant de finir sa course dans le bassin endoréique de Mäary, non loin de la frontière nord des Basses-Terres.   - Nous appelons cette rivière L’allaitement, rectifia Agg-Kour. Mais qu’importe, où voulez-vous en venir, Princesse ?   - Ce n’est pas une frontière à proprement parlé, parce qu’on peut la traverser à gué presque tout du long, excepté peut-être à la saison des pluies. Néanmoins, il s’agit d’un marqueur spatial commode. Je suggère que l’une des conditions de la paix soit l’instauration d’une zone tampon à cet endroit, avec interdiction de la franchir en arme.   - A la manière de celle qui, depuis un siècle et demi, sépare la confédération des cités-états et l’émirat de Kraal ? Cela pourrait être une solution, admis le Guerrier-Roi. Mais je ne peux accepter qu’une partie de Sorgoz soit interdit aux tribus.   - De même que je ne peux me laisser amputer d’une telle bande de terrain, elfe, glissa le Grand-Roi. Néanmoins, c’est une bonne idée. Je raserais Elkan à une condition. Que cette zone tampon soit respectée pendant quatre ans.   - Voilà ce que je vous propose, Maélen, sourit Agg-Kour. Mes frères de Sorgoz se retirent à l’ouest de la plaine de Malix, et s’engagent à ne pas quitter leurs terres pour se rendre dans votre pays pendant un an. Pendant ce temps, vous évacuez Elkan. Si la paix est respectée quatre ans, vous rasez la forteresse et réduisez de moitié la garnison de Samov,   - Nous pourrions à nouveau nous rendre dans la zone tampon après ces quatre ans de paix, proposa Maélen, tout en évitant d’y construire des édifices militaires. Mais je ne réduirais la garnison de Samov que d’un tiers.   - J’accepte, dit Agg-Kour. Cette paix sera fragile. Mais mieux vaut quatre ans de trêve à vingt ans de guerre.   Il se leva. Maélen l’imita. Les deux hommes se saisirent les pouces, paume droite contre paume droite et s’embrassèrent, la main droite de l’un sur la poitrine de l’autre. Il s’agissait d’un salut sorgosien. Ivawen sourit lorsque les deux ennemis se rassirent.   - Il va de soi, Votre Grâce, dit le Grand-Roi, que cette zone tampon ne devra être violée par aucun des signataires de cette paix, pas même par vous.   - Bien entendu. Comme prévu, reprit la Reine, la Presqu’île du Goéland devient terre elfe à partir d’aujourd’hui. Les trésors littéraires de l’Albatros vous seront remis dans un délai d’un mois après la signature du traité.   - Oui, convint le Grand-Roi. Evidemment, vous vous engagez à maintenir allumé l’Albatros, de jour comme de nuit, quoi qu’il arrive ?   - Bien sûr, répondit Nærisa. En échange de la Presqu’île, nous vous verseront deux cents livres d’or. Nous nous engageons également à ne pas faire naviguer de navires de guerre sans autorisation dans vos eaux territoriales, soit à seize miles de vos côtes. En cas de nouvelle guerre, cette règle sera bien entendu caduque.   - Parfait, sourit Maélen. Le Seigneur Erion Serra sera libéré tout à l’heure. Vous rendrez sa liberté au Prince Molloy dans le même temps. Nous avons capturé un milliers de sorgosiens, ainsi que quelques elfes. Nous les ramènerons, les premiers dans la zone tampon nouvellement créée, pour y être échangés avec mes sujets captifs de Sorgoz, les seconds vers la Presqu’Île du Goéland, pour également procéder à un échange.   - Entendu, dit Ivawen.   Les principaux points étaient réglés et Maélen IV appela le secrétaire, et lui ordonna de mettre le traité de paix au propre. L’homme hocha la tête et s’en fut avec ses notes par la porte principale. Le Grand-Roi salua les souveraines et le Guerrier-Roi, puis, après avoir embrassé les mains des elfes et serré celles du sorgosien, les raccompagna à la porte. Une fois qu’ils furent sortis, Silya et les gardes d’Agg-Kour s’approchèrent, tandis qu’Ivar entrait dans le bureau de son père. Le Guerrier-Roi s’approcha et glissa à l’oreille de Nærisa :   - Le nain avait raison. Au final, Ta’Kelm a gagné. Nos deux pays craignent une guerre, après les horreurs commises lors de celle-là. Nous devrions être en paix pendant quelques années, le temps pour chaque camp d’affuter ses armes. Le temps que les massacres remontent à la surface. J’espère être vivant lors de la prochaine guerre, Princesse.   - Je l’espère aussi, Agg-Kour, soupira l’elfe.     Nærisa, marchait lentement. A sa gauche, trente elfes au garde-à-vous, la main crispée sur le manche de leurs lances, en armures complètes, faisaient face au même nombre de soldats du Grand-Roi, en plaques argentées, mains sur la poignée de leurs épées. Remontant cette garde d’honneur, la princesse suivait Ivawen et se dirigeait vers une imposante estrade où attendait Maélen IV. A côté, trente autres soldats lagoride à pied et trente sorgosiens à cheval entouraient Agg-Kour, qui chevauchait lentement vers le Grand-Roi. Le sorgosien mit pied à terre directement sur l’estrade. Ivawen grimpa à son tour, suivit de Nærisa. Maélen IV se tenait devant une table en bois, sur laquelle, la princesse le savait, était posé le parchemin officiel décrivant les conditions de paix générales, acceptées par les trois parties. Derrière le Grand-Roi, debout, se trouvaient plusieurs de ses ministres, les yeux baissés, ainsi que son fils Ivar, toujours droit et fier. Non loin, Nærisa vit les dignitaires elfes membres de la délégation venue de Céläastra. Souvaron Desmopïl, Eoïndril Eleïon, Néodor Edlla, Séïren Abæl et Arthelor Uvaron avaient les yeux fixés sur leur reine. Sagesse Azekil et Sagesse Téfénar se tenaient près d’eux, un peu à l’écart. Une minute plus tôt, ils discutaient avec Silya Ayën, sans armes, à leurs côtés. La reine Malvace se trouvait également là, près de Séïren, en tant qu’invitée d’honneur. Agg-Kour, Ivawen et Nærisa s’arrêtèrent à quelques pas du Grand-Roi. Le souverain inclina légèrement la tête devant eux, puis s’approcha de la princesse. Il lui prit les mains et se pencha pour les embrasser. Il fit de même avec Ivawen.   - Reine Ivawen, Princesse Nærisa, dit-il d’une voix de stentor, de manière à ce que toute la petite assemblée l’entende. Un de mes suivants les plus proches, et en qui je plaçais ma confiance à lâchement fomenté un attentat contre vos personnes. Je condamne ce geste stupide, criminel et déshonorant. A ce titre, j’aimerais également remercier la guerrière qui vous a sauvé la vie.   Il se retourna et désigna Silya. L’humaine fit quelques pas en avant. Le Grand-Roi inclina la tête devant elle, et elle lui répondit par une révérence, avant de retourner à sa place. Maélen prit la main d’Ivawen, puis tendit sa paume vers Nærisa. La princesse plaça sa main dans celle du souverain, qui mit un genou en terre.   - Moi, Maélen Lagoride, Quatrième du nom, Grand-Roi des Terres baignées par le fleuve Roi-Soleil, demande publiquement pardon à Sa Majesté Ivawen et à la Princesse Nærisa.   - En mon nom propre, et en celui de ma sœur, j’accepte vos excuses, Votre Altesse, répondit Ivawen.   Le Grand-Roi se releva, et les souveraines inclinèrent la tête devant lui. L’assemblée applaudit. Il se tourna vers Agg-Kour et l’étreignit à la manière des sorgosiens.   - Agg-Kour, vous et votre peuple vous êtes courageusement battu contre nous. A ce titre, je souhaite que le traité conclu amène la paix et la sécurité sur nos terres respectives.   - Je le souhaite aussi, Grand-Roi.   - A cet égard, reprit Maélen, je vous invite, mes Seigneurs, à signer notre traité.   Il se plaça derrière la table et les trois souverains s’approchèrent de lui. Nærisa avisa les conditions principales. Ivawen apposa sa signature, et la princesse contresigna. Elles réitérèrent l’opération sur plusieurs exemplaires. Les souverains se saluèrent par la suite et Maélen accueillit Erion Serra sur l’estrade. Ivawen fit un signe, et le prince Molloy grimpa à son tour. Les deux prisonniers s’approchèrent, se serrèrent la main, puis se rendirent vers leurs souverains respectifs. C’était terminé. Quelques secondes plus tard Nærisa descendit de l’estrade. Les elfes s’écartèrent sur son passage. Elle marcha un petit moment dans la direction de ses appartements, suivit instantanément par quatre gardes royaux. Elle entendit un bruit de pas qui se rapprochait rapidement. Se retournant, elle vit Erion Serra. Il s’arrêta devant elle et s’inclina.   - Bonjour Seigneur Erion, dit-elle.   - Bonjour, Princesse, répondit Serra. Je suis heureux de vous voir.   Il avait les traits tirés, et lorsqu’il lui prit la main, les siennes étaient froides et calleuses. Elle ne l’avait que rarement rencontré, mais ses yeux lui paressait beaucoup plus froids que d’habitude.   - Comment allez-vous, Erion ? lui demanda-t-elle.   - Je me sens faible, Princesse.   Ils marchaient à présent sur une allée et se dirigeaient vers la Maison Aphride. Erion avait les yeux dans le vague.   - Que désirez-vous à présent, Seigneur ? demanda Nærisa.   - J’aimerais retrouvez-mon île, dit-il en lui prenant la main (la sienne était moite). J’aimerais me reposer. Revoir mes frères et mes amis, avant tout.
  5. Loup Noir

    Le Havre des Reines

    La suite, j'espère que vous apprécierez ! [center][u][b]Chapitre XXVI[/b][/u][/center] [b]An 1378 du Quatrième Âge, Bétula, capitale du Royaume Lagoride[/b] Astin Solvi était nerveux. Il marchait au travers les longs couloirs du palais royal lagoride, escorté par quatre membres de la garde du Grand-Roi. A sa droite, les fenêtres donnaient sur les jardins royaux. Soigneusement taillés et somptueusement décorés, ils étaient couverts de neige, fait rare en cette fin d’hiver. Ainsi, les vitres étaient recouvertes de givre et Astin était enroulé dans une épaisse cape de fourrure. Il admira les magnifiques vitraux ornant le sommet des fenêtres du palais. Scènes de chasse, de bataille, scènes religieuses surtout. Cela faisait partie de ce que le ministre affectionnait le plus au sein de ce château. Cadet d’une famille de moyenne noblesse terrienne des Basses-Terres, le père d’Astin Solvi lui avait confié la gestion du commerce fluvial et maritime de sa forteresse avec Bétula et la Confédération des Cités-Etats, tâche dont il s’était parfaitement bien acquitté. Un grand noble du Delta l’avait par la suite engagé en tant que conseiller commercial, et Astin était parvenu à faire fructifier ses affaires, tout en s’enrichissant au passage. Dix ans auparavant, ce seigneur avait commis l’erreur de se rebeller contre une taxe imposée par le Grand-Roi, qui l’avait écrasé militairement. Néanmoins, les stratégies de Solvi lui avaient permis de résister à un long siège, ce qui impressionna Maélen IV. Le Grand-Roi le nomma alors conseiller auprès du ministre des mers, puis lui confia totalement les rennes de ce ministère. Enfin, satisfait de ses services, Maélen renvoya son principal ministre lui ayant déplu, et chargea Astin Solvi d’assurer cette fonction. En six ans de charge, Astin s’était évertué à faire entrer de l’argent dans les caisses du royaume, notamment en luttant contre la corruption des fonctionnaires fédéraux. Trois ans auparavant, il avait également déconseillé au souverain de s’attaquer une première fois à Céläastra, et d’essayer de traiter avec les elfes lorsque plusieurs escarmouches navales avaient envenimé les relations entre les deux royaumes. Néanmoins, il avait par la suite marqué son accord avec son souverain quant à l’intervention au Pays de Sorgoz. Sa place auprès de Maélen IV faisait de lui un homme craint et détesté par une grande partie des nobles du Royaume-Fleuve. Pour autant, les fils et le frère du Grand-Roi se montraient chaleureux envers lui. - Pourquoi Sa Majesté me fait-elle mander de si bonne heure ? demanda le ministre à ses gardes. Ils ne répondirent pas. Astin s’en doutait. Il se doutait également de la raison pour laquelle il se dirigeait vers les appartements royaux. Il avait reçu la veille au soir et au cours de la nuit une série de lettres, toutes en provenance de la Bande de Djiane. La première lui annonçait la déroute de la troupe d’élite qu’il avait envoyée à la frontière de la Bande. Ces trois mille hommes étaient destinés à intimider les partisans de Malvace, désormais maîtresse d’une partie de Djiane, voire à intervenir contre elle. Néanmoins, les troupes lagoride s’étaient frottées à une coalition d’elfes et de mutins de l’armée de Syna, qui les avaient vaincues. La deuxième missive provenait de Dguir, le frère de Syna, régnant en son absence à Ostania. Il racontait qu’il avait eu à mater une violente émeute des partisans de Malvace. Le calme était revenu dans la capitale, excepté à l’est où quelques rebelles se battaient encore, mais la situation restait préoccupante. Enfin, l’ultime missive, arrivée quelques heures avant l’aube, informait Astin Solvi du fait que les armées du roi Syna avaient été repoussées par celle de Malvace, soutenues par un contingent elfe, et que les désertions étaient nombreuses au sein de l’infanterie. Syna s’était retranché en bon ordre vers Ostania, mais l’avancée de son ennemie était rapide et elle opérerait bientôt sa jonction avec le gros des troupes elfes. Ainsi Syna se retrouverait piégé dans une capitale instable, avec en face de lui une armée plus nombreuse et mieux entraînée, galvanisée par de récentes victoires. Ses troupes, démoralisées, ne tiendraient pas, et Astin Solvi savait d’ors et déjà que l’éphémère dynastie de Syna était plus ou moins condamnée. Il lui était impossible de risquer d’intervenir directement, la population civile semblant soutenir Malvace, et grossir ses troupes grâce à, d’après les lettres, des cadeaux octroyés par les elfes. Il serait surtout stupide de mobiliser le gros des troupes du royaume pour conquérir une province qui n’était pas entrée en rébellion contre le Grand-Roi. De plus, Djiane était dans son droit en faisant appel à des ennemis de Maélen pour régler des problèmes internes. Astin s’assurerait tout de même que l’armée royale se tiendrait prête à écraser le corps expéditionnaire elfe au cas où ce dernier tenterait de franchir la frontière et de pénétrer dans le Delta. Si le principal ministre gouvernait le Royaume-Fleuve, il ne pouvait pas faire grand-chose sans l’aval de Maélen IV, et le Grand-Roi tenait à vérifier lui-même tous les décrets militaires, diplomatiques ou ayant trait au commerce maritime. Il était forcément au courant des troubles secouant Djiane, et voulait s’entretenir avec Astin Solvi sur la suite des évènements. Et en particulier en ce qui concernait son principal ministre, qui lui avait vivement conseillé d’assassiner le roi Corylus, considéré comme un traitre, et d’appuyer la montée sur le trône de Syna. Ils arrivèrent près d’un escalier qu’Astin avait franchi des centaines de fois. Ils le gravirent rapidement, puis marchèrent dans un long couloir sinueux, pour enfin arriver devant une porte, chargée de fioritures en tout genre, allant de la fleur en bois ciselé à la représentation graphique en relief du Royaume-Fleuve. Les gardes annoncèrent l’arrivée d’Astin Solvi, puis, comme le voulait l’usage, le fouillèrent consciencieusement. Voyant qu’il n’avait aucune arme et une fois que le Grand-Roi lui ait demandé d’entrer, il s’éloignèrent et Astin poussa la porte. Maélen IV se tenait devant sa fenêtre et lui tournait le dos. Ce bureau était l’un de ceux qu’il préférait au sein du palais. Orienté plein ouest, il conservait les lueurs de la nuit après le lever du soleil, spectacle que le Grand-Roi observait avec plaisir. La pièce était meublée sobrement. Un bureau, une table basse et plusieurs fauteuils, une imposante bibliothèque doublée d’une cartothèque. Sur la table, un long poignard était posé. Dans un coin de la pièce le ministre repéra la silhouette imposante de Zoon, le seul orc de la garde royale. Il était plus petit que la moyenne des représentants de son peuple, mais très véloce et considéré comme l’un des meilleurs bretteurs du Delta. D’aucun disaient qu’il était occasionnellement le confident de Maélen IV. Astin s’agenouilla. - Bonjour, Votre Altesse, dit-il, la voix légèrement tremblante. Que puis-je faire pour Vous ce matin ? - Asseyez-vous, Solvi, dit-il avec raideur. Tandis qu’Astin s’exécutait, le roi se retourna lentement et vînt s’installer en face de lui. La pièce était encore plongée dans la pénombre, mais les yeux de Maélen brillaient dans l’obscurité. Comme d’habitude, ils étaient indéchiffrables. Contrairement à ses fils ou à son frère, Maélen n’entretenait pas de relation plus ou moins amicale avec son ministre et leurs rapports étaient uniquement cordiaux. Leurs échanges portaient toujours sur la gestion du pays, même si Maélen restait le plus souvent secret sur ses projets à long terme. - Vous êtes au courant des derniers évènements à Djiane. - Je le suis, dit Astin en sentant une goutte de sueur couler dans son dos. - Je suppose que vous avez un plan pour arranger tout cela ? - Votre Majesté, fit Astin, je pense malheureusement que les jours de Syna sur le trône de Djiane sont comptés, il ne peut résister à la coalition réunie par Malvace. Nous ne pouvons pas non plus intervenir, au risque de s’attirer les foudres des autres provinces, qui verraient cela comme une atteinte au droit régalien leur permettant de régler leurs troubles intérieurs. Contrairement à Corylus, qui vous avez défié ouvertement, Malvace s’est tenue coite et n’a jamais agi contre vous. Nous pouvons tout de même envoyer une armée royale contrer toute incursion elfe sur notre territoire. - Pourquoi êtes-vous mon principal ministre, Astin ? - Je…, commença Solvi. - Parce que vous êtes intelligent, le coupa le Grand-Roi. Syna est perdu, à moins qu’il ne parvienne à vaincre ses ennemis, ce qui est peu probable étant donné les compétences stratégiques de ce général elfe, Desmopïl, si mes souvenirs sont bons, et le soutien qu’offre une majorité de la Bande à Malvace. Et il est évident que j’enverrai une armée à la frontière, pour contrer les elfes. - Vous aviez pourtant besoin de moi ce matin, Votre Altesse. - J’y viens. Depuis notre défaite à la plaine de Malix, la capture de mon frère et les morts de Nervas Sobraï et de Konaï Da, la situation est délicate sur le front ouest. Toutefois, les armées des duchés nordiques et du Delta feront leur jonction aujourd’hui dans les Basses-Terres, pour contrer toute tentative d’invasion de la part de Sorgoz ou des elfes. Suite à notre défaite, je n’engagerais pas tout de suite mes armées dans le désert. Il nous faudra aussi reconstruire notre marine de guerre. Je vous rappelle que mon fils nourrit les poissons à l’heure qu’il est. - Alors ? s’enquit Astin Solvi, quelque peu dépité. La paix ? - Je suis convaincu que c’est ce que veulent à la fois Agg-Kour de Sorgoz et la Reine Ivawen de Céläastra. Ils sont en position de force, mais notre royaume est intact. Je tenterais de sauver ou de négocier la Presqu’île du Goéland. - Cette guerre était juste, Votre Majesté, dit Solvi. Il fallait réduire les velléités guerrières des nomades, et contrer leurs raids meurtriers. - J’en suis convaincu, murmura le Grand-Roi. Ils nous menacent depuis des siècles, et je me devais d’y mettre un terme. Une dernière chose, Astin Solvi. Parlez-moi de l’agression de la Reine Ivawen et de sa sœur. - Elles ont survécu à cette tragédie, raconta Astin, bien que Maélen soit au courant. Elles se remettent de l’attaque et, aux dernières nouvelles, se portent bien. - Ce n’est pas ce que je demandais, glissa le Grand-Roi d’une voix douce. L’assassinat de chefs de pays étrangers est un coup-bas que l’on ne peut se permettre. Cyniquement, ces morts nous auraient aidées, il est vrai. Mais cela me met dans une situation délicate, Astin, en convenez-vous ? - J’en conviens, mon Seigneur, souffla Solvi en tremblant. Votre Altesse Sait que je n’ai jamais cherché qu’à satisfaire ses glorieux desseins. - Je le sais, dit-il d’une voix blanche. Vous m’avez déçu Astin. Et mal conseillé. Vous avez une grande part de responsabilité dans les défaites récentes (le ministre acquiesça). Néanmoins vous m’avez loyalement servi pendant des années. Je le respecte. Astin voulu prendre ses jambes à son coup, partir le plus loin possible. Mais cela n’aurait servi à rien. Il ne bougea pas, hypnotisé par les yeux de Maélen IV et par la puissance qui se dégageait de lui. Le Grand-Roi poussa lentement le poignard vers lui. - Votre Majesté, je…, débuta le ministre. J’ai… j’ai une peur… panique… du sang. Si je pouvais vous supplier de m’accorder cette dernière faveur ? - Si vous voulez, mon cher, répondit Maélen. Il tourna la tête vers Zoon. Le guerrier acquiesça et s’avança. Le souverain lagoride regarda intensément son ministre qui tremblait de plus belle. Zoon ramassa le poignard et Astin Solvi inclina lentement le buste devant Maélen IV. Il cria lorsque la lame pénétra son cœur. [b]An 1378 du Quatrième Âge, Palais Royal de Céläastra[/b] Le rêve de Silya était délicieux. Aussi, elle ne voulut pas le quitter lorsqu’Ivawen la secoua pour la réveiller. L’humaine grogna et gigota, puis vînt se blottir dans les bras la reine, dans l’espoir de la convaincre de dormir quelques instants de plus. Ivawen la serra contre elle, puis la secoua à nouveau. Silya ouvrit les yeux à contrecœur. Déjà l’elfe sortait du lit et se dirigeait vers sa salle de bain. L’humaine la suivit en trainant des pieds. Lors de la convalescence de la reine, Silya avait pris l’habitude de remplacer parfois les médecins en faisant la toilette de sa maîtresse. Bien qu’Ivawen soit remise, la guerrière lui tenait encore lieu de suivante, l’aidant notamment à se laver et à se vêtir. La reine se glissa dans l’eau tiède de sa baignoire, réchauffée grâce à un système de bouillotes. Silya avait remarqué que les elfes se lavaient plus régulièrement que les monarques des royaumes humains. Elle s’approcha et savonna le dos d’Ivawen. La nudité de son amante affriolait Silya, mais elle savait qu’elle n’était pas d’humeur câline. La reine se leva et Silya lui fit passer un nouveau savon, parfumé à l’essence de lys. Elle l’appliqua consciencieusement sur sa peau. Une fois la reine propre et parfumée, Silya la sécha en l’enroulant dans de grandes serviettes en éponge. Elle essora aussi ses longs cheveux blonds. Ivawen commença à se vêtir et Silya alla lui chercher quatre robes qu’elles avaient sélectionnées. De velours et de dentelles, elles étaient toutes magnifiques. Plus belles encore de celles que portaient Silya lorsqu’elle-même était Haute-Reine, témoignant encore une fois de l’opulence de Céläastra. L’humaine apporta aussi deux voiles très fins, destinés à couvrir légèrement le visage. Les robes et les voiles étaient tous noirs. Ivawen réfléchit un instant, puis sélectionna l’une des robes, noire, rehaussée de dentelles rouges sang et bleues nuit aux épaules. Elle repoussa les voiles. - Aide-moi, ordonna la souveraine. Tu passeras ton armure ensuite, je veux que tu m’escortes. Silya acquiesça et s’activa. Elle aida la reine à passer le vêtement. Elle l’ajusta aux épaules, aux hanches et commença à lacer la robe dans le dos. Elle respira un grand coup, puis lui dit : - Je dois te parler de quelque chose d’important avant que tu ne sortes. - Je t’écoute, répondit calmement Ivawen. - Mon vrai nom n’est pas Silya Ayën, et je ne suis pas ce que je prétends être depuis mon arrivée sur l’Île. - Je le sais Silya, sourit la reine. Cela se voit lorsque l’on te fréquente au quotidien. Tu es bien trop à l’aise avec les personnalités royales. Qui es-tu ? Une noble déchue ? Un ancien membre de la garde personnelle d’un roi continental ? - Mon vrai nom est…, commença Silya, soulagée que la reine ne soit pas trop étonnée. Mon vrai nom est Enaria-Silya Monaste-Féode Annolos, je fus Haute-Reine de tous les Alizés durant seize ans. Ivawen se retourna vers elle et lui prit les mains. - Je…, dit-elle, je ne m’y attendais pas. Tu es donc cette jeune reine guerrière qui a vaincu les souverains solaris ? La reine Sirga m’en avait parlé. Mais, il y a un peu plus deux ans, un consul alizéen est venu en visite sur l’Île. Il m’a raconté que la reine Enaria, après avoir tenté un coup d’état contre son fils était morte accidentellement dans la bataille. Il parait que des funérailles ont été organisées. - Alors le cercueil était vide. Et mon fils a détruit ma réputation… Il m’a rendu tous les coups que je lui ai portés. Tiens (elle déboucla sa chaine et lui présenta sa médaille et son alliance). L’alliance que m’a donnée mon époux, le roi Léonel III. Il portait la même et est toujours représenté avec dans le Royaume Alizé. Tout comme moi. Si jamais tu doutes de ma sincérité. - Je te crois, fit Ivawen et observant la bague. Je commence à comprendre ta force. Raconte-moi. - J’avais quinze ans lorsque mon père est mort. Il m’avait mariée à mon cousin Léonel peu de temps avant pour asseoir sa légitimité. Léonel lui a succédé, puis est mort lors de l’invasion solaris, après m’avoir mise enceinte. J’ai porté mon fils huit mois, puis j’ai rapidement pris les rênes du pouvoir. J’ai également repris les armes et élaboré les stratégies avec mes conseillers militaires. Je n’ai jamais beaucoup aimé la politique. - Pourquoi ne pas avoir confié la régence à l’un de tes suivants, pour t’occuper de ton fils ? (Silya se leva, outrée). - Je suis une guerrière, Ivawen ! Je n’allais pas laisser un obscur courtisant mener mon royaume alors qu’il vivait ses heures les plus sombres. J’ai quitté un temps les champs de bataille pour me battre contre tous ceux qui voulaient m’évincer. - Excuse-moi, dit la reine, confuse. Continue, s’il te plait. - Une fois la guerre terminée, j’ai délégué une partie du pouvoir politique, mais je me suis réservé la direction des affaires militaires. J’ai dû mater personnellement plusieurs révoltes. A la majorité de mon fils, quinze ans, j’ai refusé de lui remettre le pouvoir. N’étais-je pas fille de roi ? Femme de roi ? Mère de roi ? J’ai pris le titre et j’ai assigné mon fils à des tâches secondaires. J’ai tenu un peu moins d’un an. Une épidémie s’est répandue dans mon royaume, et la plupart de mes soutiens, bien plus vieux que ceux de mon fils, y ont succombée. Il a bien manœuvré ensuite pour m’isoler. Une nuit la garde royale est venue m’arrêter. Ils ont tué ma garde du corps, qui était également mon amante. Nous avons tout de même pu tous les massacrer, puis je me suis enfuie. Pendant deux ans j’ai erré, en me travestissant, jusqu’à ce que l’amiral Fend-Tribord abord le navire sur lequel je me trouvais, et me propose de rejoindre l’Île. Je savais que les femmes elfes combattantes étaient plus nombreuses que les humaines. J’ai donc quitté mon déguisement d’homme. Voilà. Silya avait lâché ce récit comme si elle l’avait maintenu en elle trop longtemps. Elle se sentit soulagée, mais aussi étrangement vide. Comme si elle avait ressenti son trouble, Ivawen l’embrassa tendrement. Elle décrocha l’une de ses boucles d’oreilles et la mise à Silya en souriant. - Et maintenant ? As-tu des regrets ? - Oui, souffla Silya. Je regrette la perte de mon fils et la mort d’Idraïs. Je ne regrette pas de t’avoir rencontrée. Je veux me concentrer uniquement là-dessus désormais. Sirga est-elle toujours en vie ? - Non, expliqua Ivawen. Elle est morte alors que tu te trouvais à Djiane. Son squelette a été renvoyé au sein du royaume Solaris. Peut-être… Peut-être aimerais-tu parler une dernière fois à ton fils ? - J’en rêve souvent. Lui demander pardon. Lui dire que je l’aimerai toujours. - Envoie-lui une lettre, proposa la reine. Incognito. Un de mes agents la lui remettra directement en mains propres. Tu lui expliqueras tout, s’il t’a faite passer pour morte, il te laissera en paix. - Je…, oui, faisons cela. Je t’aime, Iva. - Moi aussi, ma chérie, répondit la reine. Elle lui sourit et la serra dans ses bras. Elle était encore plus belle dans cette magnifique robe. Ses cheveux cascadaient dans son dos. C’était sublime. Silya se blottit contre elle. Pour la première fois depuis des années, elle se sentit jeune fille, et profita de la protection des bras de son amante. Enfin elle se dégagea et Ivawen l’aida à passer son armure. Elle ceignit ses épées et mis en place son insigne de Poing de la Reine. Elle enleva la boucle d’oreille d’or que lui avait donnée la reine. Les deux femmes se dirigèrent vers la porte. Avant de sortir, Silya retînt sa reine. Elle la regarda dans les yeux. - Bon courage, lui glissa-elle. Ivawen sourit difficilement, puis ouvrit la porte. Hroar Erlîn regardait la porte, les yeux perdus dans le vague depuis un bon moment. Rylor Furiade venait de le quitter. Le noble l’avait appelé « nain » durant tout leur entretien, et Hroar avait compris qu’il faisait des efforts pour ne pas dire « nabot », terme qui était une insulte dans la société naine, surtout lorsqu’il était prononcé par un elfe. La réponse adéquate était alors un coup de tête dans les côtes ou dans les parties génitales. Néanmoins, le seigneur s’était montré courtois et même amical envers Hroar. Il lui avait fait une forte impression, plus forte que tous les seigneurs elfes qu’il avait vu de près jusqu’alors. Pourtant, lorsque la reine Ivawen entra, le nain fut époustouflé. Sa beauté ne parut pas évidente à Hroar, mais sa prestance éclipsait celle de Rylor Furiade. En robe noire, elle le regardait intensément. Ses yeux bleus profonds étaient indéchiffrables. Le guerrier s’agenouilla. - Majesté, murmura-t-il. - Relevez-vous, Hroar Erlîn, dit-elle. Oubliez le protocole et prenez un siège, nous sommes deux soldats vétérans aujourd’hui, évoquant la disparition d’un camarade. Regardez-moi dans les yeux, et racontez-moi la mort du capitaine Estë. Sans détour, sans me ménager. Racontez-moi tout ce qu’il s’est passé. - Estë nous avait accompagnés en navire jusqu’aux côtes de Sorgoz, dit Hroar en s’asseyant. Nous avons été pris dans une tempête. Le mât de son vaisseau s’est brisé. Elle a alors insisté pour nous accompagner dans le désert. Elle voulait voir de ses yeux ce qu’elle appelait la « mer continentale ». Erion Serra a protesté, mais elle lui a rétorqué qu’il n’avait pas à lui interdire quoi que ce soit. Erion a fini par accepter. Nous avons voyagé environ une semaine dans le désert, jusqu’à rejoindre le camp des sorgosiens. Il marqua une pause. Ivawen s’était assise en face de lui et l’écoutait, sans dire un mot. Elle le regardait dans les yeux, immobile. - Erion avait interdit à Estë de participer à la bataille, et elle-même ne le voulait pas. Elle est restée à l’écart durant la confrontation. Juste avant d’attaquer les lagoride, Ta’Kelm, le chef des Lance-de-Sable m’a raconté la destruction de sa tribu, la cruauté des soldats ennemis, le massacre gratuit. Pour fuir et libérer les siens, il avait dû se trancher la moitié du pied. Je compatissais à sa douleur. J’ai connu des massacres, Votre Altesse, mais jamais le meurtre de masse d’une communauté entière. Nous nous sommes battus côté-à-côte il m’a même sauvé la vie. Après la bataille, Estë nous a rejoints. Le gros des troupes est ensuite parti poursuivre les derniers lagorides et nous gardions les prisonniers. Il marqua une seconde pause, essayant de rassembler les éléments dans sa tête. La reine restait attentive. - Les prisonniers se sont par la suite révoltés. Ils ont essayé de fuir, mais ont été rapidement rattrapés par les sorgosiens. Ta’Kelm a alors voulu les châtier en les exécutant. Je pense qu’il voulait frapper d’horreur le Royaume-Fleuve, tout comme le massacre de sa tribu avait frappé les siens d’horreur. Mais nous ne pouvions le laisser faire. Erion, blessé, a refusé et ordonné à ses troupes de défendre les prisonniers. Nous étions bien moins nombreux. J’ai tenté de défendre Estë, je me suis battu comme j’ai pu, mais les Lance-de-Sable ont eu le dessus. Ils ont tué tous les elfes et tous les lagoride. Ta’Kelm a alors ordonné de bâtir des croix et nous a fixé dessus, Erion, Estë et moi. Erion n’a pas supporté et s’est évanoui rapidement. Estë, qu’ils avaient rouée de coups, s’est vite affaiblie et est morte, alors que nous avons survécus. La torture était très efficace et nous nous sommes mis à délirer rapidement. Moins d’une heure de plus et je serais devenu aveugle et fou avant de mourir. - Que s’est-il passé ensuite ? demanda Ivawen. - Une troupe lagoride avait réussi je ne sais comment à contourner la tribu Œil-Braise qui les poursuivaient et nous a découvert. Ils ont ensuite récupéré les derniers Lance-de-Sable. Ils nous ont livré au général Nervas Sobraï, qui m’a remis avec les prisonniers sorgosiens au roi de Sorgoz. J’ai témoigné devant lui et devant le conseil des chefs. Le conseil a décidé la destruction de la tribu Lance-de-Sable. Les meurtriers ont été exécutés et les autres membres ont été dispatchés dans d’autres tribus. Agg-Kour m’a laissé le choix. Certains assassins avaient tentés d’empêcher Ta’Kelm de massacrer les prisonniers et s’étaient rapidement confessés. Ils regrettaient leurs actes. J’aurais pu commuer leur peine en exil à vie de Sorgoz. J’en ai été incapable, ma Reine. J’ai leur mort sur la conscience. - Vous n’avez rien du tout sur la conscience, Hroar. Tout le monde aurait agi ainsi. Bien qu’ils soient moins coupables que les autres, ils restent des assassins, et le châtiment des assassins, c’est la mort. Vous m’avez servi loyalement, nain, et vous avez souffert à mon service. Vous aurez toujours une place au sein de mon palais. Je vous trouverai un poste adéquat, ou, si vous préférez, je vous attacherais à Erion Serra, qui sera bientôt mon beau-frère. En attendant, je ferai débloquer une chambre pour vous au sein du palais royal de Céläastra. - Merci, ma Reine, répondit Hroar. Votre sollicitude me touche. Si peux me permettre de vous demander qu’elle soit orientée vers le nord-ouest… - Bien sûr. Etiez-vous proche d’Estë, Hroar ? - Je la connaissais depuis peu, mais nous étions devenus amis. J’appréciais sa douceur, sa pureté. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi bon. Tout n’était que gentillesse, en elle. Elle n’en voulait même pas à l’homme qui l’avait éconduite dans sa jeunesse. Elle ne vivait que pour la musique et l’océan. La tuer était un horrible crime. Je ne suis pas un héros, je suis un mercenaire qui a abattu beaucoup d’hommes au cours des batailles. Erion est comme moi. De plus, il est motivé par la vengeance depuis quinze ans. Le monde se serait mieux porté si nous étions morts à la place d’Estë. Je ne parviens pas à haïr la guerre, parce qu’elle est mon métier depuis trente ans. Mais je hais ses dérives. La mort engendre la mort et je suis son bras armé. J’ai appris il y a peu que mon Empereur avait échappé à un attentat. Quel genre de nain oserait bafouer la règle la plus sacrée de notre peuple ? Les règles n’ont plus court lorsque le monde s’autodétruit. Les Lance-de-Sable. Les prisonniers désarmés. Annihilés. Voilà ce que la mort d’Estë m’évoque : la destruction de ce qu’il y a de plus beau chez les peuples de Sierma. J’ai recueilli ses derniers mots. Ils me hanteront toute ma vie, car ils signifient qu’elle est morte alors que la chaleur l’avait rendue folle. - Vous en souvenez-vous ? demanda la reine d’une voix tremblante. - Je t’attends, récita-t-il. Je te vois. Je revois mon palais. Quelle beauté. Encore, s’il te plait. Dit le moi, encore. Je revois ton lit, je sens encore tes mains. Le soleil est si beau et le ciel est si bleu. Si bleu, oui. Il regarda intensément la reine. Ses yeux étaient perdus dans le vague. Elle était immobile. Elle ne tremblait pas. Son visage n’évoquait rien, elle restait impassible. Lorsque Hroar eut fini de réciter les derniers mots d’Estë, une larme, unique, coula lentement de la paupière d’Ivawen. Elle courut sur sa joue, glissa sur son menton et chuta, sur sa robe noire. Lorsqu’Ivawen entra dans la pièce, une forte odeur de pourri et d’alcool stagnait dans l’atmosphère. Le capitaine Estë était allongée, nue, sur un lit funéraire. Un linceul blanc choyait au pied de la couche. Le Seigneur Rylor Furiade se tenait droit devant le corps de sa fille. Il portait la grande épée [i]Eibile [/i]au côté et était tout de noir vêtu. Cela faisait des années qu’elle ne l’avait pas vu, et leurs rapports étaient glaciaux depuis près de vingt ans. Il se retourna vers la reine. Ses yeux bruns-verts avaient fortement rougis. Il s’inclina lentement devant elle. - Ma Reine, murmura-t-il. Ivawen le salua. Elle passa devant lui et observa la défunte. Son visage, son cou, sa poitrine et ses jambes étaient couverts de bleus et d’hématomes. La reine passa une main sur son bras avec délicatesse. Elle se tourna à nouveau vers Rylor. - Vous êtes-vous entretenue avec le nain, Majesté ? demanda-t-il. - Oui. Il a été très touché par le drame. Son récit était terrible. - Elle n’avait jamais porté les armes. Elle ne tirait à l’arc qu’occasionnellement, pour répondre à une éventuelle attaque. Pendant la guerre, mes fils légitimes combattaient et mourraient pour le Vieux-Prince. Estë ne faisait que voyager et commercer. Elle a fuis la guerre. - Pas uniquement, souffla Ivawen en le regardant dans les yeux. Mais vous le savez déjà, n’est-ce pas ? Elle m’avait juré sur les dieux que jamais elle ne vous en parlerait (elle regarda à nouveau Estë). - Il y a environ dix-huit ans, raconta [i]le Fier[/i], alors qu’elle était revenue dans ma forteresse, l’une de ses suivantes est venue me voir une nuit. Ma fille était en pleurs et elle ne voulait s’entretenir qu’avec moi. Elle m’a tout raconté. - J’imagine que vous avez maudit le jour où elle est devenue ma dame de compagnie ? s’enquit la reine qui ne pouvait détacher son regard du visage d’Estë. - J’ai maudit ce jour, je vous ai maudit pour avoir entraîné ma fille là-dedans. Mais ce n’est pas le plus important. Ce que je ne vous ai pas pardonné, c’est d’avoir rendu Estë si triste. - Je m’en voulais, mais je ne pouvais pas faire autrement. Elle reste magnifique même dans la mort, murmura Ivawen. - Avant de partir en mer, au début de la guerre du Vieux-Prince, Estë m’a fait jurer qu’en prenant les armes contre vous, je n’attenterai pas votre vie. J’ai tenu parole jusqu’à aujourd’hui. Je n’ai jamais raconté cela à personne. Lorsque Neflindel m’a questionné à ce sujet, je lui ai dit que ma fille était votre amie, et que par respect envers elle, je ne désirais pas votre mort. - Je vous crois Rylor. Vous devez me haïr pour avoir déclenché cette guerre contre le Grand-Roi. - Oh, je vous ai haïs, Votre Majesté. Mais plus maintenant. Pas après avoir vu ma fille. Ce crime était beaucoup trop horrible. Vous n’êtes pas responsable. - Vous n’avez pas à vous en vouloir, Rylor. Estë a fait ses choix. Elle était libre et a toujours vécue comme cela. D’autant que je le sache, elle était heureuse. - Pas assez malheureusement. - Je ne pouvais pas la rendre heureuse. - Je le sais, ma Reine, fit Furiade en s’approchant du corps de sa fille. D’habitude, les bâtards n’ont que peu de considération. Mon propre fils illégitime… Mais Estë… Estë était différente. J’ai toujours eu une affection particulière pour elle. Elle est la seule de mes enfants à avoir mes yeux. Nous n’avons pas du tout le même caractère. Lorsqu’elle était petite fille et qu’elle venait à la forteresse, elle se serrait contre moi, et me demandait si je viendrais vivre avec elle et sa mère. Je lui racontais des histoires le soir pour qu’elle s’endorme. Elle était adorable. J’ai failli à mon devoir de protection. Un père ne devrait pas enterrer ses enfants. Cela m’est trop souvent arrivé. J’ai raconté cela au nain. Il voulait rendre un dernier hommage à ma fille. C’est interdit d’ordinaire, puisqu’elle n’est pas légitime, mais Estë aura droit à un embaumement, selon les règles de la Famille Furiade. - Ses… commença Ivawen en caressant la joue glacée d’Estë. Ses derniers mots étaient pour moi. - Majesté, souffla Furiade, voilà seize ans que je vous combats. Tout simplement parce que votre place sur le trône est contraire aux coutumes de Céläastra. J’ai pris les armes contre vous pendant six ans. Après la paix, je suis resté hostile à votre politique, je n’ai pas voulu participer à votre gouvernement. Mais vous aviez gagné. J’ai plié devant votre puissance en vous reconnaissant comme souveraine légitime. Malgré cela, je serais volontiers resté en guerre contre vous. Vous auriez réuni les forces du royaume contre ma Famille, la plus puissante de Céläastra, vous m’auriez vaincu et exilé. J’aurais préféré voir la ruine des Furiade, la perte [i]d’Eibile[/i], et porter à jamais les armes contre vous, j’aurais préféré me déshonorer ainsi, plutôt que nous nous réconcilions devant le cadavre de ma fille. - Je l’aurais préféré également, souffla la reine. - Une personne royale ne pleure pas en public, Ivawen, dit-il. Je vais vous laissez vous recueillir à présent. Je reviendrai tout à l’heure. - Merci Seigneur, fit la souveraine. Il s’inclina profondément, puis quitta la pièce. La reine se retourna vers Estë et s’agenouilla près elle. Elle lui embrassa le front. C’était glacé et très désagréable. Elle toucha la main de la défunte. Les larmes coulèrent toutes seules sur ses joues. Elles vinrent s’écraser sur la peau mutilée d’Estë. - Pardon, murmura Ivawen en posant son front sur son épaule. Je t’en supplie Estë, pardonne-moi ! Elle resta ainsi, sa main et son front collés à la chair froide. Elle ne pouvait s’en détacher. Elle repensa à l’unique fois où Estë l’avait vu pleurer. L’elfe lui avait glissée que jamais elle n’avait entendu de musique plus pure et plus émouvante que ses sanglots.
  6. Loup Noir

    Le Havre des Reines

    voici la suite, en espérant que vous apprécierez ! [center][u][b]Chapitre XXV[/b][/u][/center] [b]An 1378 du Quatrième Âge, Palais Royal de Céläastra[/b] Silya caressait l’étoile constellée de diamants dans ses mains, assise sur une terrasse du palais royal. Les minuscules pierres étaient douces sous ses mains et le contact de l’acier glacé dans lequel ils étaient incrustés l’émouvait. Elle avait l’habitude de sentir la médaille sur sa poitrine, au niveau de la longue cicatrice qui courait entre ses seins. Elle regardait au nord, car tout se trouvait au nord de Céläastra. Tout était loin du doux climat de l’Île. Elle observa la bague qui se trouvait à côté du médaillon. Large, d’or pur, serti d’une bande en émeraude taillée. Elle l’avait toujours trouvée magnifique et l’avait arborée avec fierté pendant dix-sept ans, car, si le sang de son père l’avait faite princesse, l’alliance la faisait reine. Elle la repassa à son doigt. Elle lui allait encore très bien. - Quelle, plaie ! souffla-t-elle. Quelle plaie de s’unir aux rois ! Elle préférait utiliser le terme de « plaie », plutôt que celui de « malédiction » mais n’en pensait pas moins. En regardant son alliance, elle pensa à son mari. Au regard de sa vie, elle ne l’avait en réalité que peu connu. Il était mort jeune, à vingt-ans, sans savoir que Silya marquerait beaucoup plus le Royaume Alizé que lui. Dans sa main, l’étoile d’acier lui rappela Idraïs, puis Ivawen, et enfin son fils. Elle soupira. - Tu m’as tout prit ! éructa Silya. Je t’ai porté, je t’ai donné la vie, j’ai combattu, tué tant de soldats ennemis pour t’offrir une couronne. Tu m’as tout prit, petit salaud ! [i]Oh pardon ![/i] murmura-t-elle soudain. Elle venait de revoir les yeux verts si clairs du nouveau-né blotti contre elle, mère veuve de seize ans. Le petit garçon qui s’accrochait à sa jambe et qu’elle repoussait de peur qu’il se fasse mal sur son armure. Elle se revoyait elle-même, la vingtaine à peine atteinte, criant le nom de son fils en se jetant au cœur d’une mêlée pleine de soldats solaris. Et le petit d’homme de onze qui lui demandait de lui apprendre à manier l’épée, qui cherchait à soulever la hache de guerre de son père, qui baissait la tête sous le poids de la couronne de son grand-père lorsque le protocole l’obligeait à la porter. Quel âge avait-il aujourd’hui ? Bien sûr Silya le savait. Dix-huit ans révolus. Elle dégrafa son insigne doré de Poing de la Reine. Elle aimait beaucoup ce titre, et appréciait les saluts cordiaux que lui adressaient les gardes lorsqu’ils la croisaient. Néanmoins, plus le temps passait, plus sa relation avec la reine devenait présente, et plus le remord et le doute montaient en elle. L’explication était tout simple. Silya était tombée amoureuse d’Ivawen. Plus leur aventure durait, plus l’humaine sentait que son amante tenait à elle. De son côté, elle avait de plus en plus de mal à lui mentir, à inventer sans cesse des histoires. Elle redoutait par-dessus tout le jour où, lorsqu’Ivawen lui demanderait des détails sur sa vie passée, elle n’aurait plus la force de lui mentir en face. Pour autant, elle ne parvenait pas à lui dire la vérité, sur une histoire qu’elle ne pouvait refouler, qui était marquée à jamais dans son esprit et dans ses chairs, meurtries par des années de guerres, sur tous les fronts et sur tous les champs de bataille. Elle raccrocha l’anneau à sa chaine, remit la médaille en place, puis ajusta son insigne et quitta la terrasse. Elle marcha le long d’un petit couloir, puis tourna à droite. Elle salua deux gardes royaux qui passaient par là. La guerrière grimpa ensuite un large escalier, puis sorti sur un rempart. Le trajet serait un peu plus long, mais elle pourrait admirer la vue. La ville de Céläastra s’étendait sous elle, plus vaste que toutes les structures urbaines qu’elle avait pu visiter au cours de sa vie. Silencieusement, elle remercia le peuple de la capitale d’avoir accepté Ivawen comme reine. Le vent frais la fit frissonner et elle décida d’écourter sa promenade. Après un rapide regard pour les jardins en friche, elle s’engouffra sous un porche. Elle monta ensuite à un petit escalier. Elle passa devant les appartements de Nærisa. Silya avait rendu visite à la princesse la veille. Contente de la voir, la jeune femme l’avait félicitée pour sa promotion, et lui avait confiée qu’elle était heureuse de savoir qu’elle protégeait sa sœur. L’elfe s’était levée et Silya l’avait aidée à faire quelques pas. La guerrière avait même eu l’autorisation de toucher son ventre. La sensation du fœtus en développement contre sa main avait profondément troublée l’humaine, bien qu’elle ait fait de son mieux pour ne rien laisser paraître. Silya grimpa un étroit escalier en colimaçon, puis arriva enfin devant la porte d’Ivawen. Les gardes s’écartèrent en la reconnaissant et elle entra dans l’antichambre, puis frappa à la seconde porte en s’annonçant. La Reine lui demanda d’entrer d’une voix faible. Silya poussa la porte, et trouva Ivawen allongée dans son lit. Elle semblait étourdie, comme assommée. L’humaine s’installa près d’elle et lui prit la main. - Qu’y a-t-il, ma douce ? demanda-t-elle. Elle remarqua sur sa table de chevet une lettre froissée, frappée d’un sceau qu’elle n’avait jamais vu. L’écriture était très grossière, comme écrite par un enfant. La main d’Ivawen tremblait alors qu’elle serrait celle de sa compagne. Lorsqu’elle lui parla, sa voix tremblait également : - Assied-toi. Il me faut te raconter quelque chose d’important. [b]An 1378 du Quatrième Âge, Plaine de Malix, Est des Collines de Kiwele[/b] Nervas Sobraï observait son armée avancer. L’aile gauche de l’armée sorgosienne était enfoncée par la puissante aile droite lagoride. Il avait envoyé Konaï Da diriger cette troupe, composée majoritairement de soldats de la Troisième Royale. Une charge miraculeuse des elfes avait pour l’instant stoppé l’avancée du Marquis du Nord, sans pour autant parvenir à le repousser. Konaï était profondément installé parmi les forces ennemies et mettait l’armée adverse en mauvaise posture, exactement comme l’attendait Nervas. Le prince Molloy se trouvait entre le centre et l’aile gauche, l’une des zones les plus faibles de l’armée. Nervas espérait que le lagoride serait en mesure de maintenir la cohésion et l’ardeur des troupes, malgré les difficultés qu’elles rencontraient. Il y parvenait à merveille pour l’instant, sous les assauts répétés d’un immense sorgosien à cheval et de son escorte, qui avait croisé le fer avec le prince en personne quelques instants plus tôt. Le vieillard n’était pas inquiet pour ses champions. Il les savait protégés par de nombreux gardes du corps, par d’imposantes armures, et ils étaient de toute façon de bons combattants tous les deux. Il avait cherché des yeux Agg-Kour pendant les premières heures de la bataille. Il avait fini par le voir, au combat, mais à l’arrière, protégé par un ensemble de gardes du corps. Il savait que parmi eux se trouvait le jeune Esuf, qu’il avait rencontré plusieurs semaines auparavant, l’artisan principal du ralliement de Céläastra à la cause sorgosienne. Nervas Sobraï n’avait pas eu le temps de jauger le jeune homme, néanmoins, il se doutait que la confiance que le Guerrier-Roi plaçait en lui n’était pas anodine. De plus, fait rare au sein de son peuple, il maîtrisait à la perfection l’Antique Commun, en dépit d’un accent prononcé. Ce qui témoignait d’un profil atypique. Enfin, il n’était pas chef de tribu. Connaissant les coutumes de ses ennemis, Nervas savait que les sorgosiens se tournaient souvent vers ce genre d’individus, souvent une fois leur quarante ans révolus, lors des situations de crise. Le vieil homme lui prédisait par conséquent un avenir glorieux. Il regarda Agg-Kour. A cette distance, il ne distinguait que son épée luisante au soleil et sa grande chevelure blanche. Il restait assez éloigné des combats, et cela inquiétait légèrement Nervas. Si le chef des sorgosiens ne s’approchait pas, c’est qu’il estimait que la situation était encore sous contrôle, et qu’il n’avait pas besoin de galvaniser ses troupes. Dans la culture sorgosienne, le sacrifice du Guerrier-Roi était un honneur très prestigieux. A cet égard, il savait que la perspective de la mort au combat n’effrayait pas le moins du monde son adversaire. Il se rassura en voyant son centre avancer de quelques pas et percer une ligne de défense elfe. Nervas Sobraï ne désirait en aucun cas détruire la nation sorgosienne et il savait que ce n’était pas non plus l’objectif de son roi. Molloy lui avait exposé une petite partie des plans de son frère. Le Grand-Roi voulait conquérir une partie de Sorgoz, et installer des colonies dans l’est des Kiwele, afin de bénéficier de ses ressources en eau et en diamants bruts. Il désirait surtout sécuriser la frontière ouest des Basses-Terres en créant une zone tampon militarisée à cet endroit contenant plusieurs forteresses garnies de ses meilleurs guerriers, afin de lutter contre les raids des tribus. Nervas avait par conséquent prévu de remporter la victoire en détruisant une partie du potentiel guerrier de Sorgoz, en faisant des prisonniers, notamment Agg-Kour et quelques chefs de tribu, et en mettant en déroute les survivants. Après cela, il conquerrait les contreforts est des Kiwele, et dépoilerait le reste de ses troupes dans le territoire des nomades, en-deçà de la frontière avec les Basses-Terres. Il vit Molloy écraser le crâne d’un elfe. Sobraï sourit devant la rage avec laquelle il avait exécuté ce geste. Le prince s’était montré outré par la conquête par Céläastra de la Presqu’île du Goéland et du phare Albatros, où il avait régulièrement l’habitude de se rendre lorsqu’il voulait consulter un ouvrage rare qui ne se trouvait pas à la capitale. Molloy était parvenu à avancer de plusieurs pas et les sorgosiens, même dans cet angle faible de l’armée lagoride, perdaient du terrain. Nervas se sentait rajeunir loin de la capitale, comme s’il n’avait jamais quitté l’armée et qu’il restait le héros de ses hommes. Il ne combattait pas, mais l’ivresse de la victoire courait en lui alors qu’il dominait le champ de bataille. Esuf trancha la main d’un lagoride qui fondait sur lui. L’homme regarda ahurit son moignon et le sorgosien l’égorgea. En tant que garde du corps, il était assez éloigné du cœur de la bataille. Néanmoins, de temps en temps, la mêlée rejetait un homme en armure et il se devait de protéger son roi. La bataille ne tournait malheureusement pas à leur avantage. Au loin, il avisait [i]Cheval-sur-la-Dune[/i] stoïque, observant le déroulement du combat. Il avait proposé à Agg-Kour de mener un raid pour tenter de capturer le chef ennemi, mais le Guerrier-Roi avait refusé, arguant qu’une telle manœuvre était presque impossible à réaliser, au vu du chaos qui régnait dans la plaine. Un rocher envoyé par un trébuchet écrasa deux elfes non loin d’Esuf. - Sagesse Azekil ! Sagesse Téfénar ! s’écria Agg-Kour. Ismos Oudaï va renforcer notre aile gauche. Je veux que vous l’accompagniez avec quelques guerriers de vos tribus respectives pour lancer une contre-attaque. Les deux chefs acquiescèrent et partirent sur le champ. Ils étaient les deux seuls chefs de tribu présents dans la garde personnelle du Guerrier-Roi. Ils étaient un peu plus jeunes qu’Esuf, avec qui ils étaient amis. Le sorgosien espéra qu’ils resteraient en vie. - Esuf ! lui cria le roi. Si la manœuvre fonctionne, je veux que tu rassembles les meilleurs guerriers que tu trouveras près de nous, elfes ou sorgosiens. Tu les placeras sous mes ordres directs. - Bien, Roi, répondit Esuf. Rapidement, Ismos Oudaï se porta au secours de l’aile gauche, accompagné d’une garnison elfe. Azekil et Téfénar le suivait, menant chacun une centaine de sorgosiens à pied. Dans son armure bleu marine, Ismos percuta le flanc de la troupe lagoride. Esuf vit son épée elfique ouvrir le crâne d’un homme, puis les deux chefs de tribus sorgosiens se jetèrent dans la mêlée à ses côtés. Si la première fois qu’il avait vu l’elfe, dans la salle du conseil du palais royal de Céläastra, Esuf l’avait senti à l’aise, il était également parfaitement dans son élément au cœur de la bataille. Le jeune homme sourit en le voyant se fendre et esquiver la plupart des coups qui lui étaient portés faisant la démonstration de l’agilité de son peuple. Pendant un instant, Esuf crut que les lignes ennemies reculaient. Néanmoins quelques secondes plus tard, un grand humain en armure flamboyante et maniant à deux mains une claymore, se jeta dans la mêlée. Les hommes le suivirent instantanément et la bataille reprit. Le sorgosien jura. A côté de lui, Agg-Kour avait le visage fermé et impassible. Son regard se perdait en direction de l’endroit où se situait Nervas Sobraï. Esuf reporta son attention sur le Seigneur Oudaï. Il combattait désormais le grand humain et peinait à le faire reculer. Néanmoins, ralenti par sa grande épée l’humain ne pouvait rivaliser avec la vitesse de l’elfe. Ismos parvînt à passer sous la garde de son adversaire et à lui entailler le cou. L’autre tenta de le frapper du poing, mais l’elfe esquiva et, tirant un poignard avec une vitesse fulgurante, entailla la main de son adversaire qui recula précipitamment. Ismos le suivit, bientôt rejoint par de nombreux elfes et sorgosiens. L’avancée de l’aile droite lagoride fut stoppée. - Maintenant ! rugit Agg-Kour. Esuf fit tourner bride à son cheval et parti au galop. Il avisa trois membres de la tribu Crâne-de-Taureau et les appela. Ils combattaient bien et étaient très disciplinés. Il aperçut plus loin Tam’Hina, [i]kulinda [/i]de la tribu Chat-Sauvage, en conflit régulier avec les Crâne-de-Taureau depuis une génération. Esuf sourit. Fille de chef, Tam’Hina avait perdu son père quatre ans auparavant, lors d’une escarmouche avec les Crâne-de-Taureau. A douze ans, elle avait tout abandonné, et s’était entrainée à manier les armes. Esuf lui fit signe. Elle se rapprocha. - J’ai besoin de toi, lui expliqua-t-il. Agg-Kour demande que des guerriers chevronnés viennent renforcer sa garde. Elle eut un sourire féroce, puis acquiesça. Tam’Hina maniait la hachette de son père et portait un bouclier de bois. Ses cheveux immenses, nattés, tombaient entre ses reins. Esuf était heureux de l’avoir à ses côtés, car elle se battait avec une fureur qu’il ne retrouvait chez personne, faisant fi des blessures qu’elle pouvait recevoir. Elle bloqua le coup d’un soldat ennemi, si puissant qu’elle mit un genou à terre. Elle le frappa violement dans les parties génitales et l’homme s’effondra en hurlant. Elle leva bien haut sa hache dégoutant de sang et lui fendit le crâne. Esuf tendit la main et la fit monter sur son cheval. - Si tu me fais tomber, taureau, lui dit-elle, je t’égorge. Esuf rit et rallia plusieurs membres de la tribu Vent-de-Sable proches de lui. Tam’Hina appela quelques Chat-Sauvage près d’elle, et l’un d’eux lui apporta un cheval qu’elle enfourcha. Le jeune homme senti une douleur dans sa jambe droite. Il enfonça son épée dans la bouche de son agresseur. Son genou saignait, mais sa blessure n’était pas grave. Un groupe d’elfes les avait rejoints. Il décrocha des combats et amena sa troupe près du Guerrier-Roi, qui s’était approché. Agg-Kour avait rassemblé autour de lui plus de cent guerriers, elfes et sorgosiens mêlés, tous à cheval. Avec le renfort d’Esuf et de deux autres hommes, qu’il avait envoyé recruter des combattants, sa garde comptait désormais plus de deux cents bretteurs. Le jeune homme s’approcha. - Esuf, lui dit le roi, tu couvriras mes arrières. [i]Kulinda [/i]! Viens à ma gauche. Il en appela d’autres, qui se placèrent tout autour de lui. Au total, dix guerriers se rassemblèrent pour fournir une protection directe à leur roi. - Quel est votre plan ? s’enquit Esuf. - Attaquer, répondit simplement Agg-Kour. Et il entonna un chant de guerre. Nervas Sobraï s’était rapproché des combats. Il restait installé sur une éminence, ce qui lui permettait d’observer la bataille. La manœuvre du chef elfe avait fait reculer Konaï Da et ses troupes, ce qui n’était qu’un revers mineur en soi. Le centre tenait toujours, malgré le fait que le prince Molloy, blessé, l’ait déserté. Il se trouvait à présent avec Nervas, un bandage autour de la tête. - Comment allez-vous, Prince ? lui demanda le vieillard. - Cela peut aller, répondit l’homme. Mais je ne serais pas au maximum de mes capacités si je dois combattre. - Aucune importance. Reposez-vous, je préfèrerais que le frère du Grand-Roi reste en vie au terme de cette journée. - L’ennemi recule, général. Nos trébuchets sont efficaces. Nervas grinça des dents. Des trois trébuchets amenés en catastrophe par la Troisième Royale, seuls deux avaient fonctionnés. Le troisième s’était enrayé et avait dû être réparé, puis, au moment de sa mise en service, les elfes étaient parvenus à en détruire un. Néanmoins, le vieil homme devait reconnaitre que l’efficacité des machines de guerre donnait un avantage à son armée. L’aile gauche de l’armée lagoride perdait petit à petit du terrain, ce qui l’inquiétait un peu. Il appela un de ses aides de camp et lui ordonna de faire déplacer les trébuchets vers cet endroit, afin de le renforcer. - Regardez sur votre droite, Sobraï, s’écria Molloy. Nervas tourna la tête. Konaï Da était revenu en plein cœur de la mêlée et ses troupes gagnaient à nouveau du terrain. Malgré la distance, Nervas put distinguer le marquis décapiter un sorgosien et un elfe, puis se frayer un chemin dans les lignes ennemies, suivit par une dizaine de soldats. Le général sourit. Il se félicita d’avoir confié à Konaï le commandement de l’aile droite. Le grand homme trouva enfin celui qu’il cherchait : Ismos Oudaï, le commandant elfe. Le guerrier en armure bleue l’accueillit avec un coup d’épée bien placé, que l’homme parvînt à peine à parer. Il contre-attaqua avec plusieurs frappes visant la tête, que l’elfe réussit à esquiver. Les deux combattants étaient formidables et leur affrontement impressionnant. Nervas plissa les yeux. - L’elfe est en mauvaise posture, dit Molloy. Nervas se demanda comment il faisait pour distinguer pareil détail. Néanmoins, il avait tort. Ismos se retourna et frappa violement Konaï dans le plexus avec son talon. Le grand homme recula. Nervas se mordit la lèvre alors que l’elfe se rapprochait. Konaï décrivit une ellipse avec sa claymore qu’Ismos vînt bloquer. C’est alors que la lame de l’elfe vola en éclat. La course de l’arme du marquis ne fut pas arrêtée par l’armure, et pénétra l’épaule, le torse, jusqu’à trouver un point vital. Nervas crut pratiquement entendre le cri de désespoir des elfes en voyant leur chef tomber. Konaï Da fit tournoyer son épée devant lui et ses soldats l’acclamèrent. Il s’avança, dépassant la dépouille d’Ismos Oudaï, puis s’arrêta net. Nervas plissa à nouveau les yeux, et distingua vaguement la hampe d’une flèche dépasser du cou de Konaï. Il tomba à la renverse et fut bientôt recouvert par les elfes, qui abattirent leurs lames sur lui, puis se jetèrent contre leurs ennemis. Nervas Sobraï jura. Son aile droite perdait du terrain suite à la mort de son leader. Molloy lui lança un regard critique. Près du centre, Gueule-Cassée menait lui-même une contre-attaque. Le général hésita, puis réfléchit très vite, et se décida. Il devait tuer Agg-Kour avant qu’il ne parvienne à rallier les siens. Alors la bataille serait gagnée. Son entrée en scène personnelle donnerait du courage à ses troupes. Il caressa le manche d’ivoire de l’un des couteaux qu’il portait à la ceinture, puis se tourna vers son assistant. - Apportez-moi mon armure, lui ordonna-t-il. Esuf frappait à droite et à gauche. Il talonna son cheval qui accéléra encore. Devant lui, Agg-Kour semblait rayonner comme un soleil. Les sorgosiens le saluaient et criait sur son passage en se jetant dans la bataille. Tam’Hina galopait non loin de lui et faisait des ravages dans les rangs ennemis. Esuf se prit à espérer que si, une fois la guerre finie, sa tribu entrait à nouveau en conflit avec la tribu Chat-Sauvage, il ne croiserait pas le fer avec elle. Sa tempe saignait abondamment, mais la jeune femme ne semblait pas s’en apercevoir. Esuf n’était pas blessé, mais son bras commençait à faiblir. La blessure à l’épaule qu’il avait reçu dans les Kiwele, bien que refermée, le lançait à nouveau. Il trancha la carotide d’un soldat lagoride qui s’élançait sur sa droite, puis frappa à gauche. L’homme qu’il toucha tomba à la renverse. En regardant son épée, Esuf vit qu’elle était toute ébréchée et un peu tordue. Il la rengaina et saisit l’arc court accroché à sa selle. Il encocha une flèche et tira. Il rata l’homme qu’il visait de quelques pouces, et jura. Il parvînt à atteindre sa deuxième cible et encocha une troisième flèche. Agg-Kour avait enfoncé le centre et l’aile gauche de l’armée lagoride suivit de près par sa garde rapprochée. Le Guerrier-Roi était blessé à la jambe mais parvenait à se maintenir en selle sans trop de problème. Devant lui l’armée adverse reculait. Il entraina ses hommes vers la gauche, se jetant sur les arrières du centre ennemi. Leur progression ralentissait sensiblement, mais l’aile gauche lagoride avait subi de lourdes pertes. - Roi ! s’écria un chef elfe. L’aile gauche et le centre lagoride sont séparés, il nous faut revenir vers les notres par un mouvement tournant. - Non ! lui hurla Agg-Kour. La victoire est devant nous. Continuons ! - Vous êtes fou ! cria l’elfe. Nous allons nous faire décimés ! Esuf comprenait ce que voulait dire l’elfe. La garde d’Agg-Kour s’était réduite de moitié et le reste des guerriers peinait à les suivre. L’aile gauche de leur armée, composée en majorité d’elfes, avait repoussé les forces de ce qu’Agg-Kour avait appelé la « Troisième Royale », et la rejoindre semblait être la meilleure chose à faire pour couper en trois l’armée ennemie. Néanmoins, le Guerrier-Roi repoussa cette idée et se contenta d’éclater de rire. Esuf prit peur, en se demandant si, effectivement, il n’était pas devenu fou. Agg-Kour leva haut son épée et hurla d’une voix tonitruante qu’Esuf ne lui connaissait pas : - Sorgoz ! Le flot des sorgosiens qui suivaient la garde du Guerrier-Roi sembla tout d’un coup s’intensifier. Une marée humaine en toge blanche se jeta dans la brèche entre le centre et l’aile gauche lagoride. Aux cris de « Agg-Kour », ils se jetèrent sur la faible aile gauche ennemie qui commençait à être débordée. Conquit, le chef elfe s’écria : « Ivawen » et Esuf senti les elfes autour de lui redoubler d’ardeur. Le jeune homme se demandait jusqu’où voulait aller son roi et pourquoi il s’obstinait à poursuivre sa progression, alors qu’il n’avait plus qu’une cinquantaine de guerriers autour de lui, dont beaucoup de blessés. Enfin il comprit. A quelques distances d’eux, [i]Cheval-sur-la-Dune[/i] menait également une chevauchée pour les atteindre. Esuf talonna son cheval et suivit son roi qui criait. Tam’Hina était à présent juste à côté de lui et distribuait des coups de hache à droite et à gauche. Elle avait perdu son bouclier, mais Esuf se senti empli de fierté en voyant la [i]kulinda[/i], son ennemie mortelle, et le Guerrier-Roi, la jeune fille et le vieillard, se jeter dans la bataille en honorant la promesse de service de leur peuple qui était la leur. Soudain il senti une violente douleur dans sa cuisse droite. Il venait de recevoir une flèche. Il peina à se maintenir en selle et serra les flancs de son cheval, malgré le sang qui coulait. Les ennemis n’étaient qu’à quelques pas d’eux, mais comme eux, ne pouvait plus galoper au milieu des soldats qui ralentissaient leur progression. Il tira une flèche et l’un des gardes de Nervas Sobraï chuta. A côté de lui, le prince Molloy faisait tournoyer son gros marteau de guerre, prêt à en découdre. Esuf l’avait vu combattre et craignait de se retrouver face à lui. Néanmoins, il savait que la réelle menace n’était pas Molloy, mais le vieillard qui chevauchait à côté de lui. Nervas Sobraï étendit le bras gauche et le droit juste après. Devant Agg-Kour, l’un de ses derniers gardes du corps chuta, une dague dans la gorge, et à sa gauche, le cheval d’un autre s’effondra. Esuf talonna le sien, et fut obligé de piétiner son compatriote pour se porter aux côtés de son roi, désormais à découvert. Il encocha une flèche et visa la poitrine de [i]Cheval-sur-la-Dune[/i]. Déjà le vieil homme avait deux nouveaux couteaux en mains. A l’instant où ses doigts lâchèrent la corde de son arc, Esuf fut aveuglé par un éclair argenté, et tout disparut. Nervas Sobraï fut projeté de son cheval. Avant même qu’il ne touche le sol la terrible vérité le saisit. Il avait raté sa cible. [i]Il avait raté sa cible ! [/i]Le choc de la chute fut brutal et lui coupa le souffle tandis que la flèche fichée dans son épaule le faisait souffrir atrocement. [i]Gueule-Cassée[/i], bien vivant, hurla ses ordres et les siens se ressemblèrent pour massacrer la garde personnelle de son ennemi. Une jeune femme qui ne devait pas avoir dix-sept ans tua deux de ses hommes et mit pied à terre pour s’avancer vers lui, un sourire carnassier sur le visage. Nervas tenta de tirer un de ses couteaux, mais n’en eu pas la force. Soudain, le prince Molloy surgit et écrasa le crâne d’un sorgosien. Il se posta entre Nervas et la jeune femme qui l’attaqua. Il esquiva son premier coup, puis tenta de l’atteindre à la tête. Elle se baissa et le frappa à la hanche de sa hachette. Il recula mais la lame traversa tout de même la plaque, les mailles, les cuirs, pour pénétrer les chaires. Elle voulut arracher son arme, mais Molloy fut plus rapide et la frappa au visage. Elle recula, et le prince lui donna un coup de marteau, l’atteignant au ventre. Elle fut projetée à plusieurs pieds et ne bougea plus, sa toge blanche rougissant par endroits. Sobraï sourit difficilement en voyant le prince repousser les ennemis qui l’entouraient afin de préserver la vie de son généralissime. C’est alors que Gueule-Cassée lança son cheval vers Molloy et, d’un coup du plat de sa lame sur sa croupe, le fit se cabrer. Les sabots de sa bête percutèrent le prince qui chuta et lâcha son marteau. Il fut immédiatement entouré de sorgosiens et d’elfes, et Nervas entendit Agg-Kour s’écrier : - Garder le prince et le général en vie ! Quiconque contreviendra à cet ordre mourra de mes mains ! Nervas Sobraï lança un regard vers lui. Le monde devînt flou et le généralissime perdit connaissance. Lorsqu’il se réveilla, Nervas se trouvait sous la toile d’une grande tente. Son épaule était bandée et on avait retiré la flèche. Il tourna la tête. Un corps était allongé sur une paillasse à côté. Il vit le prince Molloy, pieds et poings liés, également allongé. Lui-même était libre mais ne pouvait plus bouger. Agg-Kour était assis en tailleur près de lui. - Bonjour, [i]Cheval-sur-la-Dune[/i], lui dit le vieil homme. (Nervas acquiesça). La bataille est terminée. Tes hommes sont en déroute. - Raconte-moi, demanda Nervas. - Konaï Da et Ismos Oudaï se sont entretués, mais les elfes ont eu le dessus sur la Troisième Royale et ton aile droite a reculé. J’ai profité de l’occasion pour mener une attaque contre le centre de ton armée afin de le séparer de ton aile gauche, la plus faible. C’était très risqué, car si j’avais échoué, la bataille aurait été perdue. Mais je me suis souvenu qu’un vieil homme avait utilisé cette technique face à moi, quarante ans auparavant. - Comme… fit Nervas en toussant. Comme quoi… Cela a payé. J’ai tenté de t’arrêter. Mais… la guerre n’est décidément plus de mon âge. - Tu t’es très bien débrouillé, vieil homme. Tes stratégies, parfois inspirées des notres, ont faillis venir à bout de la détermination de mon peuple. Et par cette bataille, je risquais sa survie. Si nous avions perdus, il n’y aurait pas eu de retraite possible. Nous aurions été à la merci de ton roi. Tu as tué plusieurs des miens. Dont Esuf. Un couteau dans l’œil. Il est mort sur le coup. - Je sais. Mais c’était toi que je visais. Esuf m’a rendu la pareille. C’était un brave. Tu l’honoreras ? Et cette jeune fille avec une hache ? - L’action et le sacrifice d’Esuf seront mis en valeur. Mais par sa tribu, non par moi. Ce n’est pas mon rôle, même si sa perte m’attriste beaucoup. La jeune Tam’Hina est une [i]kulinda [/i]de la tribu Chat-Sauvage. Elle voue une haine sans fin aux Crâne-de-Taureau, qui sont responsables de la mort de son père. Elle est blessée, mais toujours en vie. Une fois la guerre achevée, elle reprendra sa quête de vengeance. - Mmh. Les… Les autres ? - Environ douze mille morts parmi les tiens. Quinze mille prisonniers. Les autres sont en fuite, sans chef pour les rassembler. Ils se sont dirigés vers les Basses-Terres, où dix mille des notres les poursuivent. Un peu plus de trois mille cinq cent elfes sont morts. Nous avons perdus entre dix et onze mille membres des tribus. Et quatre-cents mercenaires. - Une véritable boucherie, fit Sobraï. Je… suis… désolé. (Agg-Kour détourna les yeux). Comment as-tu puni les Lance-de-Sable ? - Cette tribu n’existe plus. Suivant la volonté du conseil des chefs, sous l’œil des Esprits du désert. - Hum… fit Nervas, que cette phrase fit frissonner. Fait attention pour la suite,[i] Gueule-Cassée[/i]. Maélen… Maélen… dispose encore d’armées puissantes… et nombreuses. N’en demande pas trop. Et prépare-toi au combat. Toujours. - C’était mon intention. Son frère servira d’otage. Il ne lui sera rendu qu’une fois la paix conclue. - Tu es… sage, mon ami. Ton peuple… ton peuple a bien fait de te nommer. Je souhaite que tu réussisses… à le protéger. Je… je vais mourir. Je n’ai plus de force… amène moi dehors. Le Guerrier-Roi souleva son vieil adversaire et le porta au dehors, où il l’installa sur un fauteuil en osier, sûrement récupéré dans une tente lagoride. Nervas ne voyait pas grand-chose, car la nuit était tombée. La tente d’Agg-Kour était éloignée du campement principal. Nervas Sobraï regarda les étoiles. - Tu fus le plus grand adversaire que j’ai eu à affronter au cours de ma vie, vieil homme. Si tu le désires, je t’offrirais la fin des Guerriers-Rois et des [i]kulindas[/i]. Un grand bucher sous les étoiles. En souvenir de l’estime que nous avons l’un pour l’autre. - Vos cendres sont dispersées dans le vent, dit Nervas dont la voix n’était plus qu’un murmure. Je ne veux pas que cela m’arrive. Tu recueilleras les miennes et tu les enverras à ma femme, Leleï, à Bétula. Comme le veut la coutume de ma terre natale. Ainsi je respecterai mes traditions. Tu fus aussi le plus redoutable adversaire qu’il m’ait été donné d’affronter. Dis-toi que tu as fait plier le Grand-Roi lagoride. Adieu, [i]Gueule-Cassée[/i], finit-il par dire après un long silence. - Tes volontés seront respectées, mon ami, répondit Agg-Kour en posant une main sur son épaule. Adieu [i]Cheval-sur-la-Dune[/i]. Le vieillard ferma les yeux, et parti doucement en écoutant Agg-Kour entonner un chant de mort. [b]An 1378 du Quatrième Âge, Palais Royal de Céläastra[/b] Arthelor Fend-Tribord sourit en apercevant les lourds battants de chênes qui tenaient close la salle du Conseil. Il tendit la main et Séïren la lui prit. Elle l’aida à boitiller jusqu’à la porte, qu’un garde ouvrit sur un geste de la jeune femme. Il préférait éviter de se servir d’une béquille. Suite à sa longue rééducation, l’amiral était parvenu à se mouvoir sans trop de problèmes avec sa nouvelle jambe, mais il avait toujours du mal à marcher sur de longues distances. Ainsi, après avoir visité la princesse Nærisa, puis Dame Abæl dans ses appartements, il préférait s’appuyer sur Séïren pour éviter les faux pas. La jeune femme l’accompagna jusqu’à sa place avant de rejoindre la sienne. L’amiral s’appuya à la table pour éviter de chuter. Le Seigneur Selen Umbrïn entra à son tour, salua promptement Séïren et Arthlor, puis s’installa près de son siège. Varia Alluv le suivit de peu, salua, et rejoignit sa place. Lorsque Mïlia Abæl entra, tous s’inclinèrent. D’un geste, elle ordonna que les portes soient refermées, puis s’assit à la place de Nærisa. Elle se racla la gorge. - Commençons, mes Seigneurs, dit-elle. Tout d’abord, je tiens à saluer le retour de l’amiral Arthelor Uvaron, héros de la bataille de l’Îlot des Singes Verts, et destructeur de la flotte ennemie. - Je vous remercie, Dame régente, répondit Arthelor, flatté. - Je dois également vous informer, Magisters, que la reine Ivawen et la princesse Nærisa sont en grande partie remises. Il ne fait guère de doute qu’elles présideront à nouveau ce conseil avant une semaine. - Nous sommes ravis d’apprendre leur retour à la santé, Dame Mïlia, dit Varia Alluv. - Il nous reste toutefois beaucoup de choses à régler au plus vite. Séïren, je te prie, instruit les membres du conseil sur le sort du Seigneur Erion Serra et de ses troupes. - Bien, fit Séïren. Comme vous le savez, Erion Serra, à qui nous devons la prise de la Presqu’île du Goéland, s’est rendu avec environ trois cents soldats de Céläastra au sud des Kiwele, afin de porter secours à une troupe sorgosienne, des tribus Œil-Braise et Lance-de-Sable, en difficulté. Leur intervention a permis de vaincre nos ennemis. - Excellente nouvelle ! s’exclama Selen Umbrïn. - Ce n’est pas fini, Seigneur, dit Séïren en baissant la voix. Après la victoire, les restes de la tribu Lance-de-Sable, presque anéantie par les troupes du Grand-Roi, ont proposé de garder les prisonniers lagoride capturés pendant la bataille. Erion Serra, le capitaine Estë, ainsi qu’une cinquantaine d’elfes, blessés pour la plupart, sont restés avec eux, tandis que la tribu Œil-Braise et le reste des elfes poursuivaient nos ennemis. (Elle marqua une pause). Après une révolte des prisonniers, désirant s’évader, Ta’Kelm, chef de la tribu Lance-de-Sable, a décidé de venger le massacre des siens et de punir la révolte en tuant tous les captifs lagoride. - Exécuter des prisonniers ? s’écria Varia Alluv. Ce n’est pas dans nos habitudes ! J’espère qu’Erion Serra n‘a pas donné sa bénédiction au chef nomade ? - Ils n’agissent également pas ainsi d’ordinaire, continua Séïren. Plusieurs sorgosiens ce sont rebellés contre la décision du chef, et ont été massacrés. (Nul ne parlait plus). Erion et les siens ont décidé de combattre pour défendre les captifs. Ta’Kelm les a tous fait tuer. Il a crucifié Erion, Estë et un mercenaire nain, ami de Serra, et les a laissés, agonisants, dans le désert. Elle s’arrêta de parler. Arthelor, au courant de l’histoire, vit les visages de Selen Umbrïn et de Varia Alluv se décomposer. Alluv se leva et frappa la table de son poing. - C’est inadmissible ! Mïlia, vous devez annuler nos accords avec ce peuple de barbares. Il est hors de question qu’un seul de mes hommes soit tué pour le compte de meurtriers et de criminels. - Nous sommes là pour en décider, Seigneur Varia, répondit Mïlia. Rasseyez-vous, je vous prie. Nous avons était informé de cela hier soir seulement. La plupart de nos troupes se trouvent au nord des Kiwele, et il nous faudrait une semaine pour envoyer un message jusque là-bas. - Il y a-t-il des survivants ? demanda Umbrïn. - Le nain et Erion Serra ont survécus, expliqua Séïren. Pas le capitaine Estë. Une avant-garde lagoride les a retrouvés avant qu’ils ne meurent tous. C’est Nervas Sobraï, général du Grand-Roi, qui nous a prévenus (Selen et Varia grincèrent des dents, et Arthelor ne pouvait que leur donner raison). - Avant toute chose, mes Seigneurs, dit-il, je souhaiterais vous rappeler que nos troupes sont engagées à maints endroits contre le Grand-Roi. Noédor Edlla tient pour la Reine la Presqu’île du Goeland. Ismos Oudaï se trouve actuellement aux côtés du Guerrier-Roi Agg-Kour, mais je ne doute pas qu’il agira bien en apprenant ce qu’il est arrivé aux notres. De plus, Souvaron Desmopïl appui la reconquête de la Reine Malvace dans la Bande de Djiane. - Ce que veut dire l’amiral, poursuivit Mïlia, c’est que nous aurons du mal à nous désolidariser du front de Djiane et qu’il est impensable d’évacuer la Presqu’île. - Je n’ai jamais parlé de cela, Dame Régente, dit Varia Alluv. Mais il serait bon de cesser d’appuyer les sorgosiens et leur réclamer justice, ainsi que, c’est la moindre des choses, le retour immédiat des dépouilles de nos hommes. Et il nous faudrait rédiger une missive allant dans ce sens le plus tôt possible. Qu’en dites-vous ? Tous acquiescèrent. Arthelor ne voyait pas de raison de continuer à soutenir Sorgoz. Il espérait seulement qu’Ismos Oudaï n’avait pas déjà engagé ses troupes aux côtés de leurs alliés et qu’il aurait le temps de se retirer. - Nous devons à présent évoquer les évènements de la Bande de Djiane et de la Presqu’île du Goéland, dit-il. La Reine Malvace a engagé le combat sur ses terres. Selon nos informations, sa cavalerie à tendue une embuscade à une colonne du général Syna, et l’a entièrement détruite. Elle fait courir la rumeur de son retour dans les campagnes et promet des ressources apportées par les elfes et nous informe que plusieurs soldats de Syna mutins l’ont rejointe. Le Seigneur Desmopïl fait route vers le royaume, afin de lui apporter tout son soutien, notamment pour éviter une réplique du Grand-Roi. - Si une armée elfe se trouve au cœur de son royaume, réfléchit Selen Umbrïn, il voudra limiter les dégâts et demandera la paix. - Nous n’en sommes pas encore là, temporisa Mïlia, mais notre but est en effet d’étouffer le Grand-Roi. A ce titre, je tiens à nouveau à saluer l’amiral Arthelor Uvaron, car sans sa victoire navale à l’Îlot des Singes Verts, ce plan n’aurait pu être mené à bien. De plus, le Royaume du Zénith, craignant la puissance lagoride, a facilement ouvert ses frontières à nos troupes, notamment grâce votre intervention, Seigneur Umbrïn. - En ce qui concerne la Presqu’île du Goéland, dit Séïren, la situation est toujours stable et les… Elle fut interrompue par le bruit de la porte de la salle qui s’ouvrait à la volée. Arthelor se retourna vivement. Dans l’encadrement se tenait le Seigneur Rylor Furiade. Mïlia se leva instantanément. Le seigneur s’avança lentement. Les cheveux grisonnants, il était très grand, même pour un elfe. Ses yeux bruns-verts lançaient des éclairs, son visage légèrement ridé par l’âge était tordu. Il était drapé dans un grand manteau de pourpre et d’hermine et s’appuyait sur un bâton en bois d’olivier au sommet orné d’une tête de dragon en bronze. Un bandeau d’argent ceignait son front et il portait au côté [i]Eïbile[/i], la grande épée d’argent qui échoyait depuis des générations au chef de la Famille Furiade. - Mïlia, dit-il d’une voix glaciale. [i]Ma fille[/i]. Pourquoi est-ce qu’un obscur général continental m’apprend la mort de la ma fille ? - La reine ne m’en a fait part qu’il n’y a quelques heures, répondit Mïlia. - Estë ne combattait pas, repris Furiade. Elle était musicienne et commerçante. De temps en temps, elle transportait des troupes. Que faisait-elle en plein désert !? - Je l’ignore, Seigneur, dit Mïlia d’une voix égale. - Elle a été tuée par [i]vos alliés[/i] ! s’écria-t-il. J’ignore même où se trouve le corps de ma fille actuellement ! J’exige que ces nomades soient exécutés ! Tous, châtiés ! Je m’en chargerais moi-même ! - Vous ne quitterez pas l’Île sans autorisation de la Reine ou de la régente, dit Mïlia d’une voix froide. Asseyez-vous. Nous parlions justement des suites à donner à cette affaire. Asseyez-vous et j’oublierai que vous venez de violer le secret de la salle du conseil. - [i]Vous [/i]prétendez m’interdire quelque chose Mïlia ? rugit le Seigneur. Vous prétendez poser des [i]conditions [/i]? Ma fille est morte, torturée par les barbares auxquels la couronne s’est alliée et vous me parlait du prétendu [i]respect [/i]de cette salle ? Votre notion d’honneur est lamentable, comme celle de tous les continentaux ! - [i]Honneur [/i]? répéta Mïlia (Arthelor prit soudain peur). [i]Vous [/i]me parlez d’honneur ? Dois-je vous rappeler par hasard que vous avez détruit celui d’une jeune femme, il y a une quarantaine d’années ? Elle s’appelait Mynê Lya. Arthelor crut que Rylor allait gifler Dame Abæl. Finalement il se contenta de frapper violement le sol de son bâton et d’ajouter d’une voix tranchante : - Il s’agit de ma [i]fille [/i]! Mïlia, évitez de critiquer les bâtards. Tout le monde sait que vous boudez la couche de votre mari. Je me demande qui a bien pu vous mettre huit fois enceinte. - M’insultez pas ma mère, Furiade ! s’exclama Séïren en se levant. - Merci, Séïren dit Mïlia en la faisant rasseoir. Rylor, je suis régente ici. Je dirige Céläastra, la ville, l’Île et les terres royales. Que vous me manquiez de respect passe encore, mais vous venez d’insulter mes filles, qui ne sont que des enfants, exceptée Séïren, qui n’a pas l’expérience pour répondre à vos attaques. Je l’ai. En conséquence, je vais immédiatement vous faire transférer dans les geôles du palais, afin que vous méditiez sur ce que vous venez de dire. Après quoi [i]le gouvernement[/i] fera son travail en ce qui concerne Sorgoz. Les gardes s’avancèrent. Arthelor frissonna craignant le pire. Le Seigneur Furiade porta la main à la poignée d’[i]Eïbile[/i]. Soudain, un cri déchira l’air. « Il suffit ! ». Arthelor senti son cœur chavirer en reconnaissant la voix de Nærisa. La princesse, appuyée sur une canne, venait d’ouvrir l’une des portes latérales de la salle du conseil. Arthelor, comme le matin même, fut empli de joie en voyant son ventre de plus en plus arrondi. Tous se retournèrent et se figèrent. Immédiatement, Rylor Furiade, les Magisters, les gardes, s’inclinèrent. - Seigneur Furiade, auriez-vous l’obligeance ? demanda la princesse. Rylor, posa son bâton au sol, se releva et se précipita vers elle. Il ramassa la canne de Nærisa et la soutînt jusqu’au fauteuil royal où elle s’installa. Mïlia retira l’anneau de commandement et le plaça dans la main tendue de la princesse. Nærisa le passa à son doigt. - Prenez place face à nous, Rylor, demanda-t-elle (il s’exécuta). J’ai entendu vos cris depuis l’escalier. Pardonnez ma tante, elle est un peu prompt au châtiment. Vous aussi, j’ai l’impression (la Dame et le Seigneur la foudroyèrent du regard). Néanmoins, votre colère est compréhensible, et plus encore par une mère. Si ma santé me l’avais permit, je me serais moi-même déplacée au Pays de Sorgoz afin de demander réparation à nos alliés, n’eut été les récentes nouvelles. Elle marqua une longue pause. Tous l’écoutaient attentivement et Rylor semblait pendu à ses lèvres, et légèrement calmé. - Votre fille, reprit-elle, ainsi que mon fiancé, ont été torturés par la tribu Lance-de-Sable, elle-même détruite en grande partie par un homme du Grand-Roi. Le chef de tribu, Ta’Kelm, a agi de sa propre initiative, sans en référer aux autres tribus. Plusieurs sorgosiens sont d’ailleurs mort aux côtés des notres. La Reine et moi-même avons reçu une missive du Guerrier-Roi ce matin. Leur messager à pratiquement tué ses chevaux pour nous faire parvenir l’information au plus vite. - Quelle information ? demanda précipitamment Furiade. - Nervas Sobraï a livré les coupables au Guerrier-Roi de Sorgoz, Agg-Kour, qui a immédiatement réuni le conseil des chefs de tribu pour statufier sur le sort des Lance-de-Sable. Plus de huit chefs sur dix ont demandé la mise à mort de Ta’Kelm et des siens. Les civils Lance-de-Sable ont été quant à eux dispatchés dans d’autres tribus. Les Lance-de-Sable n’existent plus. A cet égard, j’estime que si deux centaines de sorgosiens se sont rendus coupables d’un massacre, les tribus ont sues rendre justice aux notres. Je ne suspendrai pas notre alliance avec Sorgoz. Et Ismos Oudaï combattra à leurs côtés. - Il y a des massacres dans toutes les guerres, murmura Furiade. Justice est faite. Mais je désire savoir ce que ma fille faisait au milieu du désert. Et j’espère pour lui qu’Erion Serra n’est pas responsable de cela. Je veux que le corps d’Estë me soit rendu au plus vite. Qu’elle puisse avoir droit aux honneurs dus à une elfe de son rang. - Le nain Hroar Erlîn se trouvait auprès d’elle pendant l’attaque et a également été crucifié. Il a pu être sauvé. Il vous racontera tout ce qu’il sait. Agg-Kour le fait escorter jusqu’à l’Île. Il devrait arriver en même temps que les corps de nos soldats, soit dans une semaine. - Je vous remercie, Princesse, dit le Seigneur. M’autorisez-vous à présent à me retirer ? Il me faut me reposer. - Bien sûr, Seigneur. Il se leva, ramassa son bâton et parti lentement, comme assommé. Arthelor voyait tout de même qu’il conservait en lui une rancœur tenace envers tous les responsables indirects de la mort de sa fille, notamment Ivawen, qui avait déclenché la guerre, et lui-même, qui avait recruté Estë dans sa flotte. Il espéra qu’il serait satisfait de pouvoir enterrer son enfant. - Bien, fit Nærisa. Mïlia, j’aimerais que vous restiez à cette place pour me conseiller jusqu’au retour de ma sœur. Maintenant passons à d’autres sujets je vous prie.
  7. Loup Noir

    Le Havre des Reines

    Bonsoir à tous ! Voici la suite, avec un peu de retard. Étant donné que j'ai fini de rédiger l'histoire, j'aimerai savoir si, pour vous, chers lecteurs, cela pose un problème si j'accélère le rythme de publication (un chapitre tous les dix jours au lieu d'un toutes les deux semaines), sachant qu'il reste cinq chapitre et un épilogue ? En tout cas, j'espère que vous apprécierez [center][u][b]Chapitre XXIV[/b][/u][/center] [b]An 1378 du Quatrième Âge, Palais Royal de Céläastra[/b] Séïren se sentait reposée. Fatiguée, elle avait dormi une partie de l’après-midi. En regardant par la fenêtre, elle vit que la nuit tombait. Elle se redressa, attrapa un flacon d’eau claire, posé sur sa table de nuit, et bu avidement. Elle repoussa l’épais volume sur lequel elle s’était endormie, [i]Grandes artères et voies de communication, les routes maritimes des mers du sud[/i]. Elle tendit la main pour prendre la lettre en provenance de la Presqu’île du Goéland qu’on lui avait faite parvenir plus tôt dans la journée. Elle déroula le manuscrit pour le relire : [i][right]A l’attention de Dame Séïren Abæl[/right] Mon amie, Nous voici assiégés dans la Presqu’île du Goéland. Les renforts envoyés par mon père et Dame votre mère me sont parvenus hier. Nous avons réussi à repousser toutes les tentatives de l’armée du Grand-Roi pour venir à bout de notre défense. Je mène les opérations depuis le fortin de la Mouette, et combat tous les jours pour défendre les possessions de Sa Majesté. Il y a trois jours, j’ai mené une opération risquée sur les terres lagoride. Mon plan consistait à contourner l’armée avec une centaine d’hommes et attaquer leur arrière-garde, pour me replier ensuite, en ayant peut-être incendié quelques installations et catapultes, très dangereuses pour nous. Les éclaireurs ennemis nous ont malheureusement repérés peu après notre débarquement, et ont détruit nos navires. J’ai réussi à fuir avec le gros de mes troupes et à me cacher dans un bois. Nous en avons ensuite profité pour attaquer un manoir fortifié non loin, que les humains appellent « Morne-cœur ». Le maître des lieux et sa famille sont aujourd’hui prisonniers à mes côtés. J’ai laissé ma garnison là-bas, et suis reparti, accompagné d’une dizaine d’hommes, avec notre prisonnier et ses deux enfants, pour le point de rendez-vous convenu avec mes aides de camp. Nous avons repris la mer et je suis désormais au sommet de l’Albatros, pour vous écrire en toute sécurité. Si vous aviez été avec moi, Séïren ! Ces humains étaient tellement stupides que j’avais l’impression d’avoir à faire à des orcs ! J’espère que nos souveraines bien aimées vont désormais mieux. Néanmoins je suis heureux que nul n’ait pu, malgré cette traitrise, mettre fin à leur règne. Je profite de cette lettre pour vous faire une requête. J’ai reçu des renforts, mais je manque cruellement de machines de guerre pour défendre ma position, ainsi que de navires de petites tailles pouvant naviguer en bas-fonds pour bombarder les colonnes ennemies présentent sur l’isthme de la Mouette. Si vous pouviez intercéder auprès de Dame Mïlia pour que l’on m’en fasse parvenir, cela me serait d’une grande aide. En sécurisant le front nord, j’espère pouvoir conquérir des terres autour de Morne-fort, afin de mener la vie dure à nos ennemis. Je suis persuadé que vous vous en sortez pour le mieux au sein du gouvernement. Mon père sera ravi de voir que ma future épouse est une femme de premier plan. Je vous promets de vous offrir la Presqu’île du Goéland en présent de mariage. [right]Avec toute mon affection, Noédor Edlla[/i][/right] Séiren roula soigneusement la lettre. A la première lecture, elle avait était ravie de voir que son amant s’en tirait bien. Elle avait immédiatement prévenu sa mère pour qu’elle lui livre les renforts logistiques demandés. Peu après sa sieste, sans qu’elle ne se l’explique, Séïren avait néanmoins songé à Balas, l’homme qu’elle avait tué à Korih. Elle ne pouvait s’empêcher de se dire que nul n’était à l’abri d’une trahison, ou d’un défaut de son plan d’origine. Elle décida de se lever. Elle aurait voulu tout raconter à Noédor. Les difficultés qu’elle rencontrait au sein du Conseil, les affronts quotidiens que lui faisait subir sa mère, sa solitude en l’absence de ses cousines. Elle voulait lui dire surtout qu’elle l’aimait, et qu’elle avait hâte de le retrouver et de l’épouser. Elle aurait aimé le prévenir également de ne pas prendre trop de risques, d’éviter les attaques risquées, ou, du moins, de les confiées à des guerriers plus expérimentés que lui. Dans sa lettre précédente, Noédor précisait qu’il avait été blessé à l’épaule. Elle aurait préféré que cela ne se reproduise plus. Elle s’assit à son bureau et alluma une bougie. Elle ramassa un morceau de parchemin, le lissa et attrapa son encrier. L’elfe se mit à réfléchir, se demandant par où commencer. Finalement elle écrivit : [i][right]A destination du Seigneur Noédor Edlla[/right] Mon ami, Je suis ravie d’apprendre que notre invasion des terres lagoride et leur défense se passe pour le mieux. Je n’en attendais pas moins de vous. J’ai avisé ma mère de vos difficultés en termes logistiques dès que votre lettre m’est parvenue. Elle vous enverra ce que vous demandez. Au Conseil, ma mère me tourmente et me met à l’épreuve, méthodes que je lui reconnais bien. Je vous avoue que cela me fait souffrir, mais je parviens à l’endurer. J’essaye de rester la plus concentrée possible sur mon travail, et de diriger au mieux le royaume. Ivawen et Nærisa vont mieux désormais. Elles se remettent difficilement de l’attaque, mais pourront vraisemblablement reprendre sous peu les rennes du royaume.[/i] Séïren réfléchit un instant. Finalement elle ajouta quelques projets personnels, notamment sur leur mariage. Elle termina en écrivant son amour pour le jeune elfe, et son désir de le revoir. Après avoir signé, elle versa une goutte de parfum sur ses doigts, puis en tamponna la lettre pour l’imprégner de son odeur. Satisfaite du résultat, elle la plia et la scella avec son cachet personnel. La jeune femme se leva et se dirigea vers son cabinet de toilette. Elle se débarbouilla, puis, comme elle avait transpiré pendant sa sieste, défit sa chemise de nuit et se lava la poitrine. Son maquillage n’avait pas coulé, et elle estima inutile d’appeler sa servante. Elle retourna dans sa chambre et ouvrit sa penderie. Après quelques secondes de réflexion, elle opta pour un haut couleur or, et une jupe longue rouge. Elle se regarda dans le grand miroir de sa chambre, puis noua ses cheveux en chignon haut. Elle alla ensuite chercher son coffret à bijou et y fouilla, jusqu’à tirer une résille de fils de soie, parsemée de petites perles. Elle la plaça sur ses cheveux. Séïren hésita, entre un diadème d’argent et un bandeau de soie blanc. Finalement, elle se décida pour le bandeau. Mïlia, qui portait un diadème de bronze, se serait peut-être vexée de voir sa fille arborer un métal plus précieux au front. Elle décida également de ne pas mettre de boucles d’oreille. Elle ajouta à ses doigts quelques anneaux et bagues chargées de pierres semi-précieuses. Elle admira le résultat dans le miroir et se trouva très attirante. Elle prit sa lettre pour la remettre au plus tôt à un messager, puis sorti et se dirigea vers les appartements de sa mère avec qui elle avait rendez-vous. Elle marcha rapidement pour arriver en avance. [b]An 1378 du Quatrième Âge, Plaine de Malix, Est des Collines de Kiwele[/b] Esuf regardait d’un air soupçonneux la colonne de cavaliers en armures qui se dirigeait vers le campement. Parmi eux, le guerrier reconnu des hommes à la peau noire et vêtus de blanc, qu’il identifia automatiquement comme étant des sorgosiens. La bannière que portaient les hommes en armure indiquait qu’il s’agissait de lagorides. Une grande civière était portée par plusieurs guerriers. Esuf était entouré d’une cinquantaine d’hommes et la grande armée sorgosienne se trouvait à un mile de leur position. Il gardait la main posée sur la poignée de son épée, nerveux, se demandant ce que ces humains leur voulaient. Agg-Kour lui avait demandé d’accueillir cette troupe, couverte par un drapeau blanc de parlementaires. Le groupe s’approchait, et Esuf remarqua que les sorgosiens présents avaient les poings liés. Il senti la colère monter en lui. Il toisa le chef de la colonne, un jeune homme blond, lorsqu’il stoppa son cheval devant lui. - Je suis Esuf, de la tribu des Crâne-de-Taureau, et langue d’Agg-Kour, Guerrier-Roi de Sorgoz. Que venez-vous faire ici, soldats ? demanda-t-il froidement. Pourquoi avez-vous amené nos frères prisonniers ? - Je suis le Seigneur Baraï Evos, répondit son interlocuteur. Capitaine des armées de Sa Majesté Maélen IV, sorgosien. Nous avons arrêtés ces hommes il y a une semaine. Ils se sont défendus longuement, mais nous sommes parvenus à les vaincre. Ils font partis de la tribu Lance-de-Sable. - Pourquoi les amenez-vous, [i]capitaine [/i]? gronda Esuf. Vos compatriotes ont déjà annihilé la tribu Lance-de-Sable il y a dix mois ! N’est-ce pas suffisant ? Vous faut-il les humilier en plus ? - Cessez de vous courroucer, sorgosien ! répliqua sèchement Baraï Evos. Cela n’aurait été que de moi, j’aurais décapité immédiatement ces hommes pour leurs crimes ! Mais le général Nervas Sobraï, un roturier grabataire, m’a ordonné de les soumettre à votre justice. Les chefs de la tribu Lance-de-Sable sont accusés d’avoir assassiné de sang-froid des soldats du Grand-Roi prisonniers et désarmés et d’avoir tué les guerriers elfes qui s’opposaient à cette action. - Que me chantez-vous, Baraï ?! s’écria Esuf. - Bah ! fit le capitaine. Débarrassez-moi de ces barbares, c’est tout ce que je demande ! - Ne m’insultez pas, sédentaire ! rugit le sorgosien, la main sur la poignée de son épée. N’accusez pas mes frères de malversations. Vos crimes contre notre peuple méritent vengeance, et c’est pour cela que nous sommes ici aujourd’hui. Je ne pense pas que vous soyez en mesure d’accuser qui que ce soit. Avez-vous la moindre preuve ? (Il riait presque à présent). - Nous avons libéré deux chefs présents dans l’armée de vos alliés elfes, [i]nomade[/i], répondit froidement Baraï. Ils ont été torturés par le chef des Lance-de-Sable. Leurs témoignages fait fois pour notre justice. Plusieurs membres des Lance-de-Sable sont également passés aux aveux. Esuf eut à nouveau envie de rire. C’est alors qu’un des sorgosiens attachés talonna sa monture pour se porter à la hauteur de Baraï. Ignorant volontairement le soldat en armure, il raconta d’une voix sourde : - Esuf, je te connais de réputation. Tu es parvenu à rallier les elfes à notre cause, et tes prouesses en tant que garde du corps du Guerrier-Roi au début de la guerre sont saluées par tous. Je sais que tu nous jugeras comme il se doit. Après une victoire des tribus et des elfes dans le sud des Kiwele, nous avons dus, Lance-de-Sable et elfes garder une cinquantaine de prisonniers Lagorides. Ils ont tentés de fuir et ont tué deux des notres. Ta’Kelm, notre chef, a jugé bon d’envoyer un signe fort au sédentaires en exécutant ces prisonniers. Nous avons dû pour cela commencer par tuer tous les elfes qui s’interposaient. Ta’Kelm a par la suite fait crucifier les chefs elfes qui avaient obligé les leurs à retourner leurs armes contre nous. Je ne suis pas fier de cela, mais c’était nécessaire. En entendant ces mots, le sang d’Esuf se mit à bouillonner. Il résista à l’envie de dégainer et de trancher la tête de cet homme. Il regarda Baraï Evos. - Que s’est-il passé ensuite ? demanda-t-il. - Nous formions l’avant-garde du contingent opérant au sud des Kiwele, expliqua le capitaine. La tribu Œil-Braise nous a attaqués, et nous avons été séparés des notres. En chevauchant dans le désert pour échapper aux Œil-Braise, nous sommes tombés par hasard sur le lieu de la tuerie. Une centaine de cadavres, tant elfes qu’humains, pourrissaient dans le désert. Deux elfes, une femme et un homme, ainsi qu’un nain étaient crucifiés, et brulaient au soleil. Nous les avons détachés. Le nain s’est réveillé quelques heures plus tard. L’elfe est toujours dans un état critique. La femme est morte. Nous avons cherché les bourreaux, et avons trouvé les restes de la tribu Lance-de-Sable. Nous leur avons tendue une embuscade. Certains survivants nous ont avoué leurs méfaits. C’était au-delà de mes compétences. Je les ai amenés au Prince Molloy. La tribu Œil-Braise nous a autorisés à rejoindre l’armée de Sobraï sans encombre. Esuf acquiesça. Les Œil-Braise avaient rejoint Agg-Kour le matin même, et Qaem, leur chef, avait prévenu Esuf de l’arrivée d’une ambassade lagoride. Il n’avait pas voulu en dire plus. - Vous vous doutez bien, lagoride, qu’il me faudrait d’autres preuves ? - Nous avons ramené avec nous l’elfe et le nain blessés, ils confirmeront notre version. Ils se trouvent dans la civière. Esuf acquiesça et mit pied à terre, puis, sans un mot, rejoignit la civière et y entra. Il y trouva un nain assis sur une banquette et un elfe allongé. Esuf les salua et remarqua que le torse du nain était rouge et que sa peau était craquelée ou partait en lambeaux par endroits. En soulevant la couverture qui recouvrait l’elfe, il vit la même chose sur son torse. Baraï le rejoignit et s’assit sur la banquette, silencieux. Le nain resta prostré, mais l’elfe entama son récit. Il confirma mot pour mot la version des lagoride à ceci près qu’il indiqua s’être évanoui pendant qu’on le fixait à la croix. Néanmoins, la culpabilité de la tribu Lance-de-Sable ne faisait plus de doute. Esuf fulminait. Il se tourna vers Baraï. - Et maintenant ? s’enquit-il. Nous laisserez-vous juger les notres comme il se doit ? - Je n’ai pas le choix, il s’agit d’un ordre direct de Nervas Sobraï. - Très bien. Il me faut amener les Lance-de-Sable survivants à mon roi. Accepterez-vous que j’emmène ces deux blessés avec moi ? Il voudra entendre leur témoignage. - Je vous laisse le nain, mais l’elfe est un noble de Céläastra. C’est un otage trop précieux. - Pourras-tu raconter ton histoire devant Agg-Kour, nain ? demanda Esuf. - Je le ferais, répondit faiblement le petit homme. - Vous avez parlé de cadavres, Baraï. Qu’en avez-vous fait ? - Nous avons récupéré les corps des notres, pour les renvoyer chez eux, expliqua l’humain à la peau blanche. Les elfes ont été rapatriés vers le rivage, sous la direction des oreilles-pointues survivantes qui se trouvaient avec la tribu Œil-Braise. Les corps seront conservés dans de l’alcool, puis transportés en bateau jusqu’à Céläastra. - Comme quoi, railla Esuf, il vous arrive de vous montrer respectueux, sédentaires. Nain, lève-toi, et allons parler à Agg-Kour. Tandis que le nain disait quelques mots à l’elfe allongé, Esuf sorti de la civière et aboya des ordres pour que ses suivants rassemblent les derniers Lance-de-Sable. Ils n’étaient plus qu’une quarantaine. Voilà tout ce qu’il restait de la puissante tribu, celle qui avait mené tant de raids victorieux, celle qui avait imposé sa loi à plusieurs autres tribus, et dont les guerriers étaient respectés à travers tout le désert, et même chez les sédentaires. Esuf soupira. En attaquant ses propres alliés, elle s’était condamnée au minimum à l’exil perpétuel. Il chercha des yeux Sagesse Ta’Kelm, et le vit, les deux bras cassés, peinant à maintenir son cheval. Le chef s’approcha de lui et rejoignit les siens sans dire un mot. Le nain sorti également. Il dardait un regard froid sur les suivants de Ta’Kelm et se refusait à regarder le chef. Une fois qu’il fut monté sur un poney, Baraï Evos lui tendit une grande hache de guerre, qu’il accrocha à sa selle. Il partit en premier. Esuf donna le signal du départ, puis se porta à la hauteur du nain. - Comment t’appelles-tu, petit homme ? s’enquit le sorgosien. - Je suis Hroar Erlîn, hirda d’Empire, répondit-il calmement. J’ai reçu ce titre alors que vous ne marchiez pas encore, humain. Croyez-le ou non, jeune homme, mais il signifie qu’à une époque, et en certaines contrées, les rois et les peuples n’avaient pas encore sombré dans la folie. Nervas Sobraï sirotait un thé brûlant lorsque le prince Molloy entra. Il était accompagné d’un homme d’une petite quarantaine d’années, aux cheveux gris. Il portait une armure d’acier patinée par le temps et l’usage et une claymore était accrochée dans son dos. Il faisait bien trois têtes de plus que le vieil homme et le regardait d’un air froid. Cet homme s’appelait Konaï Da, et portait le titre de Marquis du Nord. Il dirigeait la Troisième Royale, une puissante armée de quinze mille hommes, très entrainés, et était chargé de la défense du nord des Basses-Terres. Molloy retira son marteau de guerre et le jeta violement sur le sol. - A quoi pensiez-vous, Nervas ? s’écria le prince. Pourquoi avez-vous renvoyé ces hommes auprès d’Agg-Kour ? Le Guerrier-Roi aura tout le loisir de les réincorporer dans son armée ! Et ce n’est pas le plus grave. - Ces nomades, gronda Konaï Da, s’étaient rendus coupables du massacre de prisonniers désarmés, général. Il était de notre devoir de les juger et de les exécuter ! - Prince, fit Nervas, fatigué. Voudriez-vous me servir une nouvelle tasse de thé ? J’ai besoin de m’éclaircir les idées. - [i]Je [/i]vais vous éclaircir les idées, grinça Konaï. Croyez-vous que l’on part à la guerre avec des bons sentiments ? Croyez-vous que l’on dirige des armées en sirotant du thé à l’arrière ? Ces hommes devaient mourir, cela aurait montré aux sorgosiens ce qu’il en coûte de massacrer des soldats ! - Mon frère pourrait vous faire passer en conseil de guerre pour cela Sobraï, fit Molloy. Je ne pourrais pas vous couvrir cette fois. Et je n’en ai pas envie. - Messires, répondit Nervas et se servant lui-même du thé, je connais les sorgosiens, et je connais Agg-Kour. C’est même pour cette raison que Son Altesse m’a nommé à ce poste. Le Guerrier-Roi n’enverra pas la tribu Lance-de-Sable combattre, il les punira. Je ne connais pas la teneur de la punition, mais cela créera le trouble chez les sorgosiens. C’était stratégiquement la meilleure chose à faire. - Il s’agit de suppositions, Sobraï, dit Konaï Da. Rien n’indique que nos ennemis agiront comme vous le prétendez. Et quand bien même, si [i]nous [/i]avions exécuté les meneurs Lance-de-Sable, la justice n’aurait pas été appliquée par des sorgosiens, ce qui n’aurait pas manqué de courroucer les elfes. Sans l’appui de Céläastra, nous aurions pu écraser les nomades ! - Il marque il point, Nervas, continua Molloy. Qu’en pensez-vous ? - Les elfes ont beaucoup trop à perdre en lâchant la cause sorgosienne, répliqua Nervas. Quelles preuves auriez-vous apportées de la culpabilité des Lance-de-Sable en les exécutant ? Au contraire, cela aurait pu se retourner contre nous, Agg-Kour se serait fait une joie de nous accuser de tuer des prisonniers. Il y aura un procès public et de fortes sanctions, et les chefs elfes accepteront en retour de se battre contre nous. Mais les soldats de Céläastra ne pourront s’empêcher de cultiver le doute en eux, ce qui freinera leur ardeur, et les poussera à fuir plus facilement. De plus, ce procès ne sera pas accepté par tous les sorgosiens, certains jugeront la sanction trop molle, d’autres trop dure. Je vous assure que les discordes seront plus importantes ainsi. Les chefs de Sorgoz possèdent leur libre arbitre et peuvent se révolter contre leur roi. De plus, j’ai personnellement envoyé une missive expliquant la situation à la Reine Ivawen, ainsi qu’au Seigneur de Céläastra qui lui est le plus hostile, Rylor Furiade, dont la fille bâtarde est morte en croix. Il demandera à coup sûr des explications à sa reine, ce qui ne manquera pas de troubler la politique de l’Île. - Vous raisonnez en politicien, poursuivit Konaï Da. Et vous dites connaître Sorgoz, et pouvoir prévoir les réactions de ses habitants. Comment pouvons-nous vous faire pleinement confiance ? Vous pouvez vous tromper Sobraï. Voilà trente ans que vous avez quittez la vie militaire. De plus, outre le fait que votre amitié avec le chef ennemi pourrez-vous valoir la cour martiale, je vous rappelle que vous avez connu cet homme il y a près de quarante ans. Il a pu changer pendant ce temps. - J’ai une armée à diriger et une stratégie à élaborer, général, répliqua Nervas, agacé. Si vous en avez fini avec vos éclats ridicules, j’aimerais vous voir retourner à votre poste. J’ai besoin de vous là-bas. - Nervas… commença Molloy. - Répétez donc, briguant ! s’écria Konaï. - Briguant ? répéta Nervas d’une voix glacée en joignant les mains. Prince Molloy, si je ne m’abuse, vous êtes ici pour m’assister. - En effet, dit le prince, sur la défensive. - Et vous, Konaï, continua le vieillard, Sa Majesté vous a envoyé ici en renfort. Mais, Seigneur, il me semble que vous savez lire ? Vous avez jeté un coup d’œil au parchemin que je vous ai transmis il y a deux jours. Il n’y a dans ce camp qu’un seul généralissime des armées de l’ouest, nommé provisoirement à ce poste par Maélen IV lui-même, satisfait de son travail jusqu’à présent. Ce généralissime s’appelle Nervas Sobraï. Et ne vous en déplaise, Konaï, votre naissance et vos titres m’importent peu. Je ne serais peut-être plus rien demain, mais aujourd’hui je reste votre supérieur direct. Et j’exige une obéissance totale de votre part, un respect sans faille, et des excuses pour le terme que vous venez d’employer. - Des excuses ?! rugit Konaï Da. Il porta immédiatement la main à la poignée de sa claymore. Au moment où sa paume touchait le cuir, une dague vînt percuter son gorgerin de plaque. - Le prochain est pour votre œil, général, fit Nervas avec un sourire froid. Peut-être connaissez-vous les méthodes utilisées par le Grand-Roi pour se débarrasser des traîtres ? - Pardonnez-moi, généralissime, marmonna l’homme après un long silence. A vos ordres. Il sorti de la tente. Nervas caressa le manche du couteau de lancer accroché à son poignet droit, tandis que le prince Molloy s’asseyait en face de lui. Il le regarda un long moment d’un œil critique. Nervas soutînt son regard, mais évita tout commentaire. Il n’avait ni l’envie ni l‘énergie de se battre avec le prince. Finalement Molloy se servi un verre de thé et le bu lentement. Il remplit à nouveau la tasse du généralissime. - Konaï est sanguin et violent, mais il s’est toujours plié à l’autorité, dit enfin le prince. Il a juste du mal à se plier à [i]votre [/i]autorité. Par rapport à votre naissance, vous comprenez. Mais en ne vous laissant pas faire, vous êtes parvenu à le dompter. Pour un temps du moins. - Je sais, c’était mon intention, répondit Nervas. - J’espère que vous avez raison, concernant les sorgosiens, Nervas. Il en va de notre victoire finale. - L’arrivée des renforts elfes nous mettait dans une situation délicate, expliqua Nervas Sobraï. Je me devais d’ordonner la retraite des Kiwele. Ils étaient assez nombreux pour nous tendre une embuscade géante. Notre armée aurait été décimée. - Je ne vous reproche pas la retraite, Sobraï, c’était la meilleure chose à faire. J’espère seulement que nous vaincrons. - Venez Molloy, dit le vieillard en se levant. Il attrapa sa canne et sorti de la tente, le prince à ses côtés. Il grimpa difficilement sur le dos de son cheval. Molloy enfourcha le sien également et suivit Nervas qui partait au trop. Le vieil homme sourit et adressa un signe de la main aux soldats qui le saluaient. Lorsqu’il passa près des campements de la Troisième Royale, les soldats portèrent trois doigts à leur tempe gauche, salut réservé aux représentants de la famille royale dans les Basses-Terres. Ravit de cette distinction, Nervas leur rendit leur salut comme le voulait le protocole. Il suivit ensuite un petit chemin serpentant sur un éperon rocheux. Enfin, il fit tourner bride à son cheval, de manière à avoir la plaine de Malix dans son champ de vision. On l’appelait « plaine », mais c’était un abus de langage. En réalité, il s’agissait d’un champ steppique de dunes herbacées, porteuse d’une végétation rase, caractéristique de tout l’est de Sorgoz. L’est de la plaine, occupé par l’armée lagoride était plus élevé que l’ouest. De plus, le terrain où se massait l’armée de Sorgoz était relativement plat. Les deux armées étaient séparées par la Rivière Lunaire, cours d’eau d’intensité moyenne et de faible profondeur, ne représentant pas un réel obstacle naturel. Nervas ignorait si un conclave de mages aurait pu la mettre en crue si jamais l’ennemi tentait de la traverser, mais même en ce cas, le ruisseau n’aurait pas arrêté les tribus. - C’est ici que vous vous retirez tout seul, tous les soirs depuis trois jours, vieil homme ? demanda Molloy. Le vieillard ne répondit pas. L’armée lagoride qui se trouvait au nord des Kiwele, sous le commandement délégué de Nervas, avait été arrêtée, puis repoussée par les forces conjointes des elfes et des nomades. De même, Agg-Kour était parvenu à vaincre son vieil adversaire dans les collines, et Sobraï avait préféré ordonner la retraite des deux armées. La petite centaine d’hommes de Baraï Evos avait par contre été seule à revenir du front sud. Le généralissime, fraîchement nommé à ce poste par le Grand-Roi, avait rassemblé les restes des trois armées dans la plaine de Malix, et fait venir la puissante Troisième Royale de Konaï Da. Il contrôlait désormais environ trente-huit mille soldats, éprouvés et prêts à en découdre. Le Guerrier-Roi l’avait poursuivi, et avait réussi l’exploit de rassembler la plupart des tribus sur un même champ de bataille. Il alignait un peu moins de trente-cinq mille guerriers nomades, renforcés par environ huit mille elfes et quelques centaines de mercenaires. Tel que le prévoyait le plan de Nervas Sobraï. Le terrain était favorable à son armée, plus disciplinée et plus polyvalente. Une bataille rangée, unique, décisive. Son tombeau ou sa gloire. Et au fond du camp adverse, il savait que [i]Gueule-Cassée[/i] se trouvait confronté à la même réalité. - Voilà, souffla Nervas. Vous devez être content, Prince, voici le tombeau de Sorgoz et la gloire de Maélen, Quatrième du nom. Laissez-moi vous présenter ma nouvelle stratégie. Le visage d’Agg-Kour était indéchiffrable. Il était resté silencieux durant toute la durée du récit de Hroar. Le nain souffrait horriblement depuis des jours et des jours. Sa poitrine le lançait, ses jambes étaient cloquées et des lambeaux de peau tombaient de son corps. Baraï lui avait rendu sa hache, mais il ne pourrait de toute façon pas se battre. - Qu’allez-vous faire, Sagesse ? demanda Hroar. - Pas [i]Sagesse[/i], nain, grinça le vieil homme. Je ne suis pas un chef de tribu, mais le porte-parole et le champion de mon peuple. Tu peux m’appeler « Roi », ou simplement par mon nom. L’ampleur de la punition ne dépend pas de moi. Hroar fut une nouvelle fois étonné de la facilité avec laquelle il s’exprimait en Antique Commun. Il avala une gorgée de thé, qui le désaltéra. Sa lente agonie au soleil le hantait toujours et il cauchemardait régulièrement. Il revoyait surtout Estë, et se souvenait avec exactitude de ses mots. - Tu te demandes ce que je pense de cela à titre personnel, nain ? fit brusquement Agg-Kour. Tu désires connaître le fond de ma pensée, pour ainsi pouvoir me juger. (Hroar ne répondit pas). Saches qu’en temps normal, je ne jugerais pas les Lance-de-Sable. C’est une tribu souveraine. Mais nous sommes en temps de guerre, Ta’Kelm a commis un crime de guerre, et je suis Guerrier-Roi. Nous devons donc prendre les dispositions qui s’imposent. - Mais à titre personnel, Roi ? demanda Hroar. - Je pense qu’il aurait dû exécuter quelques prisonniers à titre d’exemple, répondit Agg-Kour. Tuer des prisonniers n’est pas un crime en soit, si cela est fait dans le cadre d’une vengeance de sang. Ainsi veulent nos traditions. Mais ce n’est pas le cas ici. J’aurais pu, à titre personnel, pardonner. Ce que je ne supporte pas, c’est que Ta’Kelm ait attaqué ses propres alliés, et torturé leurs chefs. Mais encore une fois, nain, ce n’est pas à moi de trancher. - Roi, s’enquit le nain, j’ai mis plusieurs jours à m’en souvenir, tant le soleil avait engourdi mon esprit, mais quelque chose me trouble au sujet de Ta’Kelm. - Je t’écoute. - Avant la bataille, il m’a décrit le massacre de sa tribu. Son récit m’a marqué, et je comprenais son tourment et son désir de vengeance. Mais malgré cela, il ne semblait haïr ni les sédentaires, ni le Grand-Roi. Il disait au contraire que cette tuerie était un acte isolé. Je me demande donc pourquoi est-ce qu’il a réagi avec autant de violence envers nos prisonniers. - En effet, dit le Guerrier-Roi, aucune tribu n’avait encore été annihilée à la manière des Lance-de-Sable. Néanmoins, après le massacre, l’épée de Damoclès de la destruction planait au-dessus de notre tête. J’ai eu l’occasion de parler à Ta’Kelm après la disparition des siens, et juste avant de te voir. Ce n’est qu’une supposition, mais je pense que quelque chose s’est brisé en lui après le massacre. Il aurait voulu frapper d’horreur le camp adverse, comme lui-même avait été frappé d’horreur. Installer la peur du désert chez les sédentaires. Cela ne demande pas forcément de haine. De la colère. De la peur. Hroar Erlîn acquiesça. Le vieil homme avait sans doute raison. Il s’interrogea sur son parcours. Il voyait évidement le guerrier en lui. Les muscles tendus, la vigueur présente malgré son âge avancé, les yeux toujours aux aguets. Mais il ressentait également une certaine sagesse, et une grande mesure, qu’il appréciait instinctivement. - Je connais le chef adverse, dit soudain Agg-Kour. La bataille aura lieu demain. Elle sera rude. - Comment l’avez-vous rencontré ? voulu savoir le nain. - Je l’ai combattu il y a quarante ans, raconta le chef. Il avait vaincu plusieurs chefs de tribu et dirigeait sa troupe à la perfection. A dix-sept ans, je l’admirais, et rêvait de le combattre. Je l’ai attaqué, en élaborant une stratégie inspirée des siennes, et suis parvenu à le repousser. Il a fini par arrêter ma progression et nous avons signé un traité mettant fin au conflit dans la région. Lors de notre rencontre, il m’a impressionné par sa mesure et son intelligence. Cet épisode a scellé un respect et une amitié mutuelle. Des années plus tard, j’ai voyagé dans le Royaume-Fleuve pour en apprendre plus à son sujet et affiner mes connaissances sur les lagorides. Je n’ai presque rien découvert sur Nervas Sobraï, mais j’ai pu apprendre de nouvelles stratégies. En revenant à Sorgoz, ces connaissances associées aux stratégies de mon peuple m’ont permis de vaincre trois tribus qui menaçaient la mienne et ainsi pacifier la région. En tant que Guerrier-Roi, j’ai utilisé plusieurs de ces astuces pour mettre en échec les lagorides, ce qui a sûrement empêché un nouveau massacre. - Pourquoi me racontez-vous tout cela, Agg-Kour ? s’étonna Hroar. - Parce que, nain, la guerre permet parfois de faire naître autre chose que la mort. Je désire défendre l’intégrité de mon peuple, ainsi que son honneur. Ivawen de Céläastra, couronnée après une longue guerre, me soutient dans ce combat. Tes empereurs eux-mêmes ont battis leur pouvoir par le fer et le sang et maintiennent une paix civile presque sans discontinuité depuis près de mille ans. - Vous avez beaucoup de connaissances, Roi, souffla Hroar. Mais je sais tout cela. Voilà trente ans que j’ai fait de la guerre mon métier, et des champs de bataille mon pays. - Reste jusqu’à ce soir, guerrier, lui dit Agg-Kour. Assiste à la sentence. Puis je te donnerai vingt guerriers Dune-en-Feu et des chevaux frais. Ils t’escorteront où tu voudras. Hroar le remercia. Il voulait revoir les montagnes. Mais il devait prendre à nouveau un bateau pour Céläastra. Il lui fallait accompagner la dépouille d’Estë. Il sentit la tristesse l’envahir. Au fond des yeux d’Agg-Kour, il distinguait une grande flamme blanche. Elle semblait vivante. Esuf patientait dans le campement, aux côtés du Seigneur Ismos Oudaï, le chef du contingent elfe. Ils restaient tous deux silencieux, attendant le verdict du conseil des chefs de tribu, présidé par Agg-Kour. Le Guerrier-Roi ne pouvait prendre une décision contre une autre tribu sans leur aval. Pour toute sanction allant jusqu’à la peine de mort ou l’exil d’un chef de tribu, le conseil, en temps de guerre comme en temps de paix, devait se prononcer à une majorité de quatre cinquième. Quarante-quatre chefs étaient présents, en plus du Guerrier-Roi, sachant qu’un minimum de quarante était nécessaire pour tenir un tel conseil. Agg-Kour, qui désirait une condamnation sévère des coupables, devait donc convaincre au moins trente-cinq chefs de le suivre. Ismos Oudaï s’était montré dubitatif sur les capacités du sorgosien à faire plier les siens. Il n’avait pas précisé ce qu’il comptait faire en cas de non-lieu, mais Esuf le soupçonnait de vouloir monter un tribunal de guerre pour juger lui-même les coupables. L’homme à la peau noir se doutait que la majorité des chefs de tribus ne soutiendrait pas la tribu Lance-de-Sable. La plupart couvaient par contre une forte hostilité envers les lagoride et ne voudraient peut-être pas appuyer une sentence trop dure, ce qu’Agg-Kour, intransigeant, réclamerait à coup sûr. Agiter le spectre de la rupture de l’alliance avec les elfes n’aurait pour effet que de braquer encore plus les chefs, qui prendraient cela pour un affront fait à leurs libertés. Et Esuf ne pouvait qu’être d’accord. Un nuage de poussière venu de l’ouest lui indiqua que le conseil approchait. Il s’était réuni à plusieurs miles du campement, pour écouter les confessions de Ta’Kelm et de ses lieutenants, qui avaient juré devant les Esprits du désert de ne dire que la vérité, et le témoignage de Hroar. Les chefs s’étaient ensuite réunis plus loin, à huis-clos, afin de débattre. Chacun pouvait exposer ses arguments, sans concertation préalable, puis le président du conseil annonçait la sentence qu’il désirait. N’importe quel chef pouvait faire une contre-proposition. Le vote avait enfin lieu, et s’arrêtait au moment où l’une des sentences obtenait la majorité des quatre cinquièmes. Si aucune n’obtenait cette majorité, le non-lieu était prononcé. Le tribunal n’avait pas duré très longtemps, ce qui ne voulait en soit pas dire grand-chose. Alors que les chefs approchaient, un attroupement se forma près d’eux. Les guerriers les saluèrent en levant leurs armes, afin de leur ménager un champ d’honneur. Esuf et Ismos Oudaï s’avancèrent devant les chefs qui mettaient pied à terre. Seul le Guerrier-Roi resta à cheval. Le nain Hroar Erlîn apparut à côté d’Esuf, qui le salua. Lorsque l’on amena les quarante prisonniers Lance-de-Sable, le petit guerrier détourna les yeux. Il ne les leva qu’au passage de Ta’Kelm, avec qui il échangea un regard. Lorsque tous furent rassemblés, le silence se fit. - Peuples de Sorgoz, s’écria Agg-Kour, moi, Agg-Kour, de la tribu des Dune-en-Feu, Guerrier-Roi de Sorgoz et langue des tribus, je vais vous informer de la décision du conseil des chefs concernant les exactions des guerriers de la tribu Lance-de-Sable, envers des prisonniers ennemis désarmés ainsi que nos alliés elfes et des membres de la tribu Œil-Braise qui cherchaient à les défendre. Il marqua une longue pause et toisa l’assemblée. Son regard croisa celui du nain, d’Ismos et d’Esuf lui-même. Dans le silence ambiant, le désert lui-même semblait rugir derrière Agg-Kour. - Je jure, reprit le Guerrier-Roi, devant les Esprits du désert de ne dire que la vérité et de ne faire que rapporter ce qui s’est décidé au sein du conseil des chefs, conformément à nos traditions. Le conseil réuni a décidé à trente-huit voix sur quarante-cinq d’adopter la proposition soumise par le Guerrier-Roi, à savoir la mise à mort de tous les membres de la tribu Lance-de-Sable ayant participé au massacre. De plus, le conseil a requis l’exil définitif du reste de la tribu Lance-de-Sable, à savoir une centaine de non combattants réunis dans l’ouest des Kiwele. - Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda précipitamment Ismos Oudaï à Esuf. - Cela signifie, répondit le sorgosien, que la tribu Lance-de-Sable n’existe plus. Ses membres exilés seront adoptés par d’autres tribus. C’est une décision très rare. (L’elfe détourna les yeux, la mine dégoûtée). Nos traditions vous choquent, elfe ? - Vous détruisez une tribu entière. Je trouve cela barbare. Les autres membres n’ont pas participés au massacre, pourquoi les punir ? - Le conseil des chefs a jugé que le geste des guerriers de la tribu avait maudit le nom des Lance-de-Sable. - Cependant, reprit Agg-Kour d’une voix forte, le conseil a décidé de laisser place à la miséricorde. Certains membres de la tribu ont avoué leurs crimes et permis à l’enquête de progresser. Ils se sont repentis. Le guerrier Hroar Erlîn a été grièvement blessé par la tribu Lance-de-Sable, après avoir combattu à leurs côtés. Le conseil lui a par conséquent offert la possibilité de juger lui-même les huit accusés ayant avoués leurs fautes. S’il le désire, la peine de ces hommes sera commuée en exil perpétuel du territoire de Sorgoz. Nain ! Faites votre choix. Hroar Erlîn, droit et très pâle, resta silencieux, tout en regardant vers le nord. Agg-Kour attendit quelques instants, puis reprit : - Ta’Kelm, désirez-vous prendre la parole ? - J’ai justifié mon geste de mon mieux, Roi, dit le sorgosien d’une voix forte. Je remercie ceux qui m’ont soutenu. Mais je dois me conformer à la décision du conseil des chefs. Qu’il en soit ainsi. J’espère de tout mon cœur que vous chasserez définitivement ces chiens sédentaires de nos terres. - Bien, répondit Agg-Kour. Maintenant que tout est réglé, je demande aux bourreaux de faire leur office. Personne n’est obligé d’y assister. Il fit reculer son cheval et une dizaine d’hommes aux visages voilés s’avancèrent. Les quarante Lance-de-Sable marchèrent au-devant d’eux, toujours aussi droits et fiers. Ismos Oudaï tourna le dos et parti, comme la majorité des sorgosiens, des chefs de tribus et des elfes présents. Hroar Erlîn resta, ainsi qu’Esuf et Agg-Kour. Lentement, quarante têtes roulèrent dans la poussière, les unes après les autres. Les trois hommes gardèrent les yeux fixés sur le sang qui coulait et abreuvait le sable dans le pesant silence du désert.
  8. Loup Noir

    Le Havre des Reines

    Voici la suite ! En effet les combats reprennent, s'il l'on peut dire. J'espère que vous apprécierez. [center][u][b]Chapitre XXIII[/b][/u][/center] [b]An 1378 du Quatrième Âge, Palais Royal de Céläastra[/b] Dans la pâle lueur du jour naissant, Ivawen s’éveillait doucement. Depuis quelques jours, elle n’arrivait plus, comme au milieu de sa convalescence, à dormir d’une traite la nuit. Elle se retourna avec difficulté dans son lit, essayant de retrouver le sommeil. Tous ses efforts s’avérèrent inutiles et elle se redressa un peu. Silya lui avait fait son rapport au sujet de sa rencontre avec Neflindel deux jours plus tôt, puis l’avait quittée peu après, désirant se promener et réfléchir. La reine pensait que l’humaine réapparaitrait plus tard dans la nuit, ou le lendemain, mais elle l’attendait toujours et commençait à s’inquiéter. On lui avait donné des nouvelles de Nærisa, et l’elfe se sentait un peu rassurée de ce côté. Sa sœur parvenait à se tenir debout, ce qui lui était encore impossible. On lui avait également annoncé la mort du Seigneur Soïlïn Sëë, et la reine, sidérée, avait vu plusieurs de ses plans, à commencer par le mariage de Nærisa, se compliquer. Reprenant de plus en plus de forces, elle rageait de ne pouvoir se déplacer et de rester trop faible pour diriger son royaume. Elle sentait les prémices du chaos s’installer petit à petit au palais, et se doutait que sa tante peinait à conserver sous sa poigne les seigneurs de Céläastra. On frappa à la porte et Ivawen se redressa. - Dame Abæl désire vous voir, Votre Majesté, annonça-t-on. - Qu’elle entre, dit la reine un peu déçue. La porte s’ouvrit et sa tante entra dans la pièce. Elle avait fière allure, ceinte d’un diadème de bronze, dans une somptueuse robe verte rehaussée de noir. L’anneau de commandement de la reine brillait à son doigt et elle portait un rutilant collier de diamants et d’or au cou. Elle s’inclina devant sa nièce alitée puis tira une chaise pour s’asseoir près d’elle. - Comment te sens-tu, Iva ? demanda-t-elle. - Mal, ma tante, articula la reine. Je suis prise de nausées, je vomis régulièrement, tous mes muscles me font encore souffrir, j’ai un mal de crâne intolérable, je tremble et je dors trop. Et je ne peux pas me lever. Je suis bloqué dans un lit alors qu’il me faut diriger un royaume. - Je m’en charge pour toi, sourit Mïlia. Tu dois te reposer pour guérir au plus vite. - Ce n’est pas facile. - Cesse de t’inquiéter, tu iras bientôt mieux. - Aviez quelque chose à me dire en particulier, tante ? - Plusieurs en réalité, soupira Dame Abæl. Cela fait près de deux semaines que ces hommes ont tenté de vous tuer Næri et toi. Cela t’a-t-il fait réfléchir ? - Vous voulez me marier, tante ? fit Ivawen en éclatant de rire, ce qui lui fit affreusement mal aux côtes. Je règne de plein droit depuis dix ans, n’avez-vous pas compris que je n’avais pas l’intention d’épouser qui que ce soit pour l’instant ? - Ivawen… Ne comprends-tu pas que cela vous rend vulnérable ? Un héritier assurerait votre dynastie, empêcherait les derniers traditionalistes de cette île de vouloir prendre les armes au nom des descendants du Vieux-Prince. - Mïlia, s’il vous plait, souffla Ivawen. Nærisa est mon héritière. De plus, elle est enceinte, et sera bientôt mariée. Et rien n’indique que Neflindel soit derrière cette agression. - Nærisa enfantera le [i]bâtard [/i]du dernier nobliau de Céläastra, lâcha Mïlia avec dédain. Et elle épousera [i]l’Enflammé[/i], à condition qu’il revienne vivant de la guerre où tu l’as envoyé. Mais soit. Si tu ne veux pas te marier, tu devrais songer à ce dont je t’ai parlé au moment où tu as ceint ta couronne. - Tante, dit froidement Ivawen, n’évoquez plus jamais cette idée devant moi. - Tu as écartelé tant de traitres, tu as détruit tant d’armées. Mais tu ne veux pas réduire à néant la plus grosse menace pesant sur toi ? - Les enfants d’Agnyr n’avaient pas vingt ans ! s’écria la reine, d’une voix glaciale. Je le répète : n’évoquez [i]plus jamais[/i] cette éventualité devant moi ou même entre mes murs. N’oubliez jamais que les traitres que j’ai exécutés portaient les armes, pas mes cousins. - Pardonne-moi, Iva, lui dit sa tante. Je me suis emportée. Mais comprends-moi, je n’ai pas envie de vous perdre. De plus, si vous veniez à mourir, ma Famille serait la première attaquée. Je pense aussi à mes filles… - N’en parlons plus, tante, souffla Ivawen, fatiguée d’avoir haussé le ton. En parlant de fille, Séï s’en sort elle ? - Elle remplit ses fonction sans se distinguer pour autant, dit Mïlia en se pinçant les lèvres. Son père serait fier d’elle… Ivawen soupira. Sa tante n’avait décidément aucune mesure. Elle passa outre le mépris qu’elle sentait lorsque Mïlia parlait de son époux, et sa déception quand elle évoquait sa fille. - L’enquête sur les assassins avance-t-elle ? demanda Dame Abæl. - Mon Poing a interrogé Neflindel, raconta Ivawen. Tout comme moi, elle ne le croit pas coupable. Nærisa soupçonne Rylor Furiade, mais, Silya Ayën m’a affirmée qu’il se refuserait à un tel attentat, selon les informations qu’elle a recueilli. Je suis de son avis. Mes soupçons se portent d’avantage sur les lagorides, bien que cela soit une violation des codes de la guerre. - Bon, articula Mïlia. Fais attention à cette femme Ivawen. C’est une étrangère, à peine débarquée sur l’Île. Je sais qu’elle vous a sauvé la vie, mais je trouve que tu l’as promue trop vite. Nous ne savons rien d’elle ! Nous n’avons aucune assurance, ni sur son passé, ni sur sa loyauté. - Assez parlé de Silya, tante, dit calmement Ivawen. Comme vous l’avez dit, j’ai plusieurs fois dû réprimer des complots au sein même de mon île. Mais je n’ai jamais eu à me plaindre de mon Poing. Elle m’a prouvé sa loyauté, et je lui fais entièrement confiance. Maintenant, est-ce tout ? - Non, je suis venue te donner des nouvelles du gouvernement. (La reine lui fit signe de continuer). Le Seigneur Desmopïl a mis ses troupes en branle et prendra la mer dès demain pour rejoindre Djiane. - Excellent, éructa Ivawen. - La Reine Malvace a embarqué aujourd’hui avec le gros de ses hommes, une cinquantaine de lames, ainsi que quelques guerriers elfes. Elle a décidé de rejoindre au plus vite son pays afin de déclencher la rébellion le plus tôt possible. Elle voudrait mener des opérations de guérilla au nom de son frère, afin de déclencher des mouvements urbains à l’intérieur d’Ostania. Souvaron et ses troupes viendront l’appuyer un peu plus tard et lui permettrons de reprendre son trône. Ils apportent plusieurs coffres remplis d’argent et de grains, afin de faire des promesses aux habitants des campagnes. - Ce n’est pas idiot, réfléchit la reine. Il semblerait que j’ai sous-estimé cette jeune fille. - Elle est presque aussi immature que Séïren, grinça Mïlia. Je ne sais pas si ce plan émane d’elle ou de Desmopïl lui-même, ce qui est très probable, étant donné que cela lui permet de moins exposer ses troupes. Néanmoins, cette stratégie pourrait bien nous apporter la victoire. J’ai demandé au capitaine Ivan, servant dans ma garde, de l’accompagner, et Souvaron lui a également alloué l’un de ses aides de camp. Ivawen acquiesça. Le capitaine Ivan s’était distingué pendant la guerre civile en menant des troupes au combat avec talent. Bien qu’il ait perdu son bras droit, l’empêchant de porter les armes, il conseillait régulièrement Mïlia sur les stratégies militaires à suivre. Ivawen savait également que Souvaron Desmopïl veillait personnellement à ce que ses aides de camps aient une excellente éducation militaire. - Qu’en est-il de nos alliés sorgosiens ? s’enquit Ivawen. - Nous avons reçu une missive hier soir, raconta sa tante. Le général lagoride Nervas Sobraï ainsi que le prince Molloy ont subi une défaite dans les Kiwele, et se sont repliés plusieurs lieues en aval de leur position. Ils tiennent toujours dans l’est des collines. Au nord, les tribus sont parvenues à arrêter l’armée ennemie et espère la repousser sinon la vaincre grâce à l’appui de nos forces conduites par le Seigneur Ismos Oudaï. Notre corps expéditionnaire doit à présent être en plein cœur de la bataille. - Excellent, répéta Ivawen. Nos plans se déroulent comme prévus. Rien n’est gagné, mais la victoire est au moins à notre portée. Avez-vous envoyé des renforts auprès de Noédor Edlla ? - Oui, répondit sa tante, je lui ai alloué trois cent hommes, principalement des archers issus des terres royales, et son père a également envoyé cinq navires remplis de vivres, d’armes et de soldats. Il semble se débrouiller. Nous n’avons plus de nouvelles d’Erion Serra ni de [i]la Bâtarde du Golf[/i] depuis qu’ils sont partis pour le sud des Kiwele. Ce n’est guère étonnant, étant donné qu’il se trouve en plein désert, en train de combattre. Ivawen resta silencieuse. Elle songea à Estë, qu’elle n’avait pas croisée depuis plusieurs années. Mais sa réputation de navigatrice n’était plus à faire. Elle espérait tout de même qu’Erion Serra n’allait pas honorer son surnom en prenant des risques inutiles. - Que dise les médecins ? reprit Dame Abæl. - Je devrais pouvoir me lever et marcher d’ici quelques jours, mais il faudra me ménager. D’après eux, Næri se remet mieux. L’étrange magie des assassins l’a irradiée moins longtemps que moi. J’espère qu’elle… (On frappa à la porte). - Ma Reine, puis-je entrer ? demanda la voix de Silya. - Entre, lui dit Ivawen. (Silya entra et s’inclina, en armure impeccable, les cheveux coiffés en queue de cheval). Tante, notre entrevue est terminée. Laissez-nous je vous prie. Il me faut m’entretenir avec mon Poing. - Je… commença Mïlia. Bien Ivawen. Repose-toi. A plus tard. Elle fit la révérence devant la reine, puis salua Silya d’un bref signe de tête, que l’humaine lui rendit. Une fois que la porte fut refermée, l’alizéenne vînt s’asseoir sur le lit et prit la main de son amante. - Tu m’as manquée, lui reprocha l’elfe. Où étais-tu ? - Tu m’as manquée aussi, Ivawen, souffla Silya en l’embrassant. (La reine la repoussa et la guerrière se releva pour commencer à défaire son armure). J’avais besoin de réfléchir. A ton agression, à notre relation, aux huit mois que j’ai passé sur l’Île. Ils tranchent avec mon ancienne vie. - Raconte-moi. Ordre de ta reine, sourit Ivawen. - Je ne vais pas entrer dans les détails, soupira Silya. Pas aujourd’hui. J’ai aimé une femme avant toi. Cela a duré des années. Elle est morte il y a trois ans. Il me fallait faire le point, voilà tout. - Je suis désolée, souffla Ivawen. Et maintenant ? - Je veux rester avec toi, et te protéger, lui dit-elle en s’approchant avec un petit sourire. - Parfait, glissa la reine en lui prenant la main. Je vais avoir besoin de toi. Premièrement je ne veux plus que tu disparaisses pendant deux jours sans me prévenir. Tu es attachée à mon service, je te veux à mes côtés. Deuxièmement, je me sens fatiguée, las, et mon esprit embrumé par les fièvres est plein de problèmes à résoudre. J’ai également peur régulièrement depuis l’agression et je me sens seule. Je veux que tu restes avec moi chaque nuit que tu passeras au château. Il faudra aussi que tu m’apportes des nouvelles régulières de Nærisa. - Je n’aime pas te voir ainsi, Iva, s’attrista l’humaine. Je préfère te savoir forte et inébranlable. - Je redeviendrai ainsi, Silya, mais j’ai besoin de ton aide. De plus, il me faudra réagir aux nouvelles venues du front. En cas de défaite, je devrais trouver une parade le plus rapidement possible. En cas de victoire, je préparerais la paix de mon mieux. Tu as une bonne expérience militaire, tout comme moi. Et bien faire la guerre aide à forger la paix. M’aideras-tu ? - Evidement, lui dit Silya avant de l’embrasser longuement. - Bien. Maintenant reste avec moi, je vais tâcher de dormir un peu. [b]An 1378 du Quatrième Âge, sud-est des Collines de Kiwele[/b] Hroar Erlîn se tenait devant Ta’Kelm, le grand chef de la tribu Lance-de-Sable. Le visage recouvert d’un voile blanc, il toisait le nain d’un œil suspicieux. Une grosse griffe de bois remplaçait son pied droit. Son poing était fermé sur le manche d’une javeline et ses hommes encerclaient Hroar et ses cinq compagnons elfes. Erion Serra lui avait demandé d’accompagner son ordonnance, un jeune elfe du nom de Varia, chargé d’apporter un message à Ta’Kelm. - Pourquoi le chef elfe serait-il accompagné d’un nain ? demanda le sorgosien d’une voix très grave. (Il parlait l’Antique Commun sans aucun accent). - C’est un mercenaire, ayant rejoint l’armée de notre reine, Excellence, expliqua Varia. Notre chef, Erion Serra, le connaissait de longue date, et il a combattu avec vaillance. - Je l’espère, répondit Ta’Kelm, on m’a dit que les nains étaient de farouches guerriers. Mais ne m’appelle pas [i]Excellence[/i], jeune homme. Ce titre est ridicule. Nous appelons les chefs de tribu « Sagesse ». Maintenant, délivre-moi le message de ton chef. - Bien, [i]Sagesse[/i], fit Varia. Il vous propose d’agir de la façon suivante. L’ennemi est en nombre et s’apprête à combattre la tribu Œil-Braise en ce moment même dans la vallée. Le Seigneur Erion Serra vous propose de venir renforcer l’aile gauche des Œil-Braise, tandis qu’il chargera l’armée lagoride par le sud avec sa troupe, les obligeant ainsi à reculer hors de la vallée. - C’est juste, réfléchit le chef. Nous nous battrons à deux contre trois, mais nous avons l’avantage du terrain. Une bataille rangée est risquée, mais nous n’avons plus le choix. Vous êtes arrivés à point nommé, elfes. Préviens ton chef, nous ferons comme il l’a suggéré. Varia sorti un miroir de son armure et s’en servi pour réfléchir la lumière vers le sud-est. Le signal ne dura que quelques secondes, mais fut tout de même perçu par les hommes d’Erion qui y répondirent par la positive. Un instant plus tard, sur un ordre de Ta’Kelm, les sorgosiens relevèrent leur lances et invitèrent Hroar et les elfes à se réfugier à l’ombre d’un grand rocher. Le nain accepta de bonne grâce et s’installa près du chef. Les humains étaient un peu moins de trois-cents, tous armés jusqu’aux dents et montés sur de hauts chevaux. Hroar se contentait d’un gros poney, assez rapide au demeurant. - Les hommes que tu amènes sont-ils de féroces guerriers, nains ? lui demanda Ta’Kelm. - La plupart ont participé pendant six ans à la guerre du Vieux-Prince, raconta Hroar, allant de batailles en batailles. Les autres sont des soldats professionnels, entraînés à cela depuis des années. Et les votre, Sagesse ? lança le nain avec un sourire. - Ce sont des enfants de Sorgoz, nain, répliqua le chef. Ils sont nés pour se battre, sous un soleil brûlant, dans la nuit froide, peu importe. J’ai entendu parler de la guerre du Vieux-Prince. Selon notre Guerrier-Roi, la reine elfe a remporté la victoire bien qu’en infériorité numérique. Il fallait de bons soldats pour cela. Je suis heureux de les voir combattre à nos côtés aujourd’hui. - Qu’est-il arrivé à votre pied, Sagesse ? voulu savoir Hroar. Son regard s’assombrit et sa bouche se tordit en un rictus menaçant. - La tribu Lance-de-Sable était l’une des plus importantes avant cette guerre, dit-il. Plus de mille guerriers. Mais une armée lagoride nous a retrouvés et attaqués par surprise. Mon père, alors chef de tribu, est mort pendant la bataille. Je me trouvais à quelques lieues, avec les hommes que tu vois ici, nous revenions d’un coup de main victorieux contre un avant-poste. Nous avons vu les flammes au loin. - Vous n’êtes pas obligé de me raconter, Sagesse Ta’Kelm. Je ne veux pas vous faire revivre ce moment. - Je le revis tous les jours, nain, lâcha le sorgosien. Ils montèrent un campement à quelques lieues du massacre. Peut-être que l’odeur de plus de mille cinq cents cadavres les dérangeait. Avant de songer à la vengeance, nous devions libérer les rares prisonniers, surtout des guerriers, mais également des femmes et des enfants. Je me suis glissé dans leur camp, seul. J’ai libéré une dizaine des miens ligotés, qui ont rejoint mes hommes. C’est alors qu’ils m’ont pris. (Sa voix n’était plus qu’un murmure). Oh, ils ne m’ont pas torturé, non. [i]Ils ont égorgé ma mère et ma sœur sous mes yeux ![/i] Ils m’ont laissé devant leurs cadavres, le pied enchainé à un énorme piquet, avec une torche, pour que je puisse les voir, même dans la nuit. Un cor retentit. Ta’Kelm se leva et fit signe à Hroar de l’accompagner. Il aboya quelques ordres, puis enfourcha son cheval. Le nain s’installa sur son poney et chevaucha aux côtés du chef. Ils trottèrent dans la plaine, vers la vallée où la bataille venait de commencer. Il leur fallait attendre un peu avant de charger. - Ils voulaient me garder en otage, reprit Sagesse Ta’Kelm. Un chef de tribu a de la valeur, tu comprends. Mais ils ignoraient que ma mère gardait toujours sur elle un petit poignard, caché derrière son dos. Ne pouvant casser la chaine qui me retenait sans faire de bruit j’ai fait la seule chose possible. J’ai tranché un morceau de mon pied pour me libérer. J’ai cautérisé la plaie avec la torche, sans crier. La douleur était atroce, mais la haine me tenait éveillé. - Et vous avez pu vous enfuir… - Non, poursuivit le chef. J’ai mis le feu à l’une des tentes. Mes trois cents hommes ont chargé le camp alors que la panique s’emparait petit à petit des lagorides. Moi, boitillant, je cherchais le responsable. Le militaire aux cheveux blonds et à moustache, du nom de Joren, qui dirigeait cette troupe. Voilà des siècles que nous combattons les sédentaires. Ce type de massacre n’est pas dans les habitudes des Grand-Rois. Ce sont des chiens galeux, poudrés et minaudant, mais ils n’ont jamais ordonné l’exécution de quinze cents personnes d’un coup. Seulement Joren l’avait fait. Je me suis glissé dans sa tente silencieusement, et lui ai tranché la gorge. Mais le mal était fait. Il venait d’ordonner le rassemblement de tous les prisonniers au centre du camp, et de les piéger dans un cercle de flammes. Des archers leurs tiraient dessus, et ceux qui y échappaient finissaient brûlés vifs. Mes soldats sont arrivés trop tard pour arrêter cette mise à mort. - Je suis désolé, ne put s’empêcher de dire Hroar. - Sur les deux cents prisonniers fait par les lagorides, seuls vingt-huit s’en sortirent. Les soldats du Grand-Roi périrent tous leurs propres flammes, poussés par mes hommes. Vous savez tout nain. Pourquoi je n’ai plus de pied, et pourquoi je me battrais jusqu’à ma dernière goutte de sang pour expulser de mon pays les envahisseurs. Regardez en contrebas. (La bataille faisait rage). Attendons quelques instants, et allons-y. Je vais en profiter pour m’adresser à mes hommes. Hroar acquiesça et l’homme se retourna. Il se lança dans un discours dans sa langue, que Hroar ne comprit pas du tout. Les accents tonitruant qu’il employait suffirent toutefois à galvaniser le nain. Il fixa à son bras le bouclier accroché à son poney, puis tira le sabre qu’il avait emprunté, beaucoup plus adapté qu’une hache aux combats à cheval. Il avait chaud, et lorsque Ta’Kelm s’élança en hurlant, il le suivit avec plaisir. Son histoire l’avait chamboulé. Il avait vu des batailles, des massacres, mais, tout comme le récit qu’Erion avait fait de la destruction de son fort pendant la guerre du Vieux-Prince, la description de Ta’Kelm était glaçante. Il avait été heureux d’apprendre qu’aucun lagoride ne s’en était sorti. Tout cela n’était que [i]justice[/i]. Des sorgosiens le dépassèrent en criant. Son poney ne pouvait se maintenir à leur hauteur. L’armée ennemie, surprise par cette attaque à cheval, ne se débanda pas, et se jeta dans le combat. Hroar bloqua une frappe et trancha le cou d’un adversaire. Il se retourna un peu sur sa selle, échangea quelques coups avec un gros guerrier ennemi, en armure complète, et tenta de le frapper à la tête. Le casque de son adversaire résista et l’humain donna un coup d’épée au poitrail de sa monture. Hroar rugit et lui envoya un coup de pied dans le menton. L’homme perdit l’équilibre et fut piétiné par un sorgosien. Le nain s’enfonça dans les rangs ennemis, et en jeta deux à terre. Il avait pour une fois l’avantage de la taille, qui compensait un peu sa faible allonge. Soudain les lagorides s’écartèrent devant lui, pour laisser passer un gigantesque guerrier. Il portait une grande lance à la main, et Hroar, désavantagé, voulu reculé et chercher du soutien. L’homme ne lui en laissa pas le temps et transperça le poitrail de son poney avec sa lance, qui se brisa sur le coup. Le nain se jeta à terre avant que le cadavre de son équidé ne l’écrase. A peine s’était-il relevé, que déjà l’homme était sur lui. Il maniait une grosse épée et un large bouclier, avec lequel il envoya valser le sabre du nain, qui se réfugia derrière son propre bouclier. Plusieurs frappes plurent dessus avant que Hroar ne puisse s’écarter suffisamment. Il ignorait si des ennemis ou des amis l’entouraient, il n’avait d’yeux que pour son formidable adversaire. Il rejeta les débris de son bouclier, tira la hache d’arme accrochée dans son dos et s’approcha de lui. Il évita le premier coup d’épée, puis tenta de l’atteindre au genou. Sa hache ne rencontra que le bouclier. Il évita un second coup d’épée, puis un troisième, avant de parvenir à placer un coup dans le bas-ventre de son adversaire. Furieux, celui-ci le repoussa en lui mettant son bouclier dans la gorge, protégée par un épais gorgerin, et le frappa de sa lame. Hroar recula mais l’arme érafla tout de même son plastron, dans une gerbe d’étincelles. Il para une nouvelle frappe, puis esquiva un coup de pied, avant de saisir une ouverture et de toucher l’humain au poignet. L’homme recula d’un pas, et d’un coup de hache, Hroar lui arracha son bouclier. Il courut ensuite pour éviter un nouveau coup d’épée. Le guerrier se jeta sur lui et le nain bloqua ses attaques tant bien que mal. Il manquait sérieusement d’allonge, mais son adversaire était blessé. Il respira et chargea. Avant d’avoir atteint le guerrier, Ta’Kelm passa devant lui à cheval et enfonça sa lance dans le thorax du soldat. - Suis-moi, nain ! cria le chef de tribu. Hroar se précipita derrière lui. Les lagorides perdaient du terrain. De loin, le nain put apercevoir Erion, debout sur son cheval. Ses cheveux auburn volaient tout autour de lui, et son [i]koranen [/i]distribuait des coups un peu partout. Hroar le vit mettre au tapis un soldat monté, puis le flot des combats lui fit perdre son ami de vue. Le mercenaire esquiva un coup de lance, puis deux et parvînt à briser la javeline qu’on dardait sur lui. Son propriétaire fut rapidement tué par un sorgosien qui surgit derrière lui. Avec un cri de guerre, le nain reparti dans la mêlée. Il se baissa pour éviter d’être décapité, puis repoussa son adversaire et le fit chuter. Il leva sa hache au-dessus de sa tête. L’homme, jeune, se couvrit le visage de ses bras, érigeant une dérisoire protection. Hroar lui fendit le crâne, puis vit Ta’Kelm en difficulté, à pied, son cheval mort gisant à quelques pas de lui. Il se précipita pour l’aider. Il trancha par surprise la jambe de l’un des assaillants avant de l’achever, puis, dos-à-dos avec l’humain, se prépara à combattre une demi-douzaine de soldats. - Tu es venu t’amuser avec moi, nain ? s’écria le chef en bloquant un coup d’épée, avant d’ouvrir la carotide du soldat d’un geste fluide. - Six ? fit Hroar en riant. C’est peu ! Il regarda l’adversaire qui lui faisait face, fit un pas vers lui, puis se jeta vers un homme attaquant Ta’Kelm et le tua d’un coup de hache dans la poitrine. « Droite ! hurla le sorgosien ». Les deux combattants se jetèrent dans la direction indiquée et défirent rapidement l’un de leurs assaillants, avant de se retourner contre les trois derniers, déjà sur eux. Hroar bloqua difficilement trois coups de marteau et recula précipitamment. Il fit une roulade pour éviter une formidable frappe verticale. En se relevant, il vit que son adversaire venait à peine de retirer son arme du sol. Il plongea sa hache dans le dos offert. Ta’Kelm saignait de l’épaule et reculait. Le nain se rua à son secours, mais n’eut pas le temps d’intervenir. Trois sorgosiens décapitèrent rapidement les soldats restant, du haut de leurs chevaux. Le nain observa le champ de bataille. On comptait nombre de morts parmi les sorgosiens, et également parmi les elfes. Néanmoins, où qu’il portait le regard, les cadavres des soldats du Grand-Roi étaient les plus nombreux. - Meurt, saleté de nain ! rugit un humain en lui envoyant un coup d’épée. Hroar eut à peine le temps de bloquer. La force titanesque de l’homme lui fit perdre l’équilibre. Après un deuxième coup aussi formidable que le premier, il lâcha sa hache, son épaule droite endolorie. D’un bond, il esquiva une nouvelle frappe et se faufila sous la lame de son adversaire. Il parvînt à ramasser sa hache mais un autre homme l’attaqua sur sa gauche. Il para sans problème. Avisant le mauvais appui de cet humain, il le repoussa violement, puis, une fois à terre, lui coupa la tête. Le nain se tourna précipitamment vers son premier adversaire qui se jetait sur lui. Il recula face à l’allonge de l’homme. Enfin il fit un pas vers lui et l’humain leva son épée. D’un coup rapide, Hroar lui entailla profondément la hanche. Il tenta de l’atteindre tout de même, mais le nain n’eut aucun mal à esquiver, puis à l’achever. Autour de lui la bataille cessait. Les lagoride étaient moins nombreux. Il aperçut un elfe non loin et le héla. Le soldat le hissa en croupe et Hroar put se rendre compte de ce qui se passait. Les combats étaient finis et le gros des forces lagorides encore présentes se débandait. Les elfes, qui avaient subis de lourdes pertes, se rassemblaient. Ta’Kelm avait trouvé un nouveau cheval et chevauchait à présent, faisant signe à toute sa tribu de se rallier à lui. Ses vêtements blancs étaient à présent rouges de sang. Les effectifs des Lance-de-Sable s’étaient réduits, mais il restait encore, selon les estimations de Hroar, deux cents trente combattants. Les elfes étaient largement moins nombreux, sans que le nain ne puisse expliquer de telles pertes. La tribu Œil-Braise sembla également se rassembler. Hroar aperçut enfin Erion un peu à l’écart, et fut soulagé. Son ami, saignant de la poitrine, discutait avec un grand homme à la peau légèrement moins noire que celle de ses compatriotes, et était accompagné du capitaine Estë, qui ne souffrait d‘aucune blessure. L’homme noir pressait sur son cou un chiffon tâché de sang. Ta’Kelm se rapprocha d’eux, et, l’apercevant, Erion fit signe à Hroar de les rejoindre. Le nain mit pied à terre et s’exécuta. Il salua les nouveaux venus. - Heureux de voir que tu n’as pas été blessé, Hroar, lui dit Erion Serra. Voici Qaem, chef de la tribu Œil-Braise. - Belle bataille, nain, fit le dénommé Qaem d’une voix très grave. Nous avons subi quelques pertes, mais notre tribu est encore largement en mesure de combattre. (Il se tourna vers Erion et Estë). Grâce à votre renfort, nous avons réussi à libérer la vallée. Avez-vous fait le tour de vos troupes ? - Nous avons perdu une soixantaine de valeureux combattants, expliqua Ta’Kelm avec amertume. Mais nous en avons tué deux fois plus chez l’ennemi. - Presque la moitié de mes hommes a succombé, détailla Erion d’une voix blanche. Nous l’ignorions alors, mais le flan que nous avons chargé était composé de troupes d’élites. Ils ont réagi assez vite pour nous infliger de lourdes pertes. - Nous chanterons leurs louanges, s’écria Ta’Kelm, leur sacrifice n’a pas était vain. - En effet. Il nous faut repartir à l’attaque, planifia Qaem. - Vous comptez poursuivre l’armée lagoride ? demanda Hroar. - Oui, lui dit Qaem, nous avons l’avantage, et il nous faut en profiter. Ce front est mineur, mais nous pouvons repousser définitivement les envahisseurs du sud des Kiwele. Une telle victoire aura une grande répercussion chez les notres. - Plusieurs d’entre nous sont blessés, et nous avons des prisonniers à garder, intervînt le capitaine Estë. Tous ne pourront pas vous suivre. - Ma tribu restera ici, pour surveiller les prisonniers et s’occuper des blessés, proposa Ta’Kelm. - Je vous allouerais les deux tiers de mes soldats, dit Erion à Qaem, il ne sera pas dit que les elfes ne prendront pas part aux combats. Ma blessure m’empêche malheureusement de vous accompagner. - Très bien, admit Qaem. Je prendrai le commandement de la troupe. Il nous faut faire vite. Je vous demanderez de rassembler les hommes qui viendront avec moi. A tout de suite. Tandis qu’Erion s’en allait au galop chercher ses hommes et donner des ordres, Hroar s’approcha du capitaine Estë. - Comment allez-vous, mon ami ? demanda-t-elle. - Quelques ecchymoses, peut être un hématome, mais je m’en suis bien tiré. Et vous ? Où étiez-vous durant la bataille ? - J’observais de loin, expliqua le capitaine. Après que les lignes ennemies eurent cédées, je me suis rapprochée, et ai rejoint Serra à la fin des combats. Vous vous battez bien, d’autant que je puisse en juger. - Merci, sourit le nain, c’est bien mon seul talent ! - Approchez, guerrier, lui ordonna-t-elle, que je regarde vos blessures. Hroar lui obéit, et marcha vers elle. Il défit son gorgerin, lui montrant l’ecchymose qui marbrait son cou, suite à son combat face au géant humain. L’elfe retira un pot en verre des fontes de sa selle et s’agenouilla près de lui. Elle massa la blessure en étalant dessus une pommade odorante. Hroar se détendit sous ses mains douces. - Cette crème devrait vous apaiser, et ralentir la formation d’un hématome. C’est tout ce que je peux faire pour l’instant. Et les quelques chirurgiens elfes sont trop occupés avec les blessés plus grave. Montrez-moi le reste. Hroar déboucla difficilement son armure et Estë s’approcha. Elle recouvrit les plaies qu’elle put atteindre de pommade, et massa l’épaule de Hroar, douloureux depuis la fin des combats. - Où avez-vous trouvé cette armure, Hroar ? s’enquit l’elfe. - Erion Serra l’a faite forger pour moi par un artisan de Céläastra. Un ouvrier de talent, bien qu’elle ne vaille pas la qualité du métal de l’Empire. Estë sourit devant cette affirmation. Quand elle eut fini de le masser, elle l’aida à revêtir son plastron. Elle prit son cheval par la bride et marcha aux côtés du nain pour rejoindre Erion. Qaem était parti et les sorgosiens restant s’étaient rassemblés. Il s’agissait principalement de membres de la tribu Lance-de-Sable, mais quelques Œil-Braise blessés se trouvaient également avec eux. Les elfes, une cinquantaine, légèrement blessés pour la plupart, étaient entre eux. Serra, lui, discutait avec Ta’Kelm. Les nombreux guerriers présents encerclaient une grosse soixantaine de prisonniers lagorides. Le groupe se massa à l’ombre d’une colline. Hroar et Estë arrivèrent peu après devant le chef sorgosien et Erion Serra, qui avait laissé tomber son plastron et dont la poitrine était recousue. Ta’Kelm regardait d’un œil soupçonneux le capitaine Estë. - Combien avons-nous de prisonniers, Sagesse ? demanda Erion. - D’après mes hommes, soixante-douze, répondit l’homme d’une voix froide. Je suggère de nous retirer un peu plus au nord pour panser nos blessures. De nouveaux combats nous attendrons les jours suivants. Erion acquiesça et ils s’éloignèrent tous. Ils marchèrent environ une demi lieue avant de trouver un endroit abrité du soleil suffisamment vaste pour les accueillir tous. Erion et Ta’Kelm lancèrent des ordres et les prisonniers furent rassemblés à l’écart. Hroar s’installa contre la roche nue et Estë vînt s’asseoir à côté de lui. - Puis-je vous poser une question, Dame elfe ? demanda-t-il. (Elle acquiesça). Vous êtes la première elfe que je rencontre à n’avoir jamais fait cas de mon état de nain. Et bien que cela me fasse grand plaisir, j’ai du mal à comprendre pourquoi. - Eh bien, expliqua l’elfe, je suis moi-même une bâtarde voyez-vous. Dans ma vie j’ai connu deux types de personne. Certains me rejetaient du fait de ma condition, me regardaient avec mépris, sans rien oser dire, car je restais la fille de l’un des principaux seigneurs de l’Île. Les autres ne m’ont jamais reproché ma naissance illégitime, et m’ont jugée pour ce que j’étais. Je préfère faire partie de la seconde catégorie. J’avais tout de même quelques préjugés, vis-à-vis de vous, sourit-elle, mais en apprenant à vous connaître, j’ai pu faire la part des choses. Hroar hocha la tête, satisfait de cette réponse. Il s’allongea contre la paroi et ferma les yeux, désirant récupérer un peu. Rapidement il s’assoupi. Son sommeil fut tranquille pendant un moment, jusqu’à ce qu’un bruit métallique ne le réveille. Ses réflexes de soldats le firent se lever dans l’instant. Il observa les alentours. Estë avait disparu. Plusieurs sorgosiens couraient dans la direction des prisonniers. Hroar saisit sa hache et s’élança à leur suite. Quelques secondes plus tard il put observer la situation. Deux sorgosiens étaient par terre, assommés, deux autres, un Œil-Braise et un Lance-de-Sable blessés, avaient la gorge tranchée. Les prisonniers couraient en tous les sens et une dizaine d’entre eux, armés de poignards, formaient un rempart dérisoire face aux hommes noirs qui se précipitaient vers eux. Le nain n’eut pas le temps de se joindre aux combats. Ta’Kelm et plusieurs de ses guerriers le dépassèrent à cheval et contournèrent les quelques prisonniers pour se lancer à la poursuite des captifs qui s’enfuyaient. Si un des membres des Lance-de-Sable fut blessé à la tête par les prisonniers armés, les autres virent facilement à bout de la menace, massacrant ces hommes, qui refusèrent de se rendre. - Nous étions tous endormis ou occupés avec les chirurgiens lorsque les prisonniers se sont soulevés, expliqua Erion Serra qui avait rejoint Hroar. Cela ne sert à rien, ils seront rattrapés en un instant. En effet, il ne fallut attendre que quelques minutes avant que tous les captifs ne soient rattrapés. Ta’Kelm galopait entre eux, le visage tordu par la colère. Les elfes et les hommes noirs encerclèrent les lagorides. Le chef des Lance-de-Sable mit pied à terre devant la dépouille de son compagnon mort. Hroar se rapprocha. Il vit l’homme fermer les yeux de son compatriote et l’entendit murmurer « je t’aimais bien, ami ». Il donna des ordres secs autour de lui et ses hommes acquiescèrent puis éloignèrent les corps, en prenant soin de séparer les morts sorgosiens des morts lagorides et les Lance-de-Sable des Œil-Braise. Le chef se remit en selle et avança au trot, toisant avec mépris les hommes blancs qu’il avait en face de lui. Estë s’approcha d’Erion et de Hroar. - Sédentaires ! rugit le chef. Vous avez perdu une bataille et nous vous avons chassé d’une terre qui nous appartient. Prisonniers, vous avez été bien traités, comme le veulent les codes de notre peuple. Vous qui ne respectez aucune règle, vous êtes allez trop loin, lagorides, votre guerre infâme qui ensanglante mon pays depuis des mois, votre guerre terrible et destructrice mérite vengeance. Vous cesserez de tourmenter mon peuple, et vous vivrez dans la peur, comme nous y vivons depuis trop longtemps ! Et cela commence [i]maintenant [/i]! Des acclamations fusèrent dans les rangs sorgosiens, et Hroar, malgré le soleil brûlant, senti une sueur froide lui parcourir l’échine. Une main glacée sembla se fermer sur son cœur. Il observa Ta’Kelm qui criait dans sa langue. Un Œil-Braise cria en retour, semblant, à son intonation, protester. Le chef se retourna en regarda un instant les elfes. Se concentrant à nouveau sur les siens, il dit en Antique Commun : - Lance-de-Sable ! Il est temps de venger les notres. Tuez ces prisonniers. - Justice ! hurla une voix derrière lui. - Non ! cria Erion. Ta’Kelm, nous avons participé à la bataille, nos pertes furent énormes. Ces prisonniers sont autant les notres que les votres. Je n’accepterais pas une telle exécution. - Sagesse ! rugit un Œil-Braise, le bras en écharpe, dans un Antique Commun approximatif. Sagesse, je vous supplie de renoncer. Les prisonniers sont échangés contre rançon, ou utilisés comme serviteurs. De plus, l’elfe dit vrai, rien ne nous autorise à disposer de ces prisonniers si nos alliés ne sont pas d’accord. Voulez-vous nous maudire ?! - Les Esprits du désert répondent au sang par le sang, prophétisa Ta’Kelm, d’une voix calme. Vous opposez-vous à moi ? - Les Esprits ne demandent qu’une vie pour une autre, répondit un second Œil-Braise. Oui, Sagesse, nous nous opposons à vous. - Je n’ai jamais aimé les Œil-Braise de toute façon. Vous nous combattez depuis des siècles. Lance-de-Sable ! s’écria-t-il. (Les hommes dégainèrent en criant). Plus de mille cinq cents morts. N’oubliez jamais. Exécution. Hroar sorti immédiatement sa hache et poussa le capitaine Estë derrière lui. Il plissa les yeux et observa les hommes noirs. - Elfes ! rugit Erion. Il ne sera pas dit que Céläastra aura un massacre de prisonniers sur la conscience ! - Pourquoi se battre et mourir pour nos ennemis, protesta un elfe, bientôt soutenus par quelques autres. - Parce que si vous survivez, soldat, Ivawen vous fera pendre, lui répondit Estë, calmement. Aucune autre protestation ne s’éleva des rangs des elfes et Erion leur ordonna quelque chose dans sa langue. Ils formèrent un cercle autour des soldats captifs encore en vie, et repoussèrent les Lance-de-Sable. Les quelques Œil-Braise restant se joignirent à eux. - Vous êtes fou, Sagesse, s’écria Estë, toujours derrière Hroar. Tout le monde vous traquera. - Moi ? fit Ta’Kelm en la regardant avec dégoût. Mais je n’ai rien fais. Nous poursuivions une troupe lagoride en maraude, mais elle nous a filé entre les doigts et est parvenue à vous massacrer. Nous l’avons cherchée, mais pas retrouvée, quel dommage. - Ces hommes n’ont pas massacrés votre tribu, Ta’Kelm ! s’écria Hroar. Ce ne sont que des soldats ! - Ne vous fatiguez pas, maître nain, dit sobrement un lagoride gradé. Ces chiens nomades n’ont pas d’honneur, et ne respectent rien. Je ne mourrais pas à genou. Donnez-moi une arme et nous nous battrons. - Quel [i]honneur [/i]y a-t-il à massacrer des enfants et à violer des femmes qui n’avaient jamais porté les armes ! répondit Ta’Kelm. Des vieillards qu’il fallait transporter en civière ! Ne parlez pas d’honneur, sédentaires ! Je vais vous montrer notre force, je vais vous faire goûter au courroux du désert ! A partir de ce jour, vous craindrez notre colère et ne poserez plus un seul pied botté sur nos terres ! Sagesse Ta’Kelm étendit la main en rugissant et ses hommes s’élancèrent. Les elfes desserrèrent leur cercle et se jetèrent dans la bataille. Le nain para un coup et tua rapidement un sorgosien. Il vît Erion décapiter l’un des hommes noirs puis reculer en se tenant la poitrine. Les elfes combattirent vaillamment, mais, en sous nombre et blessés pour la plupart, ne purent endiguer l’avancée des Lance-de-Sable. Les membres de la tribu Œil-Braise furent les premiers à mourir. Certains lagorides, à qui les elfes avaient pu passer des armes, se défendirent du mieux qu’ils purent, mais furent rapidement débordés. Hroar reçu un violent coup au genou qui le fit chuté. Il tenta de se relever, mais deux sorgosiens le désarmèrent et l’immobilisèrent. Les combats cessaient, et Ta’Kelm se rapprocha. - Quel dommage, Hroar, je commençais à t’apprécier… Apportez la fille, ordonna-t-il calmement. Estë se débâtie, mais ne put résister à la force des trois hommes qui la menait vers le chef. Elle parvînt à gifler l’un de ses assaillants, qui la frappa en retour. Ils la poussèrent ensuite au sol devant Ta’Kelm. Hroar cria et tenta de repousser les hommes qui le retenaient pour rejoindre l’elfe, mais reçu un coup sur la nuque et s’évanouit. Lorsqu’il se réveilla, il était nu et avait les pieds attachés. Ses mains étaient libres et il se demanda pourquoi. A côté de lui, Erion Serra, nu également, remuait. Il vit également Estë, qui ne bougeait pas, allongée sur le ventre, nue elle aussi. Il rampa vers elle et la retourna pour la réveiller. Elle ne broncha pas, et le nain fut saisit d’horreur en voyant son corps couvert de bleus et d’hématomes. Les sorgosiens avaient dû la frapper violement, jusqu’à l’assommer de douleur. Elle respirait, mais Hroar ne fut pas rassuré pour autant. Il releva la tête. Il n’y avait plus un seul elfe debout. - Ils se sont battu jusqu’à la fin, murmura Erion. J’ai été l’un des derniers à tomber, mais je ne sais pas pourquoi, ils m’ont laissé en vie. Plus de cinquante de mes hommes ont été tués par leurs propres alliés. Quel gâchis. Il cracha un peu de sang par terre. Hroar ne pouvait lui donner tort, mais il s’inquiétait en premier lieu du sort des vivants, eux. Il était trop faible pour se relever, mais aperçut tout de même des mouvements près de lui. Il regarda vers le ciel et put voir Ta’Kelm. - Les soldats que vous avez cherché à défendre sont tous morts, lui dit-il. Mais vous étiez les chefs de nos alliés. Et vous vous êtes retourné contre nous. A cet égard, j’estime que votre supplice se doit d’être plus lent. Relevez-les. Hroar et Erion furent violement mit debout, leurs bras maintenus par les humains. Les sorgosiens amenèrent alors des poutres de bois et les attachèrent ensemble. A la vue de ce spectacle Erion poussa un cri de terreur. « Non ! » hurla-t-il. « Non, je vous en prie, non ! ». Il se dégagea et se cacha les yeux des mains, puis se recroquevilla par terre. Hroar tenta de venir à son aide, mais on le maintenait trop fermement. C’est alors qu’il comprit en voyant les humains installer de grandes croix, qu’ils adossèrent à une paroi rocheuse, face au soleil. Lui aussi cria et se débâti, il vociféra sa rage et son chagrin alors que l’on attachait les bras et les jambes d’Estë, inconsciente, aux poteaux. C’est alors qu’il vit qu’Erion s’était évanoui. Il perdit toute volonté et se laissa transporter lui aussi, tout en fermant les yeux. Lorsqu’il les rouvrit, le soleil l’aveuglait. Les sorgosiens avaient disparus, mais il restait, dans la chaleur du désert, l’odeur fétide des cadavres en décomposition. Il y en avait plus d’une centaine, mais aucun n’était sorgosien. Attaché sur sa croix, le nain observa Erion, saignant de la tête, toujours inconscient. Estë s’était réveillée. - Capitaine, lui demanda-t-il d’une voix faible. Comment vous sentez vous ? - Mal, Hroar, répondit Estë d’un ton monocorde. J’ai mal partout. Ils m’ont frappée, mais heureusement, ne m’ont pas violée. Je ne l’aurais sûrement pas supporté. Que leur avais-je fais ? Ils ne supportaient pas qu’une femme, elfe qui plus est, ne les défis. - Je vais tenter de me libérer, Estë, peut être en usant le cuir de mes liens. - A quoi bon lutter, mon ami ? soupira l’elfe. Nous allons mourir. Hroar protesta, s’activa, remua, mais rapidement ses forces l’abandonnèrent. Sa peau le brûlait, il avait les yeux rivés au sol, ses cheveux lui donnait l’impression de prendre feu, tout comme sa barbe. Le ciel était tantôt bleu, tantôt noir, tantôt blanc, et bientôt il ne vit plus que des tâches de couleur. Il eut l’impression de s’évanouir pendant quelques secondes. Il ne savait pas depuis combien de temps il restait là, au soleil, mais cela lui parut des heures. Enfin il entendit Estë s’exprimer d’une voix faible. - Je t’attends, disait-elle. Je te vois. Je… revois mon palais. Qu’elle beauté… Encore… s’il te plait… Dit… dit le moi… encore. Je… revois… ton… lit, je… sens… encore tes mains… Oui. Le soleil… si beau… et le ciel… le ciel est si bleu… si… bleu, oui… Estë avait les yeux beaucoup plus clairs que d’habitude et de la sueur coulait dans sa bouche. Elle répéta cette phrase plusieurs fois. Puis, dans un souffle, lança des « bleu », des « beauté » et des « oui », avant de s’arrêter. Alors que le silence s’abattait sur la vallée, Hroar eut l’impression d’apercevoir les Kiwele, bien qu’elles lui soient cachées par la paroi à laquelle sa croix était adossée. Dans le tourbillon de couleur de son crâne, il eut l’impression de que ses yeux pouvaient traverser la masse que formaient les collines. Il parcourut le désert, traversa des plaines arides, passa près des frontières avec le royaume lagoride. Il vit même le fleuve Roi-Soleil, qui abreuvait les terres des Grand-Roi. Puis, soudainement, apparurent les montagnes où il avait grandi. Ces yeux pleurèrent, mais il ne put les fermer, il survolait le monde avec. Il revit les plus hauts sommets du monde, la capitale de l’Empire, l’Empereur sur son trône, les armées dans les vallons, les fermiers et les mineurs, le bord de mer, toutes les tribus. Il descendit en flèche vers les contreforts de l’est, vers la moyenne montagne qui l’avait vu naître et… [i]« Loreleï… »[/i] murmura-t-il. Il se senti enfin apaisé. Il oublia tout devant son amour retrouvé… Puis, dans le lointain, il perçut le martellement de sabots sur le sol nu. Il entrouvrit une paupière. Trois ombres bougeaient loin devant lui. Lumineuses. Le soleil se reflétait dans des armures étincelantes.
  9. Loup Noir

    Le Havre des Reines

    Voilà le chapitre XXII. Pour la fin du XXI, c'est vrai que j'ai un peu hésité à la tourner de cette façon. Sinon il reste encore un petit nombre de chapitres. J'espère que vous apprécierez, sachez en tout cas que je prends note de vos commentaires, qui me font bien plaisir ! [u][center][b]Chapitre XXII[/b][/center][/u] Séïren regardait les membres du Conseil entrer tour à tour dans la pièce. Selen Umbrïn, Varia Alluv, Souvaron Desmopïl. Mïlia Abæl les observait aussi, le visage fermé, à la place qu’occupait généralement Nærisa le régent occupant traditionnellement le siège du numéro deux du gouvernement, excepté s’il était membre de la Famille Royale. Les trois seigneurs s’inclinèrent avec raideur devant elle, puis s’assirent à leur place. Mïlia resta debout un instant, puis s’assit. - Bienvenue, mes Seigneurs, leur dit-elle. Comme vous pouvez le voir (elle leva sa main, dévoilant l’anneau de commandement), Son Altesse Ivawen m’a confié la régence de son royaume pendant sa convalescence. J’ai avec moi le décret officialisant cette fonction, dans le cas où l’un d’entre vous en douterait (personne ne broncha). - Mïlia, savez-vous ce qui est arrivé aux souveraines ? demanda Varia Alluv. A-t-on de nouvelles informations sur cette attaque ? - Mes nièces ont été agressées par des assassins professionnels, extrêmement bien entraînés. Ils utilisaient une forme de magie particulière, qui vraisemblablement a laissé les souveraines très affaiblies. Elles ont été toutes deux sauvées grâce à l’intervention de Silya Ayën, l’une des gardes du corps de la princesse Nærisa. Cette femme a été nommée Poing de la Reine. - Poing de la Reine ? s’étonna Souvaron. La princesse m’avait parlé de cette femme. Son geste a certes évité une tragédie et une grave crise au sein du royaume, mais elle n’est qu’une mercenaire. Elle n’était pas sur l’Île il y a six mois ! - Huit mois, en réalité, souligna Séïren avec un sourire. - Je n’y suis pour rien, Souvaron, fit Mïlia. Il s’agit d’une décision royale, et je n’ai rien à y redire (Desmopïl la regarda froidement). Quoi qu’il en soit, nous sommes ici cinq et non huit, comme d’habitude. Vous connaissez la situation de mes nièces. L’amiral Arthelor Uvaron est blessé et subit des soins poussés à Vermelhäa, tandis qu’Eoïndril Eleïon se trouve en mer, nous assurant le contrôle des eaux territoriales de l’ennemi Lagoride. Le Seigneur Ismos Oudaï se trouve en ce moment même aux côtés de nos alliés sorgosiens, dirigeant un contingent elfe de neuf mille hommes, venus de presque toutes les provinces de Céläastra. Séïren s’y attendait. Ce type de pique lui ressemblait bien. Desmopïl n’avait pas participé à l’effort de guerre, et cela lui était reproché. - Qui enquête sur l’agression des souveraines, Dame Mïlia ? demanda Selen Umbrïn. - Le Poing de la Reine, répondit sobrement Mïlia. Mes Seigneurs, vous connaissez tous ma fille Séïren. Elle siège au sein de ce Conseil depuis un certain temps. Sa tâche est désormais de m’assister. Elle parlera avec ma voix. Obéissez-lui comme vous m’obéiriez. - Bon, fit Souvaron. Ne nous avez-vous pas fait venir afin d’évoquer la guerre, Mïlia ? C’est mon rôle au sein de ce Conseil, et je pense qu’en l’absence de la Reine, nous devrions réajuster notre stratégie. - J’y viens, Souvaron. Gardes, veuillez introduire sa Majesté, je vous prie. Deux gardes s’activèrent et ouvrirent les lourds battants de la porte principale, qui dévoilèrent une mince jeune femme aux cheveux et à la peau très blanche. Elle portait un diadème d’or au front. Les membres du Conseil se levèrent instantanément. Mïlia lui fit signe d’approcher et elle avança, tandis que le Conseil se réunissait juste devant elle. Tous s’inclinèrent profondément. Mïlia prit les mains de l’humaine et les serra fort. - Bienvenue, Reine Malvace, dit-elle. Prenez place. Les membres du Conseil se rassirent et Malvace s’installa face à eux. - Je vous présente la Reine Malvace, de la Bande de Djiane, vassale des lagorides. Elle a été chassée de son trône par un général félon après que le Grand-Roi ait lâchement fait assassiner son époux, venu pacifiquement en ambassade dans la capitale fédérale. Son armée est réfugiée au nord-est de son royaume, attendant son retour. Séïren sourit. Sa mère présentait parfaitement bien les choses, en insistant sur les crimes du Grand-Roi et sur la noblesse de Corylus et de sa femme, plutôt que de parler de la défaite de Malvace. Elle savait que Souvaron Desmopïl ne serait pas insensible aux efforts de reconquête entrepris par la jeune reine. - La Reine Ivawen, poursuivit Mïlia, vous avez promis des hommes et des fonds pour poursuivre votre rébellion. Elle vous avait également attachée Silya Ayën comme conseillère militaire et championne. Silya est désormais définitivement attachée au seul service et à la protection de la reine. Elle est par conséquent retenue ailleurs. Je vous allouerez mille cinq cent hommes venus du Domaine royal, ainsi qu’un millier venus des terres Abæl (elle se tourna vers Séïren qui acquiesça). J’avais pensé à en confier le commandement au Seigneur Desmopïl ici présent, si bien sûr il accepte. - Retirez cinq cent de vos hommes, Mïlia, intervînt ce dernier. Vous en avez plus besoin que moi. Je suis venu à la capitale escorté de deux mille hommes. Ils m’accompagneront à Djiane. Je vous fournirai également ma meilleure lame en tant que champion. Reine Malvace, expliquez-moi, je vous prie, les enjeux de cette guerre au sein de votre royaume. Séïren senti sa mère se raidir. Souvaron Desmopïl prenait l’ascendant. - L’usurpateur Syna soutient le Grand-Roi Lagoride, raconta Malvace. Maélen IV fera tout son possible pour le maintenir au pouvoir. Néanmoins, si j’ai votre appui, sa position sera difficilement tenable, et la présence d’une armée elfe au sein de son royaume sera une menace conséquente pour le Grand-Roi lui-même. Mon plan consiste à le forcer à intervenir. La population de Djiane n’acceptera jamais cela et se soulèvera en mon nom. Séïren voyait déjà une demi-douzaine de failles à ce plan. Mais il avait tout de même de bonnes chances de réussir si un général aussi compétent que Souvaron Desmopïl assistait Malvace. La jeune elfe regarda longuement le Seigneur qui écoutait, impassible, les explications de Malvace. Les mains jointes, les yeux sombres, il semblait réfléchir à toute vitesse. - Si mes souvenir sont bons, dit-il, la Bande de Djiane se trouve au nord du Delta, terre des rois lagorides. Comment comptez-vous faire traverser ce territoire à quatre mille soldats ? - A l’allée, raconta Malvace, la princesse Nærisa avait réussi à corrompre des agents de la Confédération des Cités-Etats de l’Œil, pour nous permettre de passer en toute sécurité. Mais ce sera impossible cette fois. La reine Ivawen a réussi à négocier un sauf conduit avec l’ambassadeur de l’émirat de Kraal, ayant une frontière avec la Bande de Djiane. - Nous n’entretenons pas de bonnes relations avec l’émir de Kraal, pourtant. - En effet, Souvaron, intervînt Selen Umbrïn, mais notre accord avec l’ambassadeur prévoit notamment la reprise des échanges commerciaux avec Kraal. Vos troupes ne craignent rien en traversant leur territoire. - Voilà qui ne plaira pas aux Cités-Etats, souligna Séïren en se souvenant de ce que lui avait raconté Laodice à ce sujet. Les prêtres de l’Œil ne cessent de prêcher contre l’émir. - Les dieux de l’émir sont des avatars de l’Œil Etoilé, expliqua Mïlia. Seuls les prêtres les plus extrémistes seront contrariés. De toute façon ils soutiennent le Grand-Roi. Souvaron, je suis ravie de voir que cette mission vous tient à cœur. Je sais que vous vous acquitterez de votre tâche avec le plus grand soin. Il vous faudra partir le plus rapidement possible. - Puis-je vous demandez des nouvelles du front de l’ouest, Dame Régente ? s’enquit Malvace. - Vous le pouvez, Altesse, dit Séïren à qui sa mère avait fait signe de prendre la parole. Le Guerrier-Roi Agg-Kour affronte en ce moment même une armée lagoride dans les montages Kiwele. Plus au nord l’armée fédérale avance dans le désert, harcelée par les tribus. Ismos Oudaï et nos troupes font mouvement pour rejoindre Agg-Kour et stopper l’armée du nord. Au sud, un contingent lagoride menace l’arrière du Guerrier-Roi. Erion Serra vole à sa recontre depuis la Presqu’île du Goéland. Il nous a demandé il y a peu des renforts afin de défendre la Presqu’Île assiégée par une armée lagoride. Il est parti il y a une semaine. - Le front tient, expliqua Mïlia. Mais le Grand-Roi est prudent. Nous espérons que les évènements à Djiane le forcerons à se montrer plus, disons, précipité. Mes Seigneurs, Majesté, il se fait tard, et je suggère que nous nous arrêtions là. Le prochain Conseil sera donc plus restreint encore. Sur ce, je vous souhaite une bonne nuit. Tous se levèrent. Chacun s’inclina devant Mïlia, puis devant Malvace, qui serra les mains de la régente. Séïren se dirigea vers la porte lorsqu’elle entendit sa mère l’appeler : - Reste là, ma fille. Elle se retourna et s’assit en face de sa mère, tandis que les membres du Conseil sortaient de la pièce. Mïlia attendit que tous soient dehors. Une fois qu’elles furent seules, elle reprit la parole : - Qu’en penses-tu ? - A quel propos, mère ? s’enquit la jeune femme (Mïlia fit les gros yeux). L’engagement de Souvaron Desmopïl ? Et bien… Je pense qu’il veut avant tout s’assurer de son prestige et ne pas être écarté des affaires comme Rylor Furiade. C’est avant tout pour sa place qu’il craint. - Tu as en partie raison, Séïren. Mais tu passes à côté de nombreuses choses, comme toujours, un effet de la jeunesse. Souvaron ne craint pas pour sa place, pas principalement. Il ne veut pas que Céläastra soit vaincue. Je viens de lui annoncer que près d’un quart des forces terrestres de l’Île interviendraient sur le continent. Il veut s’assurer qu’elles ne seront pas massacrées, et par conséquent, tu l’as dit, participer à la conquête de puissance d’Ivawen. Et ce n’est pas tout. - Il veut repartir en guerre ? Combattre et mener à nouveau des troupes ? (Mïlia acquiesça, les traits fermés). Vous l’avez manipulé. - Je souhaitais une telle réaction de sa part, mais elle fut au-delà de mes espérances. - Vous semblez bien le comprendre… - Je l’ai un peu côtoyé, raconta la régente. Mais Ivawen m’en a dit beaucoup. Ainsi que ma sœur. Il fut son amant il y a une cinquantaine d’années. - Tante Svinrile ? s’étrangla Séïren. Je l’ignorais totalement. - Peu de gens le savent, fit remarquer Mïlia. Ivawen et Nærisa n’en savent rien. Mais elle l’avait dit à Highlin. Cela n’a pas grande importance, leur relation n’a duré que deux ou trois ans, et n’était sérieuse pour aucun des deux. Elle l’a quitté dès qu’elle a appris ses fiançailles avec le prince. Je sais ce que tu penses, mais ne t’inquiète pas, Highlin est bel et bien le père des souveraines. Je l’ai souvent vu, et tes cousines ont sans conteste son physique. - Vous croyez que c’est pour cela qu’il a pris le parti du Vieux-Prince ? - Oh non ! fit sa mère en éclatant de rire. Cela n’a rien à voir. Comme Rylor Furiade, Souvaron est conservateur et a eu du mal à supporter qu’une femme ceigne la couronne de Céläastra. Tu as vu sa tête lorsque je lui ai intimé de t’obéir comme il m’obéissait ? Il en était malade. - Oui, fit Séïren en souriant. - As-tu vu Nærisa ? - Oui, mais elle dormait, raconta Séïren. Les médecins m’ont assurés qu’elle se remettait doucement. Et que son enfant allait bien. - Oïnstal soit loué, dit Mïlia. Ce sera tout, jeune femme. Je suis fatiguée, mais il me faut encore affronter [i]Le Fier[/i]. Retire-toi. A demain. Viens me voir à l’aube, j’aurais besoin de toi. - Bien mère. Elle s’approcha pour l’embrasser, ce que Mïlia accepta de mauvaise grâce. Séïren inclina le buste, puis sorti de la pièce, ravie que sa mère soit de meilleure humeur que plus tôt dans l’après-midi. Elle fit signe au garde royal qui ne la quittait guère désormais et, désirant se promener un peu dans la nuit noire, prit la direction des jardins. Silya observa le grand bâtiment qui lui faisait face. Il s’agissait d’un édifice ancien et sobre, en pierre brune, carré. La jeune elfe qui l’accompagnait lui fit un signe de la main et l’humaine la suivit. Elle portait une coiffure étrange, cheveux très longs et lâchés, tombant jusqu’au creux de ses reins. Sa chevelure était émaillée de deux larges bandes tonsurées, la première allant du front à la nuque et la deuxième d’une oreille à une autre, en se rejoignant au sommet du crâne. Le tout formait quatre touffes gigantesques, cascadant dans le dos de l’elfe. Elles pénétrèrent l’édifice et marchèrent quelques instants à travers ses artères. Silya s’était réveillée à l’aube, l’esprit embrumé par les restes de vin, fatiguée et courbaturée mais infiniment heureuse. Elle avait quitté Ivawen, la laissant se reposer au maximum, et était partie rendre visite au Vieux-Prince. Elle restait particulièrement étonnée de savoir que le monastère où le vieil homme se trouvait reclus ne se situait qu’à trois lieux à l’est de la capitale, à deux pas donc d’une ville sur laquelle il avait régné pendant les années de guerre civile. Arrivées au niveau d’un grand cloître, la prêtresse se tourna vers elle. - Je vais vous demander de me remettre vos armes à partir de maintenant, lui dit-elle. Nous entrons dans l’espace sacré. Silya voulu protester. Après tout, si Neflindel était bel et bien lié à l’agression des souveraines, elle préférait conserver près d’elle son moyen de défense le plus sûr. Elle obtempéra toutefois, ne désirant pas contrevenir aux lois religieuses de Céläastra, et estimant que le vieil homme ne serait pas une menace pour elle, même désarmée. Le cloître était plus étrange que tous ceux qu’avait pu voir Silya. L’herbe était haute, lui arrivant au genou, et de grands et minces arbres sortaient de terre, sans ordre précis, sans banche, jusqu’à arriver au niveau du toit, où leur feuillage s’épanouissait en obstruant le soleil. Sur leurs troncs l’humaine remarqua de gros champignons et de petits animaux. Elle jura. Son pied venait de s’enfoncer dans un trou, qu’elle comprit être un tout petit ruisseau. Son accompagnatrice lui tendit la main et l’aida à se redresser, un doigt sur la bouche. Elle reprit sa route. Silya vit sur sa gauche un petit étang où naissait le ruisseau. Elle jura à nouveau en silence lorsqu’elle vit qu’il lui fallait traverser un fourré de ronces. Elle repensa aux paroles de Séïren sur la divinité Oïnstal et sur la nécessité de laisser la nature prendre ses droits. C’était ici poussé au maximum. La prêtresse n’avait presque pas laissé de traces dans les ronces. Elle reprit le même chemin, le pied léger, et, en trois pas, sur la pointe des pieds, fut près d’elle. Elle lui montra le chemin et Silya la suivit, écrasant, elle, les ronces. La jeune elfe grimaça, puis se tourna vers un arbre imposant au tronc très large et tordu. Une pancarte se trouvait à côté. Silya avait, durant sa régence, appris l’alphabet elfe, et au contact des femmes d’état qu’elle avait eu à protéger, s’était efforcée d’apprendre plus ou moins le langage de Céläastra. Bien qu’elle ne le parle pas et que sa compréhension en reste bancale, elle déchiffra plus ou moins quelque chose comme [i]Regard de dieu[/i]. Elle interrogea sa compagne. - Pas [i]Regard de dieu[/i], rectifia l’elfe. [i]Divine Contemplation.[/i] Aussi appelé [i]Arbre d’Oïnstal.[/i] Il s’agit d’arbres étranges, endémique à Céläastra. Ce monastère a été construit autour de lui. Continuons, je vous prie, j’ai encore beaucoup d’obligations ce matin. Silya acquiesça et l’elfe se mit à escalader le tronc avec rapidité. Elle marcha en équilibre sur une grosse branche, puis rejoignit le deuxième étage du monastère. Silya la suivit tant bien que mal, en s’écorchant par deux fois. L’elfe la conduisit ensuite dans un petit couloir, puis s’arrêta enfin devant une porte en bois, à laquelle elle frappa du poing. - Silya Ayën, Poing de la Reine, désire s’entretenir avec vous, Prince, annonça-t-elle. - Merci ma sœur, répondit la voix d’un vieil homme. C’est ouvert, qu’elle entre. - Vous pouvez y aller, dit la prêtresse. Je vous laisse, vous retrouverez le chemin toute seule. Ménager le prince, il est vieux, et fatigué en ce moment. Silya lui jeta un regard froid et lui tourna le dos. Elle attendit quelques secondes que ses pas se soient éloignés, puis entra. Neflindel l’attendait, debout au centre de la pièce, plutôt spacieuse et bien meublée, éclairée par la lumière filtrant d’une grande fenêtre. Il était grand, large d’épaules, le dos très légèrement voûté, et les cheveux gris clairs, parsemés de fils noirs. Le haut de son crâne apparent était constellé de tâches de vieillesse. Il ne souriait pas, et la toisait de ses yeux bruns-verts. Il lui fit signe de s’asseoir dans un des deux fauteuils de la pièce, qui se faisaient face. Elle s’exécuta. - Que fait une annolide à Céläastra, et pourquoi est-elle devenue Poing ? demanda-t-il une fois assit. - Comment connaissez-vous mes origines ? s’enquit Silya, très surprise. - Il y a un peu moins d’un siècle, mon grand-père, alors roi, nous a envoyé en ambassade, mon frère et moi, sur le continent, raconta-t-il. Nous avons remonté le fleuve Zénith, traversant les royaumes qu’il abreuve, et notamment le Royaume Alizé, où le Haut-Roi Hérèbe III nous a reçu. Je n’ai pas oublié la couleur des yeux du roi, un trait typique de son peuple. Que vous possédez également. Simple déduction. - Mon père était marchant alizéen, et ma mère était en effet une annolide, répondit Silya. Elle m’a donné ses yeux. La reine m’a nommée Poing car je lui aie sauvé la vie, ainsi qu’à sa sœur après plusieurs mois de service. Vous savez bien que je viens pour cela. Il acquiesça avec raideur et se leva lentement. Le Haut-Roi Hérèbe était l’arrière-grand-père de Silya, mort bien avant sa naissance. Mais si le père de la guerrière avait épousé une alizéenne de souche, la propension de la famille royale à s’unir à des annolides au fil des siècles avait fait naître presque exclusivement des enfants aux yeux verts pâle. Le Vieux-Prince se rassit et lui tendit un verre de liqueur noirâtre. Silya renifla avec soupçon, mais l’odeur forte qui se dégageait du verre ne ressemblait à rien de ce qu’elle connaissait. Le prince avala une lampée de son verre. Silya regarda le bureau, et un manuscrit fermé attira son attention. - Vous écrivez vos mémoires, Prince ? demanda-t-elle, amusée. - Je n’aimerais pas que l’Histoire ne retienne de la guerre l’unique version d’Ivawen. - C’est ainsi que va le monde dans tous les royaumes, pourtant. Même chez les nains. Et votre royaume compte plus de guerres de successions que les autres. - Celle-ci était différente. - Je ne vois pas en quoi. Ivawen vous a vaincu, vous vous êtes plié, les nobles aussi, le peuple aussi. Il leva la main droite. Silya eut un mouvement de recul. Elle savait que sa main avait été coupée, mais la vision du poignet nu la choqua tout de même. Elle eut un pincement au cœur. Elle aurait dû aller l’aider lorsqu’il servait la liqueur. Elle se demanda comment il pouvait grimper la [i]Divine Contemplation[/i] pour arriver jusqu’à sa cellule. Puis elle se souvînt de qui il était. - Le roi doit défendre son peuple, expliqua le Vieux-Prince. Comment peut-il le faire sans main d’épée ? Je suis à jamais rayé des lignes de successions. Cela fait des siècles que l’on ne coupe plus les mains des vaincus durant les guerres civiles. Mais Ivawen a voulu créer un symbole. Montrer sa supériorité. Elle m’a trainé en place publique dans la capitale. Puis, à la hache, m’a tranché la main elle-même. Le peuple, les nobles présents, tous l’ont acclamée, et ce fut ma chute définitive. Je ne suis plus jamais sorti de ce monastère. Silya n’était pas choquée. En tant que reine, il lui avait fallu prendre des décisions difficiles et parfois injustes ou cruelles. Et elle-même n’avait que peu été contestée. Ses ennemis étaient presque tous extérieurs à son royaume. Elle comprenait que sa reine ait dû, pour rétablir l’ordre, faire preuve de fermeté. - Je ne suis pas venu ici pour vous entendre vous plaindre, Prince, dit-elle. Avez-vous tenté d’assassiner les souveraines ? - Non. Durant la guerre, j’ai fait écarteler deux de mes conseillers pour avoir voulu, de leur propre initiative, bien entendu, faire tuer mes nièces. Qu’elles meurent sur un champ de bataille, que leur bateau soit coulé, oui. Mais l’assassinat ? Non. Aucune gloire à cela. J’aurais été maudit par Oïnstal. Et un roi parricide n’a aucune légitimité, pour moi. - Ce sont des mots, grinça Silya. Comment vous croire ? - Je n’ai aucune preuve à vous fournir. Mais croyez-vous vraiment, Silya Ayën, qu’enfermé dans mon monastère, j’aurais pu commanditer un tel attentat ? Je n’ai aucune ressource. - Une fois vous ou l’un de vos petits-enfants sur le trône, vous auriez pu récompenser les assassins. - Les prêtres me traitent ici avec égards, mais ils restent complétement dévoués à Ivawen, tout comme ceux gardant mes enfants. Ce monastère fut l’un des rares à se déclarer dès le début pour ma nièce durant la guerre. Ils ne m’auraient pas permis de rencontrer qui que ce soit sans en référer à leur reine. Que pense-t-elle de tout cela ? - Elle est dubitative, raconta Silya. Je ne pense pas qu’elle vous croit coupable. Ni vos petits-enfants. - Bien sûr, sourit le prince. Si Highlin a réussi une chose dans sa vie, c’est bien l’éducation d’Ivawen. Elle sait me juger. - Et vos petits-enfants ? demanda Silya. Ils sont premiers en ligne de succession, et sont assez vieux pour agir au-delà de votre tutelle. - Il ne m’en reste plus que deux, expliqua Neflindel. Le plus vieux est mort accidentellement il y a quelques années. Ivawen m’a refusé une sortie pour aller l’enterrer. La cadette n’a jamais exprimé le moindre désir de souveraineté, comprenant que son statut de femme le lui interdisait, et, depuis ma défaite, est devenue prêtresse de son plein gré, tout en restant surveillée. Le dernier est le plus isolé de tous. Le monastère où il est retiré se trouve sur un îlot au large des terres de la Famille Abæl. Cela m’étonnerait que Milïa laisse quiconque l’approcher sans son autorisation. - Qui cela peut-être alors ? Un noble, Rylor Furiade par exemple ? - Je connais bien [i]Le Fier[/i], dit le Vieux-Prince en buvant un peu de liqueur, les yeux dans le vague. Il n’acceptait pas l’idée qu’une femme règne à Céläastra, mais quoiqu’il arrive, il a toujours refusé que l’on fasse du mal à Ivawen. Il a toujours demandé de tout faire pour la ramener vivante. Les autres nobles sont désormais à la botte de votre reine. Aucun ne voudrait l’assassiner. C’est ainsi à Céläastra. - Savez-vous ce qui motive ainsi Rylor Furiade ? voulu savoir Silya. Aurait-il désiré être son amant ? - Oh non, ricana Neflindel. Ce qui le motive n’a rien à voir. Il me l’a confié autrefois, mais cela le regarde, je ne peux vous le dire. - Avez-vous bien dit [i]votre reine[/i] ? remarqua la guerrière. N’est-elle pas la votre également ? - Non, fit froidement Neflindel. Depuis des siècles nos lois sont claires, et interdisent aux femmes de monter sur le trône. Highlin a bien changé cela peu avant sa mort, mais il n’avait pas à détruire nos traditions. Ivawen et Nærisa auraient pu se fiancer à mes petits fils, et auraient accédé au trône en leur temps. Cela aurait évité une guerre. Mais Highlin s’est refusé à l’ordonner à ses filles, car ni l’une, ni l’autre ne le désirait. C’est bien sa décision qui a précipité la guerre. Six ans de guerre, rendez-vous compte. - Vos lois sont formelles, grinça Silya, qui elle-même avait mené son royaume à la guerre pendant sept ans à seize ans. Le roi a le droit de désigner le successeur de son choix, mais d’autres prétendants peuvent le mettre à l’épreuve. Vous l’avait mise à l’épreuve, et vous avez échoué. C’est n’est qu’une autre interprétation. - Six ans de guerre, répéta le Vieux-Prince. La ville de Céläastra me soutenait, vous savez. Ainsi que la plupart des ports. Outre le fait qu’une majorité de Familles voulaient me voir sur le trône, je me faisais également le champion du peuple. - Le peuple urbain, surtout. Et le peuple ne fait pas l’histoire, vous le savez aussi bien que moi, Neflindel, fit l’alizéenne. Ivawen mène la danse désormais. Et l’a mène bien. Vous m’avez convaincu, je ne vois pas comment vous auriez pu vous en prendre à Ivawen et Nærisa. Néanmoins, il est probable que vous en ayez eu envie. - Non, jeune femme, fit-il. J’ai cent dix-huit ans. Je suis un vieil homme, même selon les canons elfes. Je me sens trop fatigué pour prendre les rênes de Céläastra, même si je le pouvais. Je suis las, et éloigné de la politique. Je passe une bonne partie de mes journées à prier et à vagabonder dans le cloître. Je ne suis qu’un vieillard nostalgique. Silya le regarda. Il paraissait s’être ratatiné dans son fauteuil. Elle prit son verre et le vida d’un trait. Elle n’aimait pas du tout le goût. Elle se leva. - Rasseyez-vous, Silya Ayën, lui demanda le prince. J’aimerais vous lire un extrait de mes mémoires. Il s’agit d’un texte sur Issol, mon frère aîné. Silya haussa les épaules, se rassit et croisa les bras et les jambes. Elle observa Neflindel tirer le gros volume jusqu’à lui. Une moitié du manuscrit était écrite. Il trouva la bonne page et entama sa lecture : [i]Après le court règne de notre frère aîné, mort en mer lorsque son navire fut pris dans une tempête, Issol monta sur le trône. Il était alors jeune et fringant, et tout juste marié. Son règne, qui dura soixante et un ans, fut l’un des plus prolifiques que Céläastra eut connu. Si sa femme le tourmentait, Issol aimait son fils et l’éduquait à son futur devoir. Avant la naissance d’Highlin, mon frère régna plusieurs années et me confia de hautes responsabilités. J’aimerais, avant de revenir sur le règne d’Issol, parler de sa personne. Il fut pour moi un modèle de droiture et un formidable exemple. Je le conseillais du mieux que je pus durant ces années. Ses largesses me comblèrent, et je suis fier de pouvoir affirmer, bien que n’en ayant plus l’usage aujourd’hui, que je fus le bras droit de mon frère. Nous étions jeunes et fougueux à l’époque, nous aimions bousculer les choses et les vieux magistères en place au Conseil Royal. Le soleil brillait, et on nous appelait souverains.[/i] Neflindel s’arrêta. Il paraissait encore plus vieux qu’avant sa lecture. Il referma le livre et Silya s’en saisit. Elle le reposa sur le bureau et se leva. Tandis que le Vieux-Prince la toisait, elle ne put s’empêcher de penser à Ivawen tant sa silhouette lui rappelait celle de son amante. - Adieu, Prince, lui dit-elle. - Adieu, Poing, répondit-il. Elle sorti de la pièce, traversa le couloir, glissa sur le tronc de la Divine Contemplation et quitta le cloître et le monastère. Nærisa poussa sur ses bras avec difficulté. Elle se redressa dans son lit, puis ramena ses pieds sous ses cuisses. Elle s’accrocha au rebord du lit puis s’allongea avec une infinie précaution sur le dos, étirant ainsi les muscles de ses cuisses. Elle gémit sous l’effort, puis, après quelques instants, roula sur le ventre. Elle se sentait plus forte. Lentement, elle envoya ses jambes par-dessus le rebord de son lit. Elle posa tout doucement les pieds par terre. - Aller, murmura-t-elle, un petit effort. Elle poussa sur ses bras et quitta son matelas. Elle due immédiatement s’agripper au montant pour ne pas perdre l’équilibre. Elle avait l’impression d’être un enfant apprenant à marcher. Elle fit un pas en chancelant, tout en maintenant son équilibre en se tenant au lit. Elle continua sa marche lentement, manqua de chuter une fois, deux fois, mais parvînt tant bien que mal à se rattraper. Nærisa s’appuyait à présent sur le mur, fatiguée. Elle se tenait la poitrine entre les mains, ayant du mal à respirer. Elle prit une grande inspiration et retînt sa respiration, puis lâcha son mur. Elle fit un pas, puis deux. Au troisième elle chancela. Elle se maintînt de justesse et fit avança encore. Elle se sentit soudain vidée de ses forces et chuta. Elle réussit à tomber à genou avant de s’effondrer totalement, sur le côté. - Désolée, mes jambes ne portent plus, dit-elle, à bout de souffle, à son fœtus. Elle parvînt à se mettre à quatre pattes, puis vomit. Elle se traîna en toussant et crachant jusqu’au rebord de son lit et, avec un violent effort, se hissa difficilement sur le matelas. A bout de force elle eut un nouveau haut-le-cœur et se pencha pour déverser sa bile sur son tapis. Elle attrapa la clochette posée sur sa table de chevet, la secoua de toutes ses forces, puis la laissa tomber et perdit connaissance. La princesse eut pendant longtemps des phases de demi-sommeil, ou de court réveil, où elle se rendormait presque aussitôt. Son environnement était flou. Lorsqu’elle se réveilla complétement, Nærisa souffrait d’un violent mal de tête. Un rapide regard lui permit de voir que l’on avait emporté son tapis souillé. Un verre d’eau était posé près d’elle. Tendant la main, elle but avidement. Elle resta un long moment allongée, tentant de se reposer. Elle pourrait peut-être marcher à nouveau dans plusieurs jours. Soudain on frappa à la porte. Le visiteur s’annonça, et, étonnée et fatiguée mais curieuse, Nærisa lui donna l’ordre d’entrer. L’elfe qui se présenta à elle avait de profondes poches sous les yeux, et portait des vêtements sales et usés, pleins de la poussière des routes. Il tenait un parchemin roulé et froissé à la main, et, sans cérémonie, tira une chaise et s’assit au bord du lit. Nærisa lui fit signe de l’aider à se redresser. Il s’exécuta et la princesse le regarda dans les yeux. - Je voulais tout d’abord voir la reine, mais les gardes m’ont dit qu’elle dormait, dit-il. J’ai plusieurs nouvelles. Tout d’abord de l’amiral Uvaron (Nærisa s’approcha). Lorsqu’il a appris votre agression, il a voulu venir vous voir, mais les médecins sont parvenus à le raisonner. Il se remet de son amputation. Lorsque vous l’avez vu, la gangrène n’avait atteint que son pied, mais elle a rapidement rongé presque tout son mollet. Il n’en a plus. Une prothèse est en train d’être forgée. Il perdra de sa vigueur. - Je sais, fit Nærisa. Mais l’essentiel est qu’il survive. Et pour son bien, qu’il puisse à nouveau partir en mer. Merci de m’avoir prévenue, je suis soulagée ! Annoncez-moi le reste. - Les personnes en possession de cette information sont rares, j’ai dû chevaucher une journée et deux nuits d’affilés pour vous la transmettre au plus vite. Le Seigneur Soïlïn Sëë vient de mourir. - Pardon ? s’écria Nærisa. Comment est-ce arrivé ? Il était si robuste. - Il s’agit d’un accident lors d’un tournoi privé qu’il donnait chez lui, expliqua l’homme. Durant la joute, son cheval a semble-t-il fait un écart avant de s’effondrer sur lui. Sa nuque s’est brisée d’un coup. Son fils est paraît-il resté prostré une heure près de son cadavre à le pleurer. - Nadomir aimait son père, dit Nærisa. Quel dommage, Soïlïn était compétent, vaillant et un allié sans faille. Je suppose que son fils va prendre sa succession ? - La missive annonçant la mort de son père arrivera ici sous peu. Nul doute qu'il l'ait signée en tant que [i]Seigneur Sëë. [/i] - Bon… Et qu’en est-il de notre affaire secrète ? - Pardonnez-moi princesse, s’excusa l’elfe, mais votre sœur m’a interdit d’en parler à quiconque avant elle. Pas même à vous. - Je suis pourtant directement impliquée, protesta Nærisa. Enfin, elle commande. Des informations au sujet de notre agression ? - Silya Ayën enquête, en tant que Poing de la Reine, répondit l’homme. Elle est partie interroger le Vieux-Prince (Nærisa fit la grimace). Elle vous fera part de ses résultats à son retour. - Bien, dit Nærisa. Laissez-moi à présent, j’ai besoin de me trouver seule. - A vos ordres. Je reviendrai vers vous dès que j’aurais vu la reine. - Essayez de vous reposer un peu, mon brave. - C’est assez compliqué chez moi, sourit l’homme avant de sortir. Nærisa se rallongea et réfléchit. Elle n’avait jamais soupçonné Neflindel d’être responsable de son agression. Selon elle, Rylor Furiade était derrière les tentatives d’assassinat survenues après la guerre. Bien qu’elle n’ait jamais pu le prouver, elle couvait une hostilité envers cet homme, bien qu’il se montre charmant en sa présence. Tout naturellement, ses soupçons se portaient sur lui. Il faudrait qu’elle en avise Silya. En repensant à la mort de Soïlïn Sëë elle se sentie très fatiguée. Bien qu’elle fasse confiance à Mïlia, il lui faudrait bientôt se lever et marcher jusqu’à la salle du trône pour reprendre sa place. [b]An 1378 du Quatrième Âge, quelque part au sud-est des Collines de Kiwele[/b] Le capitaine Estë marchait d’un pas vif au milieu des tentes du campement d’Erion Serra, loin au sud des Kiwele. Les petites collines étaient à peine visibles à l’horizon, malgré le ciel dégagé. Elle tenait un paquet dans ses mains et Hroar Erlîn se mit à sourire en la voyant arriver. Elle avait laissé ses longs cheveux clairs s’épancher sur ses épaules. Même ainsi, loin de la mer, pleine de la poussière du désert, le nain la trouvait particulièrement jolie. C’était la première fois qu’une elfe lui faisait une telle impression. Bien sûr, il était sensible au charme de certaines femelles elfes croisées au cours de sa vie, mais il ne pouvait s’empêcher de toujours les trouver trop sveltes, trop élancées, et surtout trop [i]grandes[/i]. Le physique d’Estë ne lui plaisait pas particulièrement, mais il appréciait surtout sa prestance, son port et la douceur qui se dégageait d’elle. Hroar y avait longuement réfléchit, et en était arrivé à la conclusion que cette femme lui rappelait tout simplement sa belle Loreleï, morte depuis si longtemps. Malgré tout, Estë était plus douce et surtout plus mélancolique que sa défunte compagne. Alors que l’armée d’Erion arrivait en vue du territoire sorgosien, leur flottille fut prise dans une tempête. Aucun navire ne coula, mais plusieurs subirent des dommages. Le mât du [i]Dame Mynê[/i] notamment se brisa. Le capitaine, avisant le désastre, avait décidé d’accompagner la troupe en attendant que son équipage puisse réparer le bateau. Malgré les protestations d’Erion, qui ne voulait pas mettre le capitaine en danger, l’elfe était partie avec eux sur les chemins du désert. Loin de la solitude de sa cabine, Estë avait passé beaucoup de temps en compagnie d’Erion et de Hroar. Elle évoquait souvent la musique avec l’elfe, et préférait parler au nain d’œnologie et de cartographie. A son contact, Hroar avait découvert une femme vive et souriante, malgré de fulgurants accès de tristesse. Il avait appris à l’apprécier, et, chose étonnante, elle n’avait jamais fait cas de sa condition de nain, contrairement à tous les elfes que Hroar avait rencontré jusqu’alors. Arrivée à proximité d’Erion et de Hroar, l’elfe jeta au premier deux des trois gourdes de vin qu’elle avait ramené avant de tendre la main vers le nain, qui lui remit sa lyre. Elle s’assit en tailleur près d’eux, et déboucha sa gourde pour en boire une petite gorgée. Hroar savait qu’il s’agissait de son vin préféré, un rouge liquoreux issu des cépages Alluv. Erion avait proscrit la moindre petite flammèche, de peur d’attirer d’éventuels prédateurs ou ennemis en maraude, de sorte qu’on ne distinguait que peu de chose dans le noir. Il n’était que la chevelure d’Estë qui se détachait du reste. Hroar déboucha sa gourde et en but une longue gorgée. Le vin était bon, sec et rafraîchit par la nuit. Il rejeta la tête en arrière et apprécia un instant la vue du ciel étoilé au-dessus de lui. - Nous devrions arriver après demain, expliqua Erion Serra. Êtes-vous sûre de vouloir rester avec nous, capitaine ? La bataille risque d’être serrée. - Cinq de mes meilleurs matelots me protègent, Erion, répondit Estë. Et vous m’avez vu tirer à l’arc, vous savez que je peux me défendre. - Qu’importe, répliqua Serra, durant la bataille, je veux que vous vous teniez à l’écart, et que vous soyez prête à fuir si la situation tournait mal. Vous saurez vous repérer dans le désert, cela n’est pas très différent du voyage maritime. Si vous n’acceptez pas, je me verrais obligé de vous faire ramener près du rivage, de force s’il le faut. Vous n’êtes pas un soldat, je suis désolé. - Votre sollicitude me touche, Erion, mais ne vous en faîtes pas, je resterai à l’écart. Les batailles ne m’intéresse pas, j’avais envie de voir le désert. Et en cela je ne suis pas déçue, c’est une véritable mer continentale ! - N’avez-vous pas participé à la guerre du Vieux-Prince, capitaine ? voulu savoir Hroar. - Oh non, la politique m’a toujours profondément ennuyée, raconta Estë. J’ai recruté un équipage au grand port du nord, et je suis partie à bord de mon [i]Dame Mynê[/i], récemment offert par mon père. Nous avons passé six ans à faire du commerce entre la Côte de Béryl, le Royaume Lagoride et l’émirat de Kraal. Je ne suis revenue à Céläastra qu’après la guerre. Et bien Erion, sourit-t-elle soudain, le célibat ne vous convient plus, à ce que j’ai cru comprendre ? - Toi ? ricana Hroar, t’occuper de politique, et avoir une vie de famille ? - Mhm, fit-il en avalant une longue lampée de vin, je devrais être marié sous peu. Ce qui n’est pas un mal en soit, j’ai largement l’âge de fonder une famille. La princesse est une belle femme. Mais me retrouver propulser au cœur de l’Etat me fait un peu peur, pour tout vous dire. Estë se mit à pincer les cordes de sa lyre, et une joyeuse mélodie s’en échappa. Elle se mit à fredonner pendant quelques instants, tandis qu’Erion faisait la grimace. Elle entonna alors d’une voix aigüe et étrangement éthérée, fort différente de sa voix normale : [center][i]Le superbe Seigneur accosta au rivage A peine débarquer, s’en fut loin de la plage Vers la cité blanche au fond de la forêt Là où impatiemment son aimée l’attendait. Et lui qui ne songeait qu’au fracas des épées Aux guerres incertaines, de rage et d’épopées Pour elle, abandonna les armes au matin …[/i][/center] - Arrêtez-vous ! s’écria Erion, je déteste cette chanson. Tandis qu’Estë, dont la voix avait époustouflé Hroar, souriait d’un air espiègle, le guerrier elfe se leva brusquement et lui prit l’instrument des mains. Il se rassit et en pinça les cordes. Le nain vit tout de suite qu’il était moins doué que le capitaine. Il retrouva néanmoins ses repères. Un petit moment après, il marmonna quelques paroles, avant de trouver le ton juste : [center][i]Le voici au milieu des haubans, capitaine ! Prêt du vent, dans la brume, arrogant et sans peur, Défiant les éléments, souriant de bonheur C’est ainsi qu’il vit, sous ses voiles sereines. L’océan déchaîné augmente son ardeur La mer semble teinte et d’amour et de haine Mais c’est de l’eau salée qui coule dans ses veines Le capitaine affronte un océan rageur.[/i][/center] - C’est de bonne guerre ! fit Estë en riant. Mais cette chanson m’a toujours plu. Vous l’interprétez plutôt bien, Seigneur Erion. - Connaissez-vous, Estë, [i]La Ballade des Veuves en pleurs [/i]? demanda Hroar, soudain prit de nostalgie. - Je la connais, Hroar, dit-elle, en baissant légèrement la voix. Je l’ai jouée, un jour, pour Ivawen. La reine en a été très touchée. Voulez-vous la chanter avec moi, messires ? (Ils acquiescèrent). Cette chanson nous correspond. - Est-ce vrai ce que l’on raconte, capitaine ? demanda Erion. L’homme que vous aimiez vous a quitté pour partir à la guerre ? - Non, dit-elle d’une voix sourde. Cette personne m’a quittée avant de partir en guerre, et ne m’est jamais revenue. C’était quelqu’un d’exceptionnel, mais qui ne me rendait pas autant d’amour que je lui en donnais. - Je suis désolé, marmonna Erion. Estë lui sourit timidement. Hroar se redressa et avala encore un peu de vin. La tête commençait à lui tourner. Il se racla la gorge. [i]La Ballade des Veuves en pleurs[/i] était une chanson très triste, racontant les malheurs des femmes ayant perdu leurs époux à la guerre. Elle faisait partie d’une saga de quatre poèmes racontant les [i]Pleurs des sœurs[/i], les [i]Pleurs des veuves[/i], les [i]Pleurs des filles[/i], et enfin les [i]Pleurs des mères[/i]. Les [i]Pleurs des veuves[/i] était néanmoins l’œuvre la plus connue parmi les soldats. Estë pinça délicatement les cordes de son instrument. Il s’en échappait une douce musique, très mélancolique et Hroar senti son cœur se serrer. Ils se mirent tous à chanter : [center][i]Ils partirent au loin vers des plaines ardentes Ils prirent la mer au jour se levant Ils marchèrent sous un soleil brûlant, Et tout droit à la guerre allèrent en chantant Pour grossir les rangs des armées triomphantes. Aujourd’hui leurs rires émaillent les champs nus, Nous voilà esseulées dans nos chaumières vides Où l’attente et la peur ont un parfum fétide. Quand pèse le silence en nos cœurs avides Nous pleurons à jamais nos époux disparus. [/i][/center] La voix de Hroar se brisa légèrement en entamant le deuxième couplet. Emporté par le vin et la musique, ses yeux se perdirent dans la contemplation des mains d’Estë. [center][i]Nous qui ne savons rien ni du front ni des guerres Les voici nos maris, du fermier au seigneur Pataugeant dans le sang, la boue et la sueur Marchant dans le lointain et allant dans la peur. Tandis qu’en son château la vile âme de pierre Dont le cœur durci et maintenant déchu Elabore, élabore un plan et des batailles, Nous vivons, seules au monde et le temps nous assaille ; Nos enfants, grandissant, leurs vies qui s’écaillent Lorsque nous pleurons nos époux disparus.[/i][/center] Estë monta dans les aigus. Son timbre culmina sans redescendre. Elle renifla en reprenant son souffle. Hroar cru la voir sangloter doucement. Sans lumière, il ne put dire si ses mains tremblaient ou s’il ne s’agissait que d’un effet de son imagination. [center][i]Voilà que l’on acclame un rutilant stratège Foudroyant, guerroyant, saluant, s’inclinant, Décevant, affligeant, massacrant, détruisant ; Une peine aveuglante à nos yeux larmoyant, Toujours éperdues, sous l’hiver et ses neiges. Nous dansons au milieu de ce jeu ingénu Victimes malgré nous, paysannes et princesses, Enfin sœurs, réunies sur fond de tristesse Fatiguées, éreintées, découvrons nos faiblesses Et pleurons à jamais nos époux disparus. Approchez donc, Ô rois, Ô guerriers vaincus Entendez, assassins, nos haines et nos ténèbres Ecoutez prononcer les éloges funèbres Voici monter les cris des morts qu’on célèbre ; Nous pleurons à jamais nos époux disparus ![/i][/center] La musique résonna longtemps dans le désert.
  10. Loup Noir

    Le Havre des Reines

    Voilà la suite ! On atteint la dernière ligne droite et l'histoire approche de son dénouement. J'espère que vous apprécierez. [center][u][b]Chapitre XXI[/b][/u][/center] [b]An 1378 du Quatrième Âge, Palais Royal de Céläastra[/b] Nærisa rêvait. Il y a avait autour d’elle un tourbillon de couleurs et une galaxie de nuances de noirs. Elle dérivait encore et toujours, elle espérait finir son agonie dans le vide béant qui semblait flotter près d’elle. Néanmoins, elle se sentait un peu mieux. Elle n’aurait su dire depuis combien de temps le monde tournait, mais ses idées étaient un peu plus claires. Elle ne savait toujours pas où elle se trouvait. Elle se souvenait d’hommes en noirs, d’une silhouette brune qu’elle reconnaissait comme étant Silya, et surtout de rouge. Partout. Une dernière chose l’obsédait. [i]La Main du Roi Highlin[/i] avait coulé. Dans le chaos qui l’entourait, elle se souvenait de cela. Le grand bateau était au fond de l’océan. Et la chose la plus importante désormais était de rebâtir la galère. D’offrir à Arthelor un nouveau navire, plus grand encore que le premier, plus puissant, avec lequel il deviendrait le roi des mers. Étrangement, bien qu’elle ne sache pas où elle était, ce qu’elle faisait, si elle se trouvait seule ou non, et malgré le fait qu’elle ne voyait rien de concret, elle n’était pas inquiète pour son enfant. Elle avait mal au ventre, mais c’était dû aux frémissements de l’embryon. La vie se développait encore en elle, et elle restait persuadée que son état actuel n’endommagerait pas le futur bébé. Elle sentait des remontées gastriques, et craignait les haut-le-cœur. Elle avait l’impression que sa tête tourbillonnait, elle étouffait depuis des jours et des jours, elle tombait encore et encore. Au-delà de la peur, de l’adrénaline due à la chute, elle sentait maintenant toutes les parties de son corps tendues à l’extrême. Cela tournait moins, elle se sentait un peu mieux, et soudain, elle ouvrit les yeux. Elle était allongée dans son lit, les rideaux du baldaquin ouverts. Aucune lumière ne filtrait par les volets, mais la princesse aperçut une haute silhouette debout devant elle. Quelques secondes plus tard, elle distingua des cheveux noirs, assez longs, et des yeux bruns-verts. Cet air-là lui était familier, et elle recula dans son lit. L’homme la regardait toujours. « Oncle », faillit-elle dire, avant de s’apercevoir que la silhouette possédait ses deux mains. Il était beaucoup plus jeune que Neflindel. Elle comprit. - Père ? murmura-t-elle. - Bonjour, petite, lui sourit l’ombre d’Highlin. Son père l’avait toujours appelée comme cela, quand Ivawen avait droit à du « princesse », ou « ma grande ». Cela faisait si longtemps. Elle se mit à pleurer. - Père, pourquoi revenez-vous maintenant ? Vous m’avez tant manqué ! Elle pleura de plus belle et son père vînt s’asseoir sur le bord du lit et la prit dans ses bras. Elle resta un moment ainsi et se calma un peu. L’adulte repris le dessus et elle repoussa Highlin. Elle se redressa et le contempla. Il avait le visage émacié, et le teint très pâle, comme pendant ses dernières semaines, où la maladie le rongeait. - Que faites-vous là ? demanda-t-elle. Pourquoi mère n’est-elle pas avec vous ? - C’était moi que tu voulais voir, Nærisa, lui répondit son père. Tu voulais me parler, je pense. La princesse réfléchit. De quoi aurait-elle voulut parler avec son roi de père ? De royauté peut être. Et d’Ivawen, et de sa mère. Elle ne savait plus. - Vous ne vous êtes jamais beaucoup occupé de moi, lui reprocha-t-elle. Beaucoup plus d’Ivawen. - Bien sûr, elle était destinée à régner. - Vous l’aviez prévu depuis le début, n’est-ce pas ? Vous n’avez jamais eu l’intention de transmettre la couronne à Neflindel ? - Jamais. Mais j’espérais avoir un peu plus de temps. Neflindel a toujours été là pour moi, il m’a appris à régner en partie, il m’a soutenu, et aidé au Conseil très longtemps. Je voulais qu’il règne avec Ivawen, je voulais l’en convaincre. Mais je suis mort trop tôt. Je savais que la guerre éclaterait et qu’elle ferait beaucoup de mal à mon peuple. Mais je ne pouvais me résoudre à déposséder mes filles. Les conséquences auraient pu être graves pour vous, et c’était en cela une terrible décision. Svinrile m’aurait tué. - Oui. Mais vous n’auriez dépossédé qu’Ivawen. C’est elle la reine. - Oh, Næri, ma petite, souffla Highlin, tu crois vraiment ? Ivawen s’appuie beaucoup sur toi. Elle ne pourrait aussi bien s’en sortir si tu ne l’aidais pas autant. Ce n’est pas pour rien que l’on vous appelle [i]les souveraines[/i]. - Je ne la jalouse pas. Pas vraiment. Nous sommes trop différentes pour cela. J’ai uniquement l’impression que vous ne m’avez pas assez considérée. - Je me suis concentré sur l’éducation de mon aînée, il est vrai. Mais je te considérais Nærisa. Ta mère t’a transmis son sens de la diplomatie, et tu t’en sors très bien. Bien sûr, tu es moins diplomate avec ta sœur et ta cousine, sourit Highlin. - Vous êtes partis trop tôt, soupira la princesse. Tous les deux. Ivawen l’a mieux vécu, vous étiez très présent pour elle, et, à votre mort, une couronne vous a remplacés, les responsabilités l’empêchant de penser à votre disparition. Néanmoins, après votre mort, nous nous sommes enfermées dans la chambre d’Iva, et nous vous avons pleuré toute la nuit. - Je n’ai pas pleuré mon père, dit Highlin. Il était vieux et ne croyait pas en moi. Il avait songé à remettre la couronne à Neflindel avant sa mort. Mais je l’ai prévenu que s’il le faisait, je me battrais pour mon trône. Il a préféré assurer la paix. Il savait que je m’appuierai sur le Vieux-Prince, de toute façon (il eut un rire froid). J’ai préféré assurer une guerre, à mon époque. - J’aurais voulu avoir le temps de vivre ma jeunesse. Certains de mes contemporains parlent de la guerre comme de la meilleure période de leur vie, de vrais soldats. Mais ni Ivawen, ni moi n’avons apprécié ce moment. Trop long, trop sanglant, trop fatiguant. Nous avons dû grandir en un temps record, surtout moi. Nous avons toutes les deux fait des choses regrettables, et désagréables. - Tu as toujours aimé t’amuser, ma fille, sourit Highlin. Même le lendemain de tes dix-neuf ans. - Père, le palefrenier ? gloussa-t-elle, penaude. Vous étiez au courant ? - Un de mes gardes vous a vu sortir de l’écurie. Ce n’était pas difficile de deviner le reste. - Le pauvre, sourit la princesse. Je lui ai dit que s’il racontait notre nuit, mon père le ferait exécuter. - Tu as bien agi, c’est en effet ce que j’aurais fait, glissa son père. Ta sœur a attendu plus longtemps avant de me donner ce genre de problème. Néanmoins j’étais trop fatigué et malade pour t’en vouloir. - Désolée de vous avoir causé des soucis. J’aurais tant voulu vivre encore un peu dans l’insouciance, ne pas devenir le deuxième personnage du royaume aussi rapidement. (Elle repensa à l’agression). Père, suis-je en train de mourir ? - Oh non, Nærisa, tu es en train de te réveiller ! - Solenna est morte. Quel dommage. Elle m’avait servi si bien pendant tant d’années. C’est son cri qui a averti Silya et Ilïn. Elle m’a sauvé la vie… - En effet, fit son père. En bonne servante. - Qui étaient ces hommes ? demanda-t-elle. Pourquoi m’ont-ils attaquée ? Est-ce qu’Ivawen va bien ? - J’ignore qui ils étaient… Mais tu auras bientôt la réponse à la dernière question. Repose-toi bien, Næri, de lourdes tâches t’attendent. Il me faut y aller. - Embrassez mère pour moi. - Crois-tu que je puisse le faire ? Il m’est impossible de dialoguer avec les morts ! - Tout ceci n’est pas réel, n’est-ce pas ? s’enquit Nærisa. Cela se passe dans ma tête ? - Evidement que cela se passe dans ta tête, petite, sourit son père. Mais pourquoi en déduis-tu que ce n’est pas réel ? Rendors-toi. Nærisa se rallongea et il posa sa main sur ses yeux. Lorsqu’elle ne sentit plus les doigts de son père sur ses paupières, elle les rouvrit. Elle se trouvait dans son lit, les rideaux de son baldaquin étaient tirés. - Que vois-tu par la fenêtre ? demanda Ivawen. - Des bannières, répondit Silya. Et des elfes au bout. - Décris-les-moi, ordonna la reine d’une voix faible. - Une galère noire voguant sur une mer rouge sang, énuméra la guerrière. Des collines frappées par la foudre, à côté d’un grand œil constellé d’étoiles. Un cheval cabré sur champ bleu et blanc. Un anneau vert sur champ argent et or. Une ancre noire sur fond blanc. Quelque chose qui ressemble à une mer bleue nuit. Un serpent endormi. Deux lances croisées sur un bouclier. Un lion rugissant, non, un dragon cabré, doré sur champ noir. [i]Edlla, Abæl, Korih, Serra, Sëë, Rywon, Sïïn, Abéas, Desmopïl, Furiade[/i], pensa Ivawen. [i]Même [/i]le Fier [i]s’est déplacé.[/i] - Merci Silya. - Les charognards se rassemblent ma reine. Ivawen ne répondit rien. Elle résonnait bien. [i]Trop bien.[/i] Cela faisait une semaine que les hommes en noir l’avaient agressée. La reine était restée six jours dans le coma, en proie à d’horribles cauchemars. Silya, grièvement blessée, avait dormit trois jours. Un gros bandage couvrait sa main droite, ouverte presque jusqu’à l’os. Elle ne pouvait plus s’en servir depuis son réveil. On lui avait dit que la guerrière avait insisté pour rester à son chevet et qu’elle l’avait veillée une journée durant avant qu’elle ne sorte du coma. Farjïn, le mage de cour, lui avait expliqué que le maléfice qu’on lui avait lancé l’avait grandement affaiblie, et avait failli la tuer. Néanmoins, l’effet s’était estompé au moment où le lien avait été rompu. Curieusement, elle n’avait pas ressentie de douleur. Il avait précisé que trente secondes de plus sous le flot rouge lui auraient coûté la vie. Ivawen avait appris ce qui était arrivé à Nærisa. La princesse semblait mieux se remettre qu’elle de son agression, elle avait été irradiée moins longtemps. Farjïn lui avait assuré que le maléfice n’avait pu toucher l’embryon que portait sa sœur. La reine avait eu la force de signer les deux décrets que l’on avait rédigés sous sa dictée. Elle regarda les deux petits rouleaux posés sur sa table de chevet. Elle ferma les yeux et s’assoupie un moment. Puis elle fut réveillée par des coups à sa porte. Silya s’avança et Ivawen autorisa à entrer. Séïren pénétra dans la pièce et alla immédiatement prendre sa cousine dans ses bras. Ivawen posa faiblement une main sur sa nuque. La jeune femme s’écarta et Silya fit mine de sortir. - Reste, ordonna Ivawen. Je voudrais vous parler à toutes les deux. Assoyez-vous. Elles tirèrent des sièges et s’assirent devant le grand lit de la reine. Ivawen les regarda. Toutes deux soucieuses, le visage grave. Silya, les mains toujours posées sur les pommeaux de ses épées et Séïren qui semblait ne pas avoir dormir depuis plusieurs jours. La reine tendit la main vers sa table de chevet et ramassa un anneau d’or et d’émeraude. - Mïlia arrive-t-elle bientôt ? demanda Ivawen à Séïren. - Elle n’est plus qu’à trois heures de la ville, Ivawen, répondit la jeune femme. - Bien. Prend cette bague. Donne-la-lui. Tu sais ce que ça signifie. - Ton anneau de commandement ? s’étonna Séïren en écarquillant les yeux. Tu nommes ma mère régente du royaume ? - Oui. Elle seule a assez de force et d’expérience pour mener Céläastra pendant ma convalescence. J’ai une confiance totale en elle. Je ne veux pas laisser le Conseil entre les mains de Souvaron Desmopïl, je ne veux pas prendre le risque de voir [i]le Fier[/i] déployer ses troupes. Mïlia les mettra tous les deux au pas, avec ce type de pouvoir, personne n’osera s’opposer à elle. Personne sauf toi. - Pardon ? - Tu devras entériner toutes les décisions d’importance de ta mère. C’est ce que je prévois dans mon décret. Mïlia n’est pas assez mesurée, elle pourrait faire emprisonner Rylor Furiade, s’il ose hausser le ton face à elle. Je veux éviter ce type de décisions. Ta mère est trop sanguine. Mais son expérience lui permettra de mener le royaume et elle restera fidèle à ma politique. Cette décision ne lui plaira pas, c’est certain, mais ce n’est pas l’important. Tu m’as comprise, Séïren ? Refuse les décisions qui te semblent inappropriées, et si tu as un doute, viens me voir. - Bien compris, merci Iva, répondit Séïren qui semblait prendre soudain peur. - Silya. J’ai besoin de toi également. Tu n’iras pas soutenir la reine Malvace dans son œuvre de reconquête. Et je veux que tu quittes le service de Nærisa. Désormais tu seras attachée à mon unique protection. Je te nomme Poing de la Reine. - Il n’y a pas eu de Poing du Roi depuis… commença Séïren. - Depuis que le Poing du Roi Ennäm [i]le Maudit[/i] a tenté d’assassiner le roi Allën, je sais. Et c’est regrettable. Je ne me passerai pas des compétences de Silya. - En quoi consiste cette fonction ? demanda la guerrière. - Tu auras la charge de ma protection rapprochée. Tu me suivras partout, et feras rempart de ton corps contre mes ennemis. Tu me serviras également de générale et de championne. Tu me représenteras sur les champs de bataille quand je le déciderais. - Rien ne pouvait me faire plus plaisir, ma reine, s’exclama l’humaine, qui semblait sincère. Mais n’est-ce pas trop d’honneur ? Vos suivants accepteront-ils ? - Je me moque de ce qu’ils penseront. Je me rappelle de chaque détail de mon agression, et de la façon avec laquelle tu m’as défendue au péril de ta vie. Je ne sais pas d’où tu viens, je ne sais pas ce que tu voulais en arrivant ici, mais c’est certain que tu seras la mieux placée pour ce poste. Je te fais confiance. Voici l’insigne, porte le (elle lui tendit une broche plaquée or, représentant un poing fermé et couronné). - Merci, Ivawen, souffla la guerrière alors que Séïren étouffait un soupir d’indignation devant l’évocation par la garde du corps du prénom de la reine. - Ton travail débutera aujourd’hui, repris Ivawen d’une voix plus dure. Je veux que tu enquêtes et que tu débusques ces assassins. Tu es mon Poing, porte ma fureur contre mes ennemis. - Avec plaisir, fit Silya en souriant. - As-tu des pistes ? - Oui, dit-elle en ayant l’air d’hésiter. Laodice de Korih. - Qu’est-ce qui te fait dire cela ? s’étonna la reine. - Et bien, expliqua Silya, lorsque j’ai tué l’homme qui vous a agressé, j’ai vu apparaitre furtivement sur son poignet le tatouage d’une petite étoile noire à quatre branches. Ce signe a disparu, car nul n’en fait mention dans le rapport détaillant les cadavres des assassins. Néanmoins je suis sûre de l’avoir vu. J’ai cherché pendant un certain temps, et je me suis souvenu de pourquoi ce symbole m’était familier : lorsque j’ai vu Laodice tuer Arstos, le même signe est apparu de manière aussi brève sur son poignet. Je la soupçonne donc d’être liée aux assassins, même si je ne vois pas l’intérêt qu’elle aurait à vous faire tuer. - Il y a toujours un intérêt à tuer les rois, Silya, assura la reine. Je te fais confiance pour interroger Laodice. Elle est arrivée avec Séïren. Evite de trop la brusquer, c’est tout de même l’une de mes principales vassales. - Lorsque j’ai décrit l’agression à Laodice, intervînt Séïren, elle semblait très troublée. J’ai pris cela pour un choc devant cette révélation, moi-même, j’étais encore estomaquée, mais il est possible qu’elle ait été au courant de quelque chose. - Ne serait-il pas plus prudent de l’arrêter ? s’enquit Silya. - Non, répondit Ivawen. Je ne veux pas créer un climat de panique. Il est fort probable que Laodice ne m’ait pas envoyé ces assassins, mais si elle sait quelque chose, je préfère agir dans l’ombre pour la faire parler, si possible sans m’en faire une ennemie. Secoues-là, au maximum, pas de sang. Essaye plutôt de lui faire peur en lui disant qu’elle est surveillée et qu’il est de son intérêt de nous dire la vérité. - A vos ordres, Majesté. - C’est donc réglé. Séïren, fait doubler la garde devant ma porte et devant celle de ma sœur, avec ordre de ne me déranger sous aucun prétexte, sauf pour l’une d’entre vous, ou pour Nærisa, même si je doute qu’elle soit en état de sortir de sa chambre. Silya, rends-toi dès que tu le pourras auprès de Laodice. Séïren, dès que ta mère arrivera, fais-lui part de mes décisions à son égard. Tu peux aller voir Nærisa si tu veux, embrasse-là de ma part, mais ne la fatigue pas. Maintenant sortez, toutes les deux. Il me faut me reposer. Elles saluèrent, puis obéirent. Epuisée par la conversation qu’elle venait d’avoir, Ivawen se rallongea. La tête lui tournait. Elle s’enfouie dans ses oreillers, sans prendre la peine de repenser à la conversation qu’elle venait d’avoir avec les deux femmes. Néanmoins, le visage de Silya flottait toujours dans sa tête lorsqu’elle s’endormie. Silya, lame découverte, attendait dans la chambre. Quelques heures s’étaient écoulées depuis qu’elle avait quitté Ivawen. La pièce était baignée dans une chaude lumière et le ménage était fait parfaitement en l’attente de son visiteur. Même en cette situation, où tout le palais était en émoi, les serviteurs faisaient leur travail à la perfection. La guerrière entendit quelqu’un entrer dans l’antichambre. Elle se déplaça rapidement derrière la porte. Elle reconnut la voix de Laodice. La [i]Basilieisa [/i]congédia rapidement la personne qui l’accompagnait et se dirigea vers l’endroit où se trouvait Silya. La reine lui avait demandé de ne pas trop la brusquer, mais l’alizéenne n’avait que faire du conseil. Elle se doutait que l’humaine ne se laisserait pas intimider par des menaces en l’air. Elle entra dans la pièce et Silya se jeta sur elle. Elle commença par lui couvrir la bouche de sa main droite et glissa sa lame contre sa gorge. Du pied elle claqua la porte. - Pas un cri, pas un geste, lui susurra-t-elle. On va aller s’assoir sur le fauteuil, là-bas. Mettez vos mains en évidence. Elle la conduisit vers un grand fauteuil et la fit s’y asseoir. Elle pointa son épée sur son front et lui demanda de poser ses mains sur les accoudoirs, sans bouger. L’humaine obtempéra, parfaitement calme. Elle parut soudain très jeune à Silya. Elle eut presque de la peine d’agir de manière aussi violente, et de la pitié pour sa victime. Néanmoins, en repensant à Ivawen son regard se durcit. - Maintenant parlez-moi des assassins ayant agressés la reine. - En quoi cela me concerne-t-il ? s’enquit la jeune femme. - J’ai des raisons de penser que vous savez qui sont ces hommes. Je veux comprendre ce qui est arrivé à Ivawen. - Oh, fit Laodice avec un sourire. C’est [i]Ivawen[/i], désormais ? Qu’elle proximité pour ta chère reine. Mes soupçons se seraient plutôt portés sur toi, le sauveur opportun, qui obtient une promotion incroyable juste après l’agression. C’est louche, non ? S’en était trop. La lame s’enfonça légèrement dans le front de Laodice qui étouffa un cri. Du sang coula sur son front, jusque sur son nez. Ses yeux perdirent toute trace d’arrogance. - Si tu te moques de moi une fois de plus, femme, je te promets une mort lente et douloureuse entre mes mains, toute [i]Basileisa [/i]que tu es. Vu l’entraînement de ces assassins, leurs tarifs sont sûrement exorbitants. Je n’aurais pas pu les payer. Si je t’accuse, c’est parce que l’assassin le plus chevronné portait au poignet un petit tatouage en forme d’étoile à quatre branches. J’ai vu le même sur ta main à Korih. Je suis persuadée que tu sais quelque chose, alors parle, et vite ! - Très bien ! s’écria Laodice. Vas-tu me laisser éponger mon front ? (Silya secoua la tête). Bon. Je n’ai pas envoyé d’assassins aux souveraines. Cela aurait été contre tous mes intérêts. Mais je sais qui sont ces hommes, en effet. Ils appartiennent à une guilde secrète spécialisée dans l’espionnage et l’assassinat avant tout. On l’appelle l’Etoile Noire. - Pourquoi l’Etoile Noire ? - Parce que lorsque tout est au plus sombre, nul ne voit briller les étoiles, Silya Ayën, récita Laodice. Ces assassins ne sont pas nécessairement les plus efficaces, mais ils peuvent atteindre des personnes très isolées. Ce qui explique que les souveraines aient été agressées dans leurs chambres. Comment font-ils, je l’ignore. Ils utilisent une magie ancienne, paralysant leurs victimes et les vidant de leurs forces, ce qui les empêche d’appeler au secours par exemple. Leur doctrine consiste à offrir une mort douce, par paralysie indolore, puis par égorgement. Si elles survivent, ce qui est rare, le contrecoup fait souffrir pendant des jours avant de s’estomper. - Comment diable sais-tu tout cela ? demanda froidement Silya. Dépêche-toi de répondre, tu me donne de plus en plus envie de te tuer. - J’ai fait partie de l’Etoile Noire pendant un an. Les maîtres m’ont appris à me battre ainsi que les codes de l’organisation, sans entrer dans les détails, pour éviter que je n’en sache trop. On m’a tatoué l’Etoile Noire au poignet. Elle brille lorsque l’on tue, ou que l’on est tué. Je n’ai pas dépassé le premier grade. Je n’ai pas réussi le dernier test, assassiner quelqu’un. Manque de courage, sans doute. - Hum, fit Silya qui sentait la vérité ans les mots de Laodice. Il ne faut pas de courage pour assassiner un homme. C’est assez lâche en fin de compte. - Cela t’ait déjà arrivé ? - Ils étaient parfois désarmés, mais avaient eu l’occasion de se défendre avant. Qu’elles sont tes conclusions vis-à-vis de cette attaque ? Eponge-toi le front. - J’ai examiné les corps, dit-elle en s’essuyant. Trois me sont inconnus, mais le dernier que tu as tué était le meilleur bretteur qui officiait à mon époque. La guilde est dirigée par quatre membres, parmi les plus anciens et les plus puissants. L’un est nommé grand maître tous les ans et a prépondérance sur les trois autres. A mon époque, l’homme que tu as tué occupait le poste. Le vaincre était une prouesse, félicitations. - As-tu une idée de qui a pu les envoyer ? - Les souveraines ont beaucoup d’ennemis. A commencer par le Vieux-Prince. On dit qu’il est devenu sacrément rancunier, et haineux, seul dans son monastère. La perte de son fils l’a énormément affecté. Sans oublier les Lagoride. Ainsi que tous les nobles lésés par la guerre civile. - Pourquoi agiraient-ils maintenant ? fit Silya en réfléchissant très vite. Et puis, non, c’est contraire à la culture de Céläastra. Lorsqu’une guerre civile est finie, les nobles ploient le genou automatiquement devant le vainqueur. Pour le Vieux-Prince, c’est différent. Retiré dans son monastère, il est loin de la société. De plus, vieil homme, il pourrait avoir perdu la tête. Et il a des petits-fils encore en vie, premiers en ligne de succession en cas de décès des deux sœurs. Je vais aller l’interroger. Quant aux Lagoride, c’est probable, mais le Grand-Roi se trouve très loin de Céläastra, et ce ne sont pas des méthodes de guerre. Je vois mal un état employer des assassins, c’est trahir la confiance de toutes les nations alliées et ennemies, c’est briser toutes les règles. - Sauf si personne ne remonte jusqu’à eux, sourit Laodice. Et n’oublie pas ce que je t’ai dit, l’Etoile Noire peut accéder plus facilement à ses victimes que les assassins ordinaires. - Mes soupçons se porteraient plus sur Neflindel tout de même, mais je vais réfléchir à ce que tu viens de me dire. Penses-tu qu’ils pourraient recommencer ? - Oh, non, dit-elle froidement, pas après l’affront qu’ils ont subi. Ils ont perdu un membre de leur quatuor, ils seront moins organisés pendant un temps. Je sais, je l’ai vécu. Tu ne me soupçonnes plus donc ? - Non. Mais tu ne pourras pas accéder à la reine ou à sa sœur seule. Je vais faire mon rapport à Ivawen. Elle laissa en plan la [i]basileisa [/i]et se dirigea vers la porte. Au moment de l’ouvrir, Laodice lui lança : - Cela ne te plait pas, n’est-ce pas, de devoir compter sur moi pour t’aider dans ton enquête ? Tu ne m’aimes pas, Silya Ayën. Tu n’aimes pas ce que je représente. Mais tu me respectes, car comme toi, et même plus que toi, j’ai dû m’imposer en tant que femme dans un monde d’hommes. Je vais te dire, je ne t’aime pas non plus. Mais je vais t’aider à démasquer ceux qui s’en sont pris à Ivawen et Nærisa. Pour leur bien. Silya attendit la fin de la tirade, et, sans un mot de plus, s’en alla rejoindre sa reine. Séïren regardait sa mère qui étudiait le décret qu’elle venait de lui remettre. Les cheveux aussi noirs que ceux de sa fille, les yeux cuivres, Mïlia avait les oreilles allongées, mais arrondies au bout, et non taillées en pointe comme les elfes de pure souche. Plus grande que sa fille, elle lui avait donné ses yeux rapprochés et son long nez. Ses huit grossesses successives avaient grossi ses traits et elle était marquée par l’embonpoint. Malgré tout, elle avait conservé un air particulier, une beauté froide et puissante, la rendant encore attrayante. Mïlia avait été selon les témoins, très proche de sa demi-sœur Svinrile avant que cette dernière n’épouse le prince Highlin. Elle parcourut rapidement le parchemin puis le replia et tendit la main. - La bague, je te pris, dit-elle froidement à sa fille. Séïren la lui tendit et elle la passa à son doigt d’un geste vif. Elle toisa la jeune femme pendant quelques secondes. Son regard semblait percer Séïren de toute part, si bien qu’elle faillit avoir un mouvement de recul. Mïlia haussa les sourcils et s’éloigna à grands pas. - Comment vont les petites, mère ? s’enquit Séïren en tachant de l’accompagner. - Bien, leur père s’occupe d’elles. Elles se demandent seulement où se trouve leur grande sœur. Voilà six mois que tu ne les a pas vu. - J’ai été retenu par mes responsabilités. - Je sais, assurer la transition à Korih. Et te trouver un mari. Félicitation d’ailleurs. Noédor Edlla, excellent parti. - Cela n’a pas l’air de vous enchanter, mère. - Tu suis les traces de ton père, en t’élevant au sein d’une des Familles les plus puissantes, c’est bien. Sais-tu ce qui ne m’enchante pas ? La reine m’a confié la régence du royaume, ce qui est une sage décision, c’est certain. Mais elle bride mes pouvoirs en mettant dans mes pattes une fillette à peine dégrossie, préférant un fauteuil confortable à la cour plutôt que d’aider sa mère. - Mère ! s’écria la jeune femme. Vous ne pouvez pas… - Séïren ! la coupa Mïlia. Si Iva ne t’avais pas nommée co-régente, je t’aurais renvoyée immédiatement dans ma forteresse pour que tu la gouvernes en mon absence, comme il se doit. J’ai dû confier cette tâche à Ushyndi et à ton père, tu te doutes que ça m’a coûté. Pourquoi Oïnstal m’a gratifiée d’une aînée aussi turbulente ? Ushyndi m’écoutes et a confiance en mon jugement. On ne pouvait en dire autant de toi à son âge. Désormais tu vas m’obéir, Séïren. Je réunis le Conseil à la tombée du jour, n’aies pas une minute de retard. En attendant tu rédigeras une missive au seigneur Rylor Furiade, que je convie à venir souper avec moi. Maintenant vas t’en, je ne veux plus te voir avant la séance du Conseil. Séïren plissa légèrement les yeux, puis s’en fut en baissant la tête. Une fois seule, elle senti les larmes lui monter aux yeux. A chacune de leurs rencontres, sa mère se montrait de plus en plus froide. Bien sûr elle préférait rester au palais avec ses cousines, plutôt que de s’enfermer dans la forteresse sombre de Mïlia, à faire la leçon à ses sœurs ou à régler les affaires courantes avec sa mère. Et elle trouvait cela normal. Ah, que ne pouvait-elle pas s’embarquer à Vermelhäa pour rejoindre son fiancé à la guerre loin de la tyrannie de sa mère, loin des responsabilités de la cour ! Elle essuya ses larmes. Elle se dirigea vers sa chambre, pour y rédiger la missive à destination du [i]Fier[/i]. Elle irait ensuite rendre visite à Nærisa. Silya avala un nouveau verre. Elle avait fait son rapport à la reine, qui s’était endormie peu après et l’avait congédiée. La sentant fatiguée, Ivawen lui avait permis de ne reprendre sa garde que le lendemain matin. Il faisait nuit noire. Silya ressassait son entrevue avec Laodice et ses dernières paroles. Ce que pensait la [i]basileisa [/i]lui importait peu, mais une impression bizarre ne la lâchait plus depuis. En se servant un nouveau verre, elle en versa une partie à côté. Après l’avoir bu en quelques gorgées, l’alizéenne mit la tête dans ses bras. Le monde tournait mais le visage de la reine flottait dans son esprit. Cela faisait des mois qu’elle n’avait pas bu autant. Elle voulait chasser toutes les pensées parasites, se vider complétement la tête, mais rien de ce qu’elle essayait ne fonctionnait. Elle espérait s’endormir là, n’importe comment, sans armure, sans arme, sans défense, avec pour seule protection ses poings et l’insigne doré que lui avait remis Ivawen. Dans sa mélancolie, une scène vînt la hantée. Tout disparut, le cabaret où s’ébattaient de jolies femmes, la bouteille, le verre, la table, la capitale. Elle traversa la mer, l’espace, le temps. Elle se revit à dix-neuf ans, en armure flamboyante, accompagnée de Mark, son aide de camp. Elle marchait à travers une cour où se trouvait entassée une centaine de prisonniers de guerre, en haillons la plupart du temps, qui la fixaient avec des regards vides. Elle les toisait tous avec mépris. Tous étaient des suivants du seigneur Horn, qui s’était rebellé contre la Haute-Reine en s’alliant aux solaris. La Guerre des Reines faisait rage et Silya venait de prendre la forteresse du seigneur, qui avait été pendu avec sa femme. En tant que traitres, elle ne leur avait pas accordé la mort noble, par décapitation. Marchant dans la boue et la terre battue, Silya ne voyait que des hommes à la tête baissée devant elle, certains lui murmurant des « pardons » à peine audible. - Que faisons-nous d’eux, Haute-Reine ? demanda Mark en s’arrêtant devant un petit groupe. - Je leur laisserai le choix, dit la reine. Ceux qui me jureront fidélité seront réincorporés à mes armées, dans plusieurs corps différents et à plusieurs endroits, pour éviter toute tentative de révolte. Pour ceux qui s’y refuse, pendez-en un sur dix. Emprisonnez les autres. - Ma reine, fit Mark d’une voix hésitante, ne serait-il pas plus judicieux de tous les emprisonner ? Faire couler le sang de votre peuple n’est peut-être la meilleure chose à faire en ce moment. Votre père faisait ainsi et… - Je ne suis pas mon père, Mark. Je suis en guerre. Faites ce que je vous dis. Les traîtres doivent être punis, c’est ainsi. N’ayez crainte, la plupart se rallieront à moi. Ce sont de braves combattants, intrépides et… Elle se tut. Elle venait de voir parmi les hommes rassemblés, une jeune femme aux cheveux noirs. Elle semblait perdue, mais restait droite au milieu de ses camarades. Son épaule gauche était bandée et des tâches rouges y étaient visibles. - Que fait cette fille au milieu des prisonniers, Mark ? - Elle a été capturée pendant l’attaque. Elle portait une épée et une armure trop grande pour elle, ce qui ne l’a pas empêchée de tuer deux de nos soldats avant d’être mise hors d’état de nuire. Elle nous a raconté que son père était mort quelques jours auparavant et qu’elle avait récupéré ses armes pour défendre sa maison, et sa mère malade. - Bien, fit Silya en s’approchant. Quand je vous parlais de combattants intrépides… Retrouvez-moi dans une heure dans mes quartiers avec cette prisonnière. D’ici là faites soigner sa blessure et changer ce bandage. Elle s’éloigna, laissant Mark, étonné, exécuter ses ordres. Une heure plus tard, Silya s’était débarrassée de son armure, débarbouillée et attendait patiemment, assise dans un des fauteuils des appartements seigneuriaux qu’elle venait d’investir. Elle avait longuement réfléchit à ce qu’elle comptait faire de la jeune fille, et n’était toujours pas fixée. Elle sirotait un verre de vin rouge lorsque Mark frappa à la porte. Elle lui demanda d’entrer et il se présenta avec la jeune prisonnière. Ses longs cheveux noirs en bataille cachaient en partie son visage. Elle releva la tête devant la reine et Silya croisa ses yeux cuivrés. - On m’a dit que tu avais combattu. As-tu déjà reçu une instruction militaire ? demanda la reine. La jeune fille secoua la tête. - Ta mère est malade, de quoi souffre-t-elle ? - Je ne sais pas, ma Reine, elle a des boursoufflures et des ganglions partout. Elle délire. Puis-je lui rendre visite, ma Dame ? Je suis sa fille unique et… - Tu pourras, tout à l’heure. Indique l’emplacement de ta maison à mon aide de camp. Mark, demandez à mon médecin personnel d’examiner la mère de notre jeune combattante, et de faire tout ce qu’il peut pour elle. Dites à cette femme que sa fille ne manquera plus jamais de rien. A présent laissez-nous. - Ma Reine, est-ce bien prudent…, commença Mark. - Obéissez, soldat, dit-elle, froidement. Je vous ai chargé de plusieurs travaux, ne l’oubliez pas. Et que personne ne me dérange. Sous aucun prétexte. Le soldat se mit au garde-à-vous, puis la fille aux cheveux noirs lui indiqua l’emplacement de sa maison, et il quitta la pièce. Silya observa sa protégée. Le bandage de son épaule était propre et blanc. Quelques coupures rouges parsemaient sa peau, mais elle n’avait pas l’air en mauvais état. Au contraire, elle semblait aminée d’une force particulière, qui plaisait à Silya. La reine remarqua que les frusques déchirés de la fille laissaient largement entrevoir une partie de sa poitrine et sa hanche gauche. Silya l’observa un long moment et elle baissa la tête. [i]Quel effet cela procure-t-il ?[/i] songea-t-elle. [i]Une légère douceur… Une guerrière-née…[/i] Elle frissonna. - Comment t’appelles-tu, jeune fille ? demanda Silya. - Idraïs, Haute-Reine. Ma mère m’a nommée, … Idraïs. - Quel âge as-tu ? - J’ai… J’ai quinze ans, ma Dame. - Bon, fit Silya. As-tu déjà connu un homme, Idraïs ? - Non, je… dit-elle d’une voix timide. (Elle couvrit les parties visibles de son anatomie avec ses mains). Je… jamais. S’il vous plait, Haute-Reine, je… n’en ai pas envie… - Je sais, Idraïs, lui dit Silya. Elle s’approcha d’elle lentement, en souriant. Idraïs eut un timide sourire en retour. La reine s’arrêta à quelques pouces de la jeune femme, et retira doucement les mains qui couvraient son corps. Des années et des années plus tard, Silya releva la tête, troublée. Des larmes couvraient ses joues. Elle renifla. Elle se leva et jeta sur la table huit pièces d’or, largement suffisantes pour payer sa consommation. Elle ramassa le flacon de vin posé devant elle. Il était vieux, et très fort. Silya le regarda un moment, puis sorti de la taverne en l’emportant. Elle continua tout droit un moment, puis réfléchit un instant. Le chemin le plus rapide jusqu’au palais passait par les quartiers les plus mal famés de la ville. Elle haussa les épaules et marcha. Elle regarda sa bouteille. L’un des meilleurs crus de l’Île. Daté de 1363. [i]« Nous disions qu’ensemble nous devions mourir, ainsi nous portons notre avenir »[/i]. Elle vida la bouteille puis la fracassa rageusement contre les pavés de la rue avant de poursuivre sa route en titubant. Elle marchait et marchait, sous la nuit noire, lorsqu’un homme l’aborda. Il avait un couteau à la main. - Bonsoir, femme, ne voudrais-tu pas m’accorder un instant de bonh… Silya réagit immédiatement. Sa cheville droite, son torse, puis sa hanche, pivotèrent, et son pied gauche vînt frapper l’homme à la gorge. Il se redressait à peine, alors que Silya était déjà loin de lui. [i]J’ai faim. Je meurs de faim, mais pas de toi[/i], pensa-t-elle, dégoûtée. Et elle continua. Devant les portes du palais, il lui suffit de présenter son insigne. Les gardes la reconnurent et s’écartèrent. Elle marcha à travers les salles et les allées, sur les tapis de velours et par-delà les tapisseries de soie. Elle s’y sentait comme chez elle. Elle s’arrêta un instant et s’assit contre un mur, reprenant son souffle. Une fois que les effets de l’alcool se furent un peu estompés, elle se releva et reprit sa route. Rapidement la porte des appartements d’Ivawen apparut devant elle. Soudain elle prit peur et voulu courir se réfugier loin d’ici. Elle pensa à sa cellule non loin. Elle y serait en sécurité. Ses jambes restèrent immobiles. Sa main tremblait lorsqu’elle ouvrit la porte. Elle vînt s’asseoir à quelques pouces de sa reine qui dormait. Délicatement, elle lui caressa la joue, et l’elfe ouvrit les yeux. - Silya… murmura-t-elle d’une voix endormie. - Ivawen, fit Silya. Je… Elle ne trouva pas les mots. Elle resta muette quelques secondes et préféra garder sa main sur la joue de la reine. L’elfe leva la sienne et caressa sa profonde cicatrice, jusqu’à son oreille mutilée. - Comme tu es belle, Silya, souffla-t-elle. L’humaine senti ses yeux s’embrumer : - Personne ne m’a dit que j’étais belle depuis… Elle n’acheva pas sa phrase. Dans la pénombre, elle ne voyait pas grand-chose, mais les yeux d’Ivawen étaient un phare de lumière. Elle s’y perdait. Trop de choses étaient visibles dans ces pupilles. Trop de belles choses. Et surtout, surtout, un désir fou, irrépressible. Elle ne réfléchit plus, guidée par son instinct. Elle se pencha et embrassa Ivawen à pleine bouche. Elle s’envola lorsque la langue de la reine rencontra la sienne. Silya caressa immédiatement son visage et son souffle se fit rauque. Elle se releva et arracha son pourpoint et sous soutien-gorge. Lorsqu’Ivawen posa la main sur l’un de ses seins elle la lui prit et l’embrassa. Rapidement elle retira son pantalon de cuir, ses bottes et sa culotte. Nue, Silya se glissa dans les draps de la reine, et l’embrassa dans le cou. L’elfe la caressa et s’approcha de son oreille : « j’ai tant envie de te faire l’amour », lui susurra-t-elle. Silya trouva seule les attaches de sa nuisette et l’ouvrit d’un coup sec. Ivawen éructait. Elle en rêvait. Sans pouvoir le réprimer, elle murmura : « j’ai envie de te faire l’amour ». Ce n’était pas nécessaire. L’humaine arracha sa nuisette et la reine arqua les reins de plaisir. Elle posa ses deux mains sur les fesses de l’alizéenne et sa langue s’engloutit dans la bouche de sa partenaire. Silya observait sa reine. Ses cheveux blonds l’éblouissaient. Ses mains, ses doigts la faisaient frissonner. Elle pensa que les seins d’Ivawen étaient biens plus gros que ceux d’Idraïs. Et comme si cela avait été le fantasme de sa vie, elle les prit dans ses mains, puis fit jouer sa langue longuement sur leurs mamelons durcis. En les suçant, elle gémit autant qu’Ivawen, qui pressait fortement sa fesse gauche. Peu après, n’y tenant plus, l’elfe repoussa délicatement Silya, puis l’embrassa entre les seins. Ils étaient de taille moyenne, pointus, et la reine les trouvait parfaits. Elle descendit longuement passant sur la poitrine de sa partenaire qui gémissait, sur son ventre. Lorsqu’elle embrassa son sexe, Ivawen senti le sien se liquéfier. Elle toucha de ses lèvres cette source du bonheur, et ne sut si l’humidité qui couvrait son visage venait de sa sueur ou de Silya elle-même. La guerrière criait. L’humaine écarta les jambes. Elle tenait le visage de sa reine entre ses mains. Cela faisait des années qu’elle n’avait pas ressenti un tel plaisir. Sa féminité en réclamait toujours plus. Elle ne pensait plus à rien. La couche, la cité, l’Île, la mer elle-même, tout avait disparu. La seule chose existante était la langue d’Ivawen qui fourrageait en elle. « Oh, ma reine, s’écriait-t-elle. Je t’aime, s’il-te-plait, encore ! ». Tout n’était qu’humidité et bonheur. Ivawen avait perdu pied depuis longtemps. La Reine Solaire n’était plus. Elle avait oublié la douleur, ses cauchemars, son agression, ses devoirs… Elle ne désirait plus que goûter encore et encore à sa partenaire. Elle frissonna lorsque Silya la repoussa et la mit violement sur le dos. Sa féminité vibra. Malgré la pâle lueur de la Lune, l’humaine remarqua que les poils de l’elfe étaient aussi blonds que sa chevelure, ce qui l’excita d’avantage. Elle oublia tout lorsque l’elfe lui susurra : « j’ai faim, je t’en prie ». Ivawen hurla. Les doigts de Silya venaient de pénétrer son sexe. Il n’y avait plus rien autour d’elle, rien n’existait, elle avait oublié qui elle était. Mais sur elle, en elle, elle sentait la peau, la langue, le souffle, les doigts de Silya. Sa chevelure blonde se mélangea avec celle de la guerrière. Elle ne voyait que l’or, partout. Silya régnait en elle et Ivawen succomba à ses yeux verts, si pâles, et à ses doigts. Dehors, au plus profond de la nuit noire, un million d’étoiles brillaient.
  11. Loup Noir

    Le Havre des Reines

    La suite, que je poste rapidement car en grand manque de temps en ce moment. Je lis vos commentaires et en tiens compte, merci beaucoup pour vos encouragements. J'espère que vous apprécierez ! [center][u][b]Chapitre XX[/b][/u][/center] [b]Début de l’an 1378 du Quatrième Âge, Collines de Kiwele, sud-est du pays de Sorgoz [/b] L’aube mourait au loin, tandis que le soleil s’élevait petit à petit. Pas un souffle de vent ne filtrait entre les reliefs déchiquetés des montagnes que les habitants de Sorgoz appelaient [i]Kiwele[/i]. Les anciens des tribus racontaient que ces collines, hautes d’à peine trois mille pieds, étaient très jeunes à l’échelle du reste du monde, et que les dieux les avaient placées là pour abreuver le peuple de Sorgoz. A la saison des pluies, les nomades pouvaient en effet bénéficier des ressources des nombreux cours d’eaux intermittents qui y prenaient source. Les géologues lagorides, dont le plus fameux était aujourd’hui le prince Molloy, frère du Grand-Roi Maélen IV, affirmaient en revanche que cette sierra était très vieille et très érodée, mais qu’elle s’était récemment soulevée suite à un tremblement de terre, envoyé par leurs dieux afin de marquer cet endroit maudit, où nul empire et nulle civilisation ne prospéreraient jamais. Tous s’accordaient cependant sur le fait que ces petites montagnes avaient des sœurs, loin au nord, à peine plus hautes et moins étendues, mais issues de la même force géologique et de la même main divine que les Kiwele. Si la chaleur était étouffante, l’ombre ne manquait pas dans les collines, les Kiwele comptant nombre de vallées encaissées, à l’abri du soleil. Néanmoins, Esuf préférait conserver sur lui son voile blanc à liseré rouge, qui lui couvrait le crâne et le visage, la tenue traditionnelle des guerriers sorgosiens. Ses vêtements bouffant étaient de la même couleur. Il avait été ravi de pouvoir réendosser ces habits de combattant, après les semaines passées à Céläastra, en toge blanche. Sa plus grande satisfaction avait été de pouvoir à nouveau passer à ses sourcils et à son nez des anneaux d’or, symbole de son rang. Il chevauchait sa jument grise, vieille et borgne mais très rapide, et portait à la ceinture une grande épée elfique à large lame, incurvée et dentelée, cadeau de la reine Ivawen. Après moult pérégrinations dans les mers du sud, Esuf avait accosté en pays de Sorgoz avec une petite dizaine de longs bateaux elfique, remplis de mercenaires venus de la Côte de Béryl. Il en menait désormais une partie, accompagné de quelques hommes de Sorgoz, à travers les Kiwele afin de rejoindre le Guerrier-Roi Agg-Kour, aux prises avec un contingent lagoride. Sur un terrain légèrement surélevé, Esuf gardait un œil sur les mercenaires en contrebas. Leur chef, une elfe de l’est de Sierma répondant au nom de Tiéfa, ne lui inspirait qu’une confiance modérée. Elle avait rejoint la troupe de franc-coureurs assez tard, à peine deux jours avant qu’Esuf ne reparte. Il avait dû affréter un navire de plus, mais l’entrainement des cinquante guerriers de Tiéfa l’avait convaincu de les engager. Il respectait toutefois cette vieille elfe (il lui donnait environ quatre-vingt-dix ans, selon les canons elfes), seule femme parmi ses guerriers, mais les dirigeant d’une main de fer. En Sorgoz, les femmes ne portaient que très rarement les armes. Les femmes, filles ou sœurs des chefs de tribu devaient néanmoins chevaucher à la tête des leurs dans le cas où ledit chef ou ses fils trouveraient la mort. On appelait ces guerrières des [i]Kulinda[/i]. Tiéfa rassemblait ces soldats un peu plus bas. Esuf avait décidé que ces mercenaires l’accompagneraient, car il désirait les mesurer très tôt aux lagorides afin de les jauger. Aucun membre des Crânes-de-Taureaux ne ne se trouvait néanmoins avec lui, et Esuf se sentait seul sans les siens. De l’autre côté de la butte, à environ une lieue au nord-ouest, Agg-Kour avait lancé ses forces dans la bataille. Son âge avancé lui permettait de ne pas charger avec ses troupes. Il était néanmoins, en tant que Guerrier-Roi et chef de tribu, tenu de combattre. Il restait donc, entouré de ses gardes du corps, en retrait, galvanisant ses hommes. Esuf leva la main. Les mercenaires se mirent en selle et les vingt sorgosiens qui l’accompagnaient le rejoignirent. A son commandement, tous s’élancèrent. Ils chevauchèrent à bride abattue au fond du canyon. Au bout d’un petit moment, la bataille réapparut devant ses yeux. Esuf talonna sa monture qui prit rapidement de la vitesse. Il dépassa les premiers cavaliers, et dégaina son épée. Après avoir franchi la passe menant à la sortie du canyon, ils débouchèrent dans une vaste vallée en auge, comme il en existait quelques unes dans les Kiwele. Le guerrier plissa les yeux pour contrer le soleil et propulsa sa monture vers l’aile gauche des troupes lagorides. Les soldats ennemis, à pieds, affrontaient une armée sorgosienne à cheval. Néanmoins, les piquiers lagorides parvenaient à les repousser. Certains se retournèrent face aux nouveaux venus, mais la plupart étaient trop occupés pour faire face à la première menace. Esuf repoussa une première pique et fendit le crâne de son porteur. Ses hommes le suivirent quelques secondes après. Ils s’enfoncèrent profondément dans les rangs ennemis, tranchants et taillant autour d’eux. Un guerrier lagoride s’élança vers lui et écrasa sa lance contre le poitrail de sa jument. L’animal mugit et se cabra, défonçant le crâne de son attaquant. N’ayant plus de force, la jument tomba en arrière et Esuf dû sauter de son dos avant d’être écrasé. Tenant alors son épée à deux mains, il para le coup vicieux d’un soldat avant de l’éventrer. Avec un cri de rage il s’élança à nouveau, à la rencontre d’un bretteur. Le lagoride, plus petit que lui, lui opposa son bouclier. Après un échange de coups, le guerrier adverse frappa Esuf au bras, lui entaillant légèrement l’épaule puis lui fit perdre l’équilibre d’un coup de bouclier. Le sorgosien tenta de se rattraper, mais l’homme lui enfonça son épée dans la jambe, le faisant chuter sur un genou. Il leva son sabre pour se protéger, puis un guerrier de Sorgoz décapita son adversaire, avant de lui tendre la main. Esuf la saisit et se hissa difficilement en croupe. La bataille continua. La blessure du guerrier était superficielle et il s’en remettrait vite. Il exulta. Il adorait se battre sous le soleil de son pays, à dos de cheval, et sentir la mort au bout de ses doigts. La sienne, et celle de ses adversaires. Il faillit alors lâcher son épée. Une flèche venait de s’enfoncer profondément dans son épaule droite. Avec un grognement, il fit passer son sabre dans sa main gauche, et tenta, avec beaucoup moins d’habileté, de continuer à combattre. Au bout d’un long, très long moment, une corne retentie, et l’armée lagoride se débanda. Les guerriers de Sorgoz n’étant pas parvenus à les encercler, ils purent fuir sans trop de pertes et disparurent rapidement derrière une colline. Alors qu’Esuf s’apprêtait à les poursuivre, une corne retentie à nouveau, dans son dos cette fois, signalant la fin des combats. Lui et l’homme qui lui avait sauvé la vie mirent pieds à terre. Alors que les guerriers sorgosiens et les mercenaires se retiraient à l’ombre d’une pente, Esuf se trouva un cheval et alla rejoindre ses troupes. Pendant qu’il chevauchait, un homme vînt se porter à ses côtés. Il était de taille moyenne et famélique. Ses cheveux étaient très longs et entremêlés entre eux, puis noués à la base de son crâne. Il portait également une courte barbe, qui ne masquait pas sa mâchoire, fortement décalée vers la droite. Tous les poils de son visage étaient blancs comme neige. Il portait des vêtements blanc et rouge, amples, et de nombreux anneaux d’or ornaient ses sourcils, narines, oreilles, jusque dans sa lèvre supérieure. Deux boules dorées brillaient également sur sa langue. Des fils d’or pur ornaient aussi ses cheveux. Sur la blancheur de ses vêtements, les tâches rouges de son sang et de celui de ses ennemis ressortaient davantage. C’était un moyen pour faire ressortir le courage et les risques pris par les plus valeureux guerriers des tribus. Le vieux combattant portait aussi un grand sabre dentelé et un bouclier d’osier. Comme celle d’Esuf, sa tenue était rehaussée de plaques de cuir bouillies aux endroits sensibles. Esuf inclina légèrement la tête devant le vieux Agg-Kour. Des rides creusèrent son visage lorsque ce dernier lui sourit en retour. « Viens avec moi » lui ordonna-t-il. Ils partirent au galop vers une colline éloignée et s’écartèrent assez du champ de bataille. La flèche, toujours plantée dans son épaule, faisait souffrir Esuf. D’un geste, il la brisa. Il préféra ne pas se plaindre et suivit l’autre cavalier. Les sabots de leurs chevaux claquèrent sur le sol d’un canyon, puis ils s’engouffrèrent dans une faille à même la roche. Débouchant dans une petite cavité naturelle faiblement éclairée où se trouvait une jeune femme tenant une gibecière, le vieux guerrier mit pied à terre, suivit par Esuf. Il y faisait frais. Ils s’assirent en tailleurs face à face, et restèrent longuement à se fixer dans le silence. Agg-Kour prononça un mot et la femme s’approcha d’Esuf. Elle tira un couteau et déchira les frusque du guerrier, pour mettre à nu sa blessure à l’épaule. L’homme cria lorsqu’elle arracha la flèche. Il serra les dents lorsqu’elle nettoya sa plaie. Elle le banda habilement et serra fort. Esuf réussi à bouger à nouveau le bras, mais tout mouvement restait difficile. La femme fouilla dans sa musette pour en sortir un flacon de liqueur et rempli deux verres, qu’elle posa à côté des hommes. Elle s’installa ensuite dans un coin de la grotte et resta silencieuse. - Ta cousine est décédée, mon ami, dit le vieil homme en buvant une goutte de liqueur. - Comment ? demanda simplement Esuf. - Embuscade. Elle a tué deux guerriers lagorides dans la bataille. Nous avons pu lui faire un bûcher. Esuf avala un peu d’alcool et ne dit rien. Il savait qu’aucune tristesse ne se lisait sur son visage. Tout simplement parce qu’il n’était pas triste. Sa cousine, de seize ou dix-sept ans son aînée, avait était la femme du chef de la tribu des Crânes-de-Taureaux, de ce fait, à sa mort, elle avait pris les armes pour le remplacer, devenant l’une des [i]kulinda [/i]les plus efficace de sa génération. Sa fin héroïque ne faisait que l’honorer un peu plus. - Quelles sont les nouvelles ? s’enquit le chef de guerre. - Les elfes nous ont prêté du matériel, des armes, des navires. La reine Ivawen va également envoyer des troupes au sol. Elle a remporté une grande victoire navale sur la flotte lagoride. La sienne est amoindrie, mais assure tout de même le contrôle des mers sur plusieurs miles et ses galères sillonnant les flots suffisent à empêcher le Grand-Roi de tenter autre chose qu’une attaque terrestre. - La reine n’aurait rien tenté sans une victoire maritime. Je suis satisfait. Mais tu m’en avais déjà parlé. Il me semble qu’elle a également débarqué sur la Presqu’île du Goéland ? - En effet, un contingent d’elfes occupe ce territoire. Mais le Grand-Roi enverra sous peu une armée le reconquérir. - La presqu’île peut tenir, sourit le roi. Inquiète toi plutôt pour nous, veux-tu. La reine n’est pas notre alliée. - Que voulez-vous dire ? s’étonna Esuf. - Son comportement, ce que tu m’as rapporté dans tes lettres, tout cela me font penser que cette femme est des plus ambitieuse. Or les femmes sont fourbes par nature. N’oublies pas que si notre alliance permet de défaire les lagoride, elle deviendra l’une des plus grandes puissances militaire et économique de la région. Avec de surcroît, un pied sur le continent. - Je ne sais pas. Peut-être. Que préconisez-vous ? - Rien pour le moment. Nous ne pouvons nous préoccuper de cela maintenant. Et après la guerre, je serais démis de mes fonctions. Mais il nous faudra rester vigilant. Retiens cela. - Bien, roi, dit sobrement Esuf. - Bon. Les lagoride ont opérés une grande percée vers le nord, ainsi qu’une autre, plus réduite, vers le sud. Tes renforts sont les bienvenus dans les Kiwele, où les lagorides attaquent en nombre. Et beaucoup de tribus ont fait migrer leurs faibles bouches vers la protection relative de l’ouest des montagnes. Si les troupes du Grand-Roi parviennent à passer, et à atteindre nos femmes et nos enfants, nous serons, au mieux, forcés de demander la paix et de céder aux exigences des sédentaires. - Pourquoi pensez-vous qu’ils prendront la peine de les garder comme otages ? cracha Esuf. Leurs précédentes méthodes laissent plutôt penser à un massacre en règle. - Voilà pourquoi j’ai dit « au mieux », fit le roi. Mais je pense qu’ils éviteront un massacre. Si ma ligne de front cède en premier en tout cas. Je t’exposerais les raisons plus tard. - Vous semblez si bien les comprendre… - Cela fait dix ans que je ne combats plus. J’ai eu l’occasion de voyager un peu, et de m’instruire en m’ouvrant à d’autres cultures, ainsi qu’à une géographie toute différente de la nôtre. Parfois stupide et étriquée, mais assez utile pour cerner l’esprit des sédentaires. Voilà mon plan Esuf. Nous devons tenir ici. Selon tes informations, il faudra attendre plusieurs jours avant que les troupes elfes ne débarquent. Je veux que tu leurs demande de se rendre au nord, où le front est le plus fragile. Nous pourrons encore tenir ici, mais il me faudrait des guerriers frais. De plus, j’aimerais que tu rédiges un message au chef elfe qui occupe la Presqu’île du Goéland. Il n’est pas loin, il pourra envoyer des hommes appuyer la tribu Œil-Braise et les survivants des Lance-de-Sable, qui se battent au sud des collines. - Je m’y mets tout de suite, roi, répondit Esuf. - Non, dit sèchement Agg-Kour. Tu dicteras le message à ma nièce ici présente (il désigna la jeune femme assise dans le coin). Tu ne peux écrire, ni combattre avec ta blessure au bras. Mais écoute d’abord ce que je veux te dire. Sais-tu pourquoi je t’ai choisi comme émissaire ? - Pour les raisons que vous avez évoquées. Ma prudence et ma connaissance des langues étrangères. Et ma faculté d’analyse des gens. - En effet. C’est pour ces mêmes raisons que j’ai besoin de toi cet après-midi. Je me rends en ambassade chez les ennemis. - Une ambassade ? s’étonna Esuf. Ce n’est pas commun. - Non. Mais nous sommes bloqués depuis une semaine par un général lagoride qui semble connaître les Kiwele, ainsi que notre mode de combat, mieux que les autres. Il contre mes attaques et mes tentatives de contournement. Jusqu’alors, je suis parvenu à contrer également les siennes. Le fait est que je connais cet homme. Il se nomme Nervas Sobraï. Nous nous sommes affronté il y a une quarantaine d’années. Je le rencontre bientôt, et je te veux à mes côtés. - Je n’ai jamais entendu parler de ce… - Si, coupa Agg-Kour. Son nom sorgosien est [i]Cheval-sur-la-Dune. [/i] Esuf sourit. Cet homme était connu, même au sein de sa tribu. Il comprit soudain pourquoi Agg-Kour n’avait qu’une peur modérée pour les siens réfugiés à l’ouest des Kiwele. Nervas Sobraï était assis dans sa tente, alors qu’un serviteur fixait à son torse une cuirasse de cuir. Dans le miroir où il se reflétait, il ne pouvait s’empêcher de penser que [i]Gueule-Cassée[/i] se gausserait intérieurement du vieillard qu’il était devenu. Il n’avait plus de cheveux, à part quelques poils blanc éparses sur le crâne, il était très ridé et rachitique. Plusieurs de ses dents étaient tombées au fil des années. De plus, le voyage à travers le royaume jusqu’au champ de bataille, ainsi que ses multiples querelles avec deux jeunes généraux particulièrement méprisant l’avaient grandement affaiblit. Il se déplaçait désormais avec une canne, ou soutenu par un de ses suivants. Néanmoins, il se félicitait d’avoir gardé des facultés mentales intactes. On entra dans la tente. Dans le miroir, Nervas vit qu’il s’agissait du prince Molloy. Il resta de dos, et attendit que le serviteur ait fini de lasser sa cuirasse. - Les guetteurs ont aperçu deux cavaliers sorgosiens se diriger vers le point de rendez-vous, général. Nervas se leva. Il salua rapidement Molloy, puis acquiesça. Saisissant sa canne, il suivit le prince en dehors de la tente. Ils marchèrent quelques instants sous le soleil, avant de s’arrêter devant deux étalons bais. Nervas rangea sa canne en travers de la selle et Molloy lui fit la courte échelle pour l’aider à monter. Une fois qu’ils furent tous les deux installés, le prince et le général se dirigèrent vers le lieu de rendez-vous, approximativement au sud-ouest de leur position. Les deux étaient protégés du soleil par des voiles et des vêtements amples. Ils portaient aussi de légères cuirasses, symbole de leur rang. Molloy était plus grand que son frère, et plus imposant. Son physique ressemblait plus à celui d’un combattant qu’à celui d’un érudit. Il avait d’ailleurs une pratique régulière des armes, et surtout du combat à main nues, qu’il affectionnait particulièrement. Comme Maélen, le prince avait les trais fins, les cheveux roux, les yeux très noirs et la peau claire. Il ne conseillait que rarement son frère, et préférait se consacrer à l’étude. Austère, excentrique et critiqué pour cela, il jouissait néanmoins d’un fort prestige au sein de l’armée de terre, pour avoir, dans sa jeunesse, mené trois fois ses troupes à la victoire pendant les guerres de son père et de son frère. Son dernier fait d’arme remarquable, la défense d’une forteresse de l’est assiégée, remontait à une dizaine d’années, néanmoins, les généraux le respectaient, quand plusieurs administrateurs civils se gaussaient de lui dans son dos. C’était des choses que Nervas avait principalement appris depuis sa nomination en tant que général, et, pour certaines, confiées par Molloy lui-même. - Ne craigniez-vous pas une embuscade, Prince ? demanda Nervas. Le frère du Grand-Roi ferait un otage plus que précieux. - Tout d’abord, Nervas, grinça Molloy, vous savez que les rois sorgosiens sont tenus à un code très strict, qui implique notamment de ne pas s’en prendre aux émissaires. Une vieille coutume, certes, mais si Agg-Kour la transgressait, il serait mis à mort par ses pairs. Deuxièmement, s’ils me prenaient en otage, mon frère mettrait tout en œuvre pour raser le pays de Sorgoz et laverait cet affront dans un bain de sang. Car une fois encore, mon statut d’émissaire me protège. Troisièmement, et principalement, je ne suis pas du genre à reculer face aux risques. Nervas resta silencieux. En effet, le prince était courageux. Et il savait y faire. Les premiers jours, alors que le pouvoir du général était encore mal installé au sein de son armée, Molloy lui avait demandé de laisser sa canne à l’intérieur de sa tente. Il l’avait ensuite soutenu pendant toute sa tournée d’inspection, montrant aux yeux de tous que le vieil homme était une extension du pouvoir fédéral sur ces terres désertiques. La chaleur devînt étouffante lorsqu’ils descendirent vers un fond de vallée. Nervas porta à ses lèvres son outre d’eau et but une longue gorgée. Il la passa à Molloy qui se désaltéra aussi. Au fur et à mesure de leur descente, l’air se fit plus présent. Il parvenait à respirer un peu mieux. Pendant l’après-midi, des brises fraîches apparaissaient au fond des canyons des Kiwele. Ils se sentirent mieux une fois leur descente achevée. - Venez, lui dit Molloy, je voudrais vous montrer quelque chose. Nous avons un peu de temps de toute façon. Nervas le suivit sur quelques pas, puis le prince arrêta son cheval et mit pied à terre. Il présenta au général un endroit dans la roche. Nervas s’approcha et distingua de petites touffes de végétation au fond du canyon. Le prince tira son arme fétiche, un marteau de guerre agrémenté d’une grosse pique de métal recourbée à l’arrière de la tête, et se mit à creuser la terre tant bien que mal à côté des minuscules arbustes. Au bout de quelques minutes d’effort, il lâcha son marteau et entreprit de creuser le sol à mains nues. Enfin, un liquide terreux s’échappa du trou et le rempli avec un bruit de sussions. Le prince se pencha alors, mit ses mains en coupe, recueillit un peu de liquide, puis en but une gorgée. - C’est de l’eau, dit-il à Nervas. Elle coule sous la surface, et, à la saison des pluies, rempli une partie du canyon. Ce qui est extrêmement dangereux si on se trouve dedans, car elle charrie énormément de roches et de sables, qui vous écraseraient en un instant. - D’où la présence de végétation en surface, compris Nervas tandis que Molloy rebouchait son trou. Le prince acquiesça et ils repartirent. Ce comportement étrange ne surprenait pas le général. Depuis qu’il le fréquentait, Molloy lui avait fait découvrir plusieurs choses du même type, comme par exemple des constellations ou des étoiles, parfaitement visible dans le ciel sans tâche du désert. Toutefois, Nervas était ravi de l’avoir pour compagnon de route. Il était très intéressant et ses excentricités amusaient le vieil homme. De plus, son côté désinvolte le fascinait, surtout en comparaison avec le caractère de son frère, que Nervas n’avait fait qu’effleurer, très pragmatique et respectueux des règles. A titre d’exemple, le prince avait utilisé une vieille loi et l’exemple de souverains anciens pour contracter, puis briser quatre mariages successifs. L’expérience du ruisseau avait détendu Sobraï mais la réalité revînt à lui lorsqu’il aperçut le lieu de rendez-vous. Il restait invisible, mais comme convenu, [i]Gueule-Cassée[/i] avait préparé un feu dont la fumée blanche s’échappait au loin. Les deux lagorides descendirent une pente douce, puis contournèrent un gros rocher, pour enfin arriver en vue d’un éperon rocheux à l’ombre duquel deux hommes à la peau noire campaient. L’un était large d’épaules, et portait un voile lui couvrant le crâne. L’autre était plus petit et évidement plus vieux. Il arborait une tignasse de cheveux blancs. Les Guerriers-Rois de Sorgoz ne devaient pas porter le voile, symbole des guerriers masculins, car, tout comme celui des [i]Kulinda[/i], leur combat était un devoir. Ils devaient porter les armes jusqu’au sacrifice, allant tête nue, signe de courage et surtout, d’absence de peur. Les lagorides mirent pieds à terre et leurs hôtes se levèrent. Tous les quatre s’inclinèrent en même temps, puis s’assirent, face-à-face, Molloy et le jeune sorgosien un peu en retrait. - Salut à toi, [i]Cheval-sur-la-Dune[/i] ! lui dit le Guerrier-Roi. Comme convenu, la bataille de ce matin n’ayant pas abouti à une victoire de l’un de nos de camps, en partie grâce à l’intervention de mon ami Esuf de la tribu des Crânes-de-Taureaux ici présent, nous voilà à nouveau réuni, trente-neuf après la première fois, pour parlementer - Salut, [i]Gueule-Cassée[/i], répondit sobrement Sobraï. Je vois que tu te portes bien. - J’ai connu pire. Voilà au moins trente ans que personne ne m’avait appelé [i]Gueule-Cassée[/i]. - Cela te va bien, sourit Nervas en avisant sa mâchoire décalée. Laisse-moi te présenter l’homme qui m’accompagne… - Le Prince Molloy Lagoride, coupa Agg-Kour. Je l’ai rencontré un jour. - Aucun souvenir, intervînt Molloy. - Bien sûr, expliqua le vieux sorgosien. C’était il y a six ans. Je me suis rendu au nord de votre royaume pour étudier un traité sur le jardinage dont on m’avait parlé. Je trouve fascinant de faire pousser des fleurs. C’est à cette période que vous vous êtes rendu en ambassade à la tête d’une colonne d’infanterie pour je ne sais quelle fête locale. J’ai pu vous observer un moment. - Ah, fit le prince. Dans le duché de Vâan. - Pour moi, cela reste le royaume lagoride. Mais venons-en aux faits. - Tu étais moins bavard, la dernière fois, [i]Gueule-Cassée[/i], fit remarquer Nervas. - La vieillesse, la sagesse, la langue, répondit Agg-Kour. Mais bon, voilà où nous en sommes. Nous avons arrêté votre progression, et nous sommes, dans une impasse. Vos troupes font mouvement vers le nord et le sud des Kiwele, et, loin au nord, votre armée peine à avancer face aux tribus dans le désert. - Votre position ne tiendra pas, [i]Gueule-Cassée[/i], tu le sais bien. Nous sommes plus nombreux et mieux armés. Et je connais le pays ainsi que vos stratégies mieux que beaucoup de jeunes généraux. - Nous avons des alliés. - Je le sais. Céläastra. Ils n’ont pas assez d’hommes pour envahir le royaume, fit Nervas en tentant de minimiser l’impact de l’entrée des elfes dans la guerre. - Mais peut-être assez pour nous secourir ? sourit Agg-Kour. Voilà ce que je propose. Vous évacuez les Kiwele, et renoncez à toutes vos prétentions sur nos territoires. Vous libérez les prisonniers. Et surtout (son regard se fit plus dur) vous rasez les trois forteresses de l’ouest de votre pays, Samov, Elkan et Visto, et démantelez leurs murailles. Ces fortins ont été bâtis pour surveiller Sorgoz il y a vingt-ans et tant qu’elles se dresseront contre nous, la paix ne pourra être conclue. De plus, vous nous livrez cinq mille chevaux, une centaine pour chaque tribu, à titre de dédommagement. En signe de bonne foi, je m’engage à convaincre les chefs tribaux de se retirer dans les Kiwele et à l’ouest des collines jusqu’au prochain hiver, et à vous remettre tous vos prisonniers. - J’en rirais si je n’étais pas aussi las, mon ami, soupira Nervas. Si nous acceptons, et le Grand-Roi n’acceptera jamais, le royaume sera alors menacé. Je ne te ferais pas l’affront de te proposer des conditions aussi irréalistes. - Il nous faut tirer vengeance du massacre des Lances-de-Sable, dit froidement Agg-Kour. Et de toutes les exactions des lagorides à notre encontre. - Vous avez massacré les notres également, pillé nos récoltes, rasé des villes. Tu te doutes bien qu’une telle paix est impossible. Le Roi, le peuple, les seigneurs, le clergé, tous se lèveraient comme un seul homme contre cette décision. Et je finirais au minimum empalé. - Oh oui, fit Molloy. - C’est certain, répondit Agg-Kour. La paix ne pourra être conclue qu’une fois que l’un des deux camps aura pris l’ascendant sur l’autre. Tu l’as dit, vous disposez de ressources considérables par rapport aux notres, et sans l’intervention des elfes, vous auriez déjà l’emporté. J’ai bien compris que trouver une solution à l’amiable n’était pas le but de cette rencontre. - Quel était le but dans ce cas ? intervînt Esuf des Crâne-de-Taureaux, qui parlait pour la première fois. - Se revoir, souffla Nervas, fatigué. Il tenta de se relever, mais Agg-Kour fut plus rapide et lui tendit la main. Une fois debout, les deux hommes s’étreignirent. - Je t’ai toujours apprécié, [i]Cheval-sur-la-Dune[/i], fit le vieux chef. J’ai été heureux de te revoir. Qu’en est-il des femmes et des enfants réfugiés dans l’ouest des Kiwele ? - Tant que je commanderais cette troupe et celle attaquant le nord des montagnes, il ne leur sera fait aucun mal, nous les traiterons avec honneur (Agg-Kour acquiesça, visiblement satisfait). Je t’apprécie aussi, vieil homme. - Moins vieux que toi, sourit le Guerrier-Roi. Adieu [i]Cheval-sur-la-Dune[/i]. - Adieu, [i]Gueule-Cassée[/i]. Et à demain. [b]An 1378 du Quatrième Âge, Presqu’île du Goéland, sud-ouest du royaume Lagoride[/b] Hroar Erlîn grimpait rapidement les escaliers du phare « Albatros », désireux d’atteindre au plus vite son objectif. Il portait une cotte de maille restaurée, un casque et des jambières d’acier. Son [i]koranen[/i], qui avait chuté avec le fils de Nérau, brisé et tordu, était inutilisable. Il l’avait donc troqué contre une hache d’arme de bonne facture. Mais il avait dû s’entrainer à nouveau pour récupérer ses repères. De plus, la perte de son arme fétiche, qu’il conservait depuis vingt-ans, l’avait affecté. Erion lui avait demandé de seconder Noédor Edlla à la défense du Fortin « La Mouette », puis, après l’arrivée d’un contingent important venu de Céläastra, l’avait appelé au sein de l’Albatros. Et aujourd’hui il lui demandait de lui rendre visite. Hroar se demandait de quoi son ami avait besoin. Sans doute de conseils pour améliorer la défense de la Presqu’île. D’après ce qu’il savait, elle était un point essentiel de la stratégie de la reine dans sa lutte contre les lagorides. Il arriva devant la porte de son bureau. Deux gardes armés de javelines en gardaient l’entrée. Le reconnaissant, ils s’écartèrent immédiatement. Les elfes, sans être amicals pour autant, lui montraient plus de respect depuis qu’il avait capturé Nérau. Le général était aujourd’hui dans un bateau, en direction de Céläastra, en compagnie de prisonniers de guerre. Le nain frappa et s’annonça. La voix étouffée d’Erion Serra lui répondit. Il entra. Erion était assis à un bureau de bois, dans une pièce regorgeant de livres traitant d’histoire militaire et de stratégie. Beaucoup parlaient également de la géographie de la Presqu’île. - Bonjour Hroar, lui dit l’elfe d’une voix blanche. - Bonjour Erion, répondit le nain en s’asseyant. L’elfe ouvrit un tiroir et fouilla dans le bureau. Il en sorti un rouleau de papyrus, matière assez rare chez les insulaires et beaucoup de continentaux, qui préféraient le parchemin. Hroar s’approcha, intrigué, mais son ami garda le document sous la paume de sa main, de sorte que le nain ne puisse voir de quoi il s’agissait. Hroar, curieux et étonné, leva les yeux vers lui, réclamant implicitement des explications. - Nous devons partir, dit simplement l’elfe. - Partir ? s’enquit Hroar. Mais pour où ? Et pourquoi ? Je pensais que maintenir notre position était important pour la stratégie d’ensemble de la reine ? - Il ne s’agit pas d’abandonner l’île. Regarde. Il fit glisser le papyrus vers lui. Le nain le prit et le déroula. L’écriture était grossière et penchée. Il s’approcha pour déchiffrer le bref message, rédigé en antique commun. [i][right]A l’attention d’Erion Serra, gouverneur de la Presqu’île du Goéland pour la Reine Ivawen [/right] Je tiens à vous informer par la présente de la situation critique dans laquelle se trouvent la tribu Œil-Braise ainsi que certains Lance-de-Sable, combattant en ce moment même une armée lagoride ayant investi le sud des montagnes Kiwele, proche de votre position actuelle. Les tribus peinent à arrêter l’avancée de ces troupes sur notre territoire. Les lagorides menacent également l’ouest des montagnes où les femmes et les enfants de nombreuses tribus ont trouvé refuge. Les Lance-de-Sable ayant déjà subi d’irréversibles pertes en termes de population, nous craignons la disparition pure et simple de cette tribu. En vertu du pacte liant nos deux peuples, et dans l’espoir que cette collaboration continue, je vous conjure de nous fournir un appui militaire dans cette région, dans la mesure de vos possibilités d’action. Notre chef de guerre, le puissant Agg-Kour, de la tribu des Dunes-en-Feu, Guerrier-Roi de Sorgoz en l’état, a rencontré le général lagoride Nervas Sobraï dans l’espoir de lui proposer une paix séparée. Devant l'échec de ces négociations, notre situation est de plus en plus précaire. Je joins avec ce courrier des informations supplémentaires vous permettant de trouver la zone de combat. Puisse notre entente durer, pour le bien de nos deux peuples, et puisse-t-elle triompher de notre ennemi commun. [right]Que les Esprits du désert veillent sur vous. Esuf, de la tribu des Crânes-de-Taureaux, émissaire d’Agg-Kour, Guerrier-Roi de Sorgoz parlant au nom des tribus[/right][/i] - Tu comptes leur porter secours, fit Hroar. - En effet. Comme tu le vois, la ligne de front est en train de céder au sud des Kiwele. Je veux à tous prix empêcher le Grand-Roi de s’avancer d’avantage dans ces terres. Je vais te monter (il sorti une grande carte de Sorgoz, repoussa le papyrus et l’étala sur son bureau). Une poussée lagoride dans ce secteur leur permettrait de menacer les arrières d’Agg-Kour, qui devrait alors se replier hors des montagnes. - Et il ne peut pas non plus porter lui-même secours au sud, signifia Hroar, car (il consulta la lettre) il lui faudrait abandonner les civils réfugiés dans les Kiwele. Cet [i]Esuf [/i]a bien fait d’insister sur ce point. Qu’attends-tu de moi ? - Nous disposons d’un petit millier de soldats. Je veux que tu en recrutes trois cents, parmi les plus compétents. Des bretteurs et des cavaliers, si possible, les archers doivent rester au fortin afin de défendre ce territoire. Selon les éclaireurs, une armée fédérale se dirige droit sur nous et atteindra l’isthme de la Mouette d’ici deux jours. - Tu comptes partir et laisser Edlla diriger les défenses ? s’étonna Hroar. - Oui. Des militaires aguerris sont arrivés de Céläastra, ils le conseilleront. Les défenses de la presqu’île peuvent être diminuées, étant donné que nous n’avons plus à craindre d’attaques par la mer. De plus, je vais écrire afin de demander des renforts à Céläastra. Enfin, j’ai combattu dans les Kiwele il y a une dizaine d’années, je connais un peu la région. Le capitaine Estë nous transportera par la mer. Et je préfère t’avoir à mes côtés. - Je préfère aussi, sourit le nain. J’aime avoir un [i]koranen [/i]près de moi, même si je ne le manie pas. Je vais m’occuper du recrutement. Dois-je également trouver des chevaux ? - Je m’en suis déjà occupé, dit Erion. Il y en avait quelque uns dans les écuries de la presqu’île et les hommes de la reine nous en ont fourni d’autres. - Parfait mon ami, dit le nain. Il nous faudra agir vite, la bataille risque d’être serrée. - Bien sûr, sourit l’elfe. Comme nous les aimons. - Pour la gloire de la Reine Ivawen, professa Hroar. Et il sorti de la pièce.
  12. Loup Noir

    Le Havre des Reines

    [b]Voilà la suite, j'espère que vous apprécierez. Pour le rythme de publication, normalement je poste toutes les deux semaines. Seulement vu le retard que j'avais pris au mois doute, j'ai publié plus régulièrement en septembre. Maintenant je compte reprendre un rythme bi-mensuel.[/b] [u][center][b]Chapitre XIX[/b][/center][/u] Silya frissonna en entrant dans la cour d’entraînement du palais royal de Céläastra. Elle était équipée d’une élégante cotte de maille elfique, ainsi que de jambières ciselées. Sa tunique de cuir bouilli était également d’excellente facture. Elle tenait en main un heaume sans visière, fendu sur les côtés des yeux pour lui permettre d’avoir une vision élargie. Sa tenue, fine et taillée dans l’acier le plus pure, était un présent de la reine Ivawen. A ses hanches pendaient ses sabres, et à ses poignets, elle gardait les gantelets frappés de la rose-des-vents. Dans la cour s’entraînaient plusieurs guerriers elfes, ainsi que cinq archers. Silya reconnu leur uniforme comme celui des patrouilleurs des remparts royaux. Certains guerriers portaient la livrée bleue nuit des gardes de la reine. D’autres, sans uniformes mais portant des armures de qualités, devaient être issus de la noblesse. Silya repéra également deux femmes en broigne de cuir et de maille en train de s’échauffer. Elles portaient toutes les deux des casques, des gantelets et des jambières d’acier. L’une d’elle effectuait des mouvements avec une longue javeline, tandis que la deuxième maniait une lame elfique incurvée. Les deux semblaient plus jeunes qu’elle, bien qu’elle eut du mal à déterminer leur âge. Depuis son entrevue avec la reine, Silya avait suivi ses ordres et s’était entraînée tous les jours, privilégiant le contact avec différents adversaires. Elle n’avait néanmoins jamais réussi à convaincre plusieurs guerriers de se mesurer en même temps à elle, les elfes préférant se battre entre eux la plupart du temps. Silya les soupçonnait aussi de craindre une défaite contre elle. Toutefois, ce jour-ci, elle décida de tenter sa chance avec ces deux femmes. Depuis son retour de Vermelhäa où elle avait visité l’amiral Fend-Tribord, Nærisa laissait à sa garde du corps le début de ses après-midi, lui permettant de se rendre dans la cour d’entraînement. Silya marcha à travers les dalles de marbres, évitant au passage plusieurs guerriers qui bataillaient. Elle se dirigea vers les dames elfes. Vu leur allure, elles semblaient appartenir à la noblesse. Haussant les épaules, Silya s’arrêta devant celle qui maniait une lance, une petite femme aux cheveux auburn. - Bonjour, Mes Dames, leur dit-elle. Peut-être accepteriez-vous d’effectuer quelques passes d’armes avec moi ? - Qui êtes-vous ? demanda son interlocutrice en la dévisageant d’un air soupçonneux. Je ne vous ai jamais vu par ici. - Elle participait au tournoi de la reine, dit la deuxième elfe, dont la voix était haut perchée. A l’épreuve de Haute-mêlée. Depuis la princesse Nærisa l’a recrutée comme garde du corps. Mais j’ignorais qu’elle avait accès à la salle d’entraînement. Silya regarda un instant la jeune femme. Passant outre son arrogance, elle se demanda comment elle savait tout cela. Puis elle la regarda dans les yeux. L’un était d’un vert profond, lui rappelant directement ceux de Nærisa. L’autre était beaucoup plus clair, d’une couleur gris-vert. Silya reconnue difficilement l’elfe aux yeux vairons qui avait combattu à ses côtés lors du tournoi d’Ivawen. Elle avait une crinière de cheveux bizarrement argentés, assez clairs, qu’elle avait semble-t-il tentée de nouer en tresses acceptables. Silya la toisa quelques instants avant de dire : - La princesse estime que sa sécurité est assez importante pour que ceux qui en sont chargés soient les mieux formés possible. Désirez-vous vous entraîner, ou préférez-vous rester ici à papoter ? - On se bat, l’humaine, fit l’elfe aux cheveux auburn. Que proposez-vous ? - Il semblerait que j’ai bientôt à me battre au sein d’une armée, et contre d’autres armées, dit Silya. Autant que mes entraînements ressemblent le plus possible à une vraie bataille. Je vous propose de vous battre toutes les deux contre moi. - Toutes les deux ? s’exclama la crinière d’argent en riant. Vous ne croyez pas que cela ferait un peu trop ? - Nous verrons, sourit Silya. Le but n’est pas forcément de gagner, mais d’aiguiser les réflexes. Dans l’idéal, il faudrait se battre contre quatre ou cinq adversaires en même temps. Mais je pense que deux suffiront pour cette fois. En cela j’estime que l’exercice de la haute mêlée est particulièrement intéressant. - Vous en sortirez-vous, si deux combattantes confirmées focalisent leurs attaques contre vous, guerrière ? fit cheveux d’argents, dubitative. - Bonne question. Les trois femmes se saluèrent sobrement, puis chacune coiffa son casque et changea ses armes contre des lames d’apparat. Elles s’éloignèrent l’une de l’autre et commencèrent à s’échauffer. Silya rangea ses sabres émoussés, puis bondit sur la droite, tout en tirant une lame et en envoyant une parade imaginaire. De l’autre main, elle dégaina sa deuxième arme et frappa l’air de bas en haut. Elle pivota immédiatement après, et enchaîna une série de bottes, tout en restant cantonnée à un périmètre très restreint. Tout en exécutant sa chorégraphie, elle jeta un œil à ses futures adversaires. Celle aux cheveux auburn restait le plus souvent campée sur ses appuis et lançait des regards frénétiques aux alentours. Elle portait lance et bouclier avec aisance. Elle avançait patiemment vers son concurrent imaginaire et lui tournait autour, tout en s’éloignant grâce à de petits sauts. Elle maîtrisait parfaitement son timing et son armure, plus lourde que celle de sa compagne, était parfaitement adaptée à ce style de combat, basé sur le harcèlement. La deuxième était bien plus virevoltante, démontrant toute l’agilité dont était capables les elfes. Elle bondissait de toutes parts, tailladant, tranchant, parant, en divers points. Elle avait l’air d’une danseuse. Tout en s’échauffant Silya compris le manège des deux femmes. Celle aux cheveux auburn attendait que l’adversaire attaque pour le cueillir. L’autre se concentrait sur les esquives, pour frapper de plus belle une fois que l’occasion se présentait. Les deux techniques étaient efficaces, car la plupart des hommes ne pensaient pas tout de suite être vaincu par une femme. Ils avaient donc tendance à s’approcher et à prendre des risques. Néanmoins, l’alizéenne était trop chevronnée pour se laisser berner. Elle savait également que s’il était possible de lire le jeu de ces elfes pendant leur échauffement, elles pourraient se montrer autrement plus redoutables en combat réel, ou simulé. Les trois femmes s’arrêtèrent presque simultanément. Elles se placèrent à distance respectable les unes des autres et se toisèrent un petit moment. Puis le combat débuta. Silya avisa la guerrière aux cheveux auburn. Elle s’avança et l’humaine dut parer un coup de lance. Elle riposta puis attaqua vers l’intérieur. Elle ne put atteindre la guerrière qui s’esquiva et dut reculer rapidement pour éviter un coup de sabre de sa deuxième adversaire. Elle fit deux pas de côtés et s’attaqua à l’argentée. Celle-ci s’élança et lui envoya une série de coups vicieux. L’humaine esquiva et para, tout en tentant de se rapprocher. Elle évita de justesse la lance de l’autre qui fusait vers elle. Elle fit deux pas en arrière et regarda ses adversaires. L’argentée était svelte et petite, mais assez large d’épaules. Elle semblait détenir en elle force et souplesse. L’autre était clairement moins forte que sa partenaire, mais semblait aussi bien plus sûre d’elle. Son visage était serein et elle maniait sa javeline avec une précision effrayante. Silya recula à nouveau. Elle plissa les yeux. Elle partit en arrière, puis se jeta sur la femme à la lance, en tentant de l’atteindre au genou. L’autre se retira sans problème et Silya dut éviter un coup de sabre de la deuxième guerrière. L’alizéenne recula une fois de plus et toisa ses adversaires. Il ne servait à rien d’élaborer une stratégie complexe pour les vaincre toutes les deux en même temps, il lui faudrait improviser. Elle recula encore, puis fit tournoyer ses épées dans ses mains en souriant. La lance fusa et Silya se baissa immédiatement puis frappa au genou. Sa lame fut arrêtée par le bouclier, et l’elfe recula pour éviter un coup de la deuxième épée. L’argentée s’avança, mais Silya la cueillit derechef. Elles échangèrent une série de coups, puis l’elfe tenta de la rabattre vers sa partenaire. L’humaine bondit de l’autre côté puis frappa, visant la tête et la poitrine. Ses lames furent repoussées. Elle reçut un magnifique coup de pied et perdit l’équilibre. Heureusement, son adversaire manquait de force et elle ne chuta pas. Elle eut néanmoins du mal à éviter les assauts suivant et prit un coup de lance sur la joue. La lame n’entama pas son heaume mais l’étourdie tout de même une seconde. Elle respira calmement en jaugeant les deux femmes. Outre leur jeunesse et leurs aptitudes, elles pouvaient compter sur le fait de s’entraîner souvent ensemble et sur des styles de combat complémentaires. Mais Silya comprenait plus facilement leurs jeux désormais. Elle attendit une seconde, puis attaqua de plus belle. Elle bloqua trois coups de lance, puis frappa la hampe de toutes ses forces. Le bois renforcé de métal résista mais l’elfe fut déstabilisée. Silya passa à sa droite et s’apprêta à attaquer. Son adversaire s’éloigna, laissant sa compagne venir à son secours. Cette dernière tenta d’assommer Silya sous une avalanche de coups, mais l’humaine bloqua sa lame et la repoussa dos à la lance. L’elfe aux cheveux auburn dut relever précipitamment son arme. Silya frappa simultanément aux deux hanches. Son adversaire para un coup, puis l’autre, et Silya la frappa à l’intérieur du genou. Elle perdit l’équilibre, puis l’humaine visa sa gorge et sa tête. Son adversaire détourna le premier coup, puis frappa violement le sein de Silya qui recula d’un pas, ratant son second coup. Elle esquiva de justesse l’épée de l’elfe qui écorcha son cou. La femme aux cheveux auburn jaillit soudain, et la lance fusa vers la tête de Silya. Elle eut à peine le temps de se baisser. Son heaume lui fut arracher et elle tomba à la renverse. Elle parvînt de justesse à bondir et à atterrir sur ses pieds. Le bouclier de l’elfe jaillit vers elle, mais Silya roula en-dessous et se releva sur un genou à un pas de l’elfe à l’épée. Cette dernière la frappa de haut en bas. L’humaine para de justesse. L’argentée lui décocha un violement coup de pied dans la poitrine, mais Silya tînt bond. De sa deuxième épée elle frappa son adversaire entre les seins. L’elfe, sous la violence du coup, tomba à la renverse. Silya bloqua un coup de lance puis se releva en reculant. L’elfe aux cheveux auburn grimaçait, désormais seule en lice. Elle s’avança et frappa en haut, vers la gorge. Silya n’eut aucun mal à dévier le coup, puis à s’avancer vers elle. L’elfe l’attaqua avec son bouclier. L’humaine s’esquiva sur la droite et ne reçut qu’un léger coup sur l’épaule gauche. Désormais à découvert, l’elfe recula, mais Silya la suivit et fil pleuvoir des coups sur son bouclier. L’elfe lâcha sa lance et tira un large couteau qu’elle gardait à sa ceinture. Elle en frappa Silya au visage, et quand l’humaine se baissa, lui envoya un nouveau coup de bouclier. La guerrière tomba à la renverse et lâcha une de ses épées. L’elfe se précipita pour l’achever, mais l’humaine, d’un mouvement d’abdominaux, se releva saisit le poing de la jeune femme qui tenait le poignard, l’arrêtant à deux pouces de son visage. Puis elle piqua son menton de son épée. L’elfe lâcha ses armes. Les trois femmes rangèrent leur terrain et enlevèrent leurs armures. Silya vit les deux jeunes femmes sortir un linge et un peu d’alcool pour éponger leurs blessures. Elles s’approchèrent d’elle et lui proposèrent de l’aider à soigner les siennes. - Puis-je vous demander votre prénom ? s’enquit l’argentée. - Silya. Et vous comment vous appelez-vous ? - Cÿrawn, répondit-elle. Cÿrawn Aldën. Et voici mon amie, Iris Serra. Silya réfléchit un instant. Elle reconnaissait le nom de Serra, qui était celui de l’une des plus puissantes familles de Céläastra. Celui de Aldën lui était par contre inconnu. - Où as-tu appris à te battre, Silya ? demanda Iris Serra. - Nulle part en particulier, j’ai juste passé ma vie sur les champs de batailles. Cÿrawn épongea sa joue et son cou. Toutes trois allèrent ensuite s’asseoir un peu plus loin, sur un banc de pierre, pour récupérer. Iris lui tendit une outre d’eau. Silya sourit en pensant que les deux jeunes femmes se montraient beaucoup plus respectueuses après avoir constaté que la vieille humaine aurait pu les tuer toutes les deux en combat réel. - Il y a beaucoup plus de combattantes chez les elfes que chez les humains, est-ce normal ? s’enquit l’ancienne reine. - Mes oncles m’ont appris toute jeune à me battre, répondit Iris. Ils ont décelé chez moi des aptitudes. Sans leurs conseils je ne me serais jamais ceinte d’une épée. C’est le cas de beaucoup de femmes dans le pays. - Ma mère est une guerrière, expliqua Cÿrawn. C’est bien la seule chose qu’elle m’ait légué. Avec la blondeur de mes cheveux, enfin à l’origine (elle tritura une mèche argentée). - Votre mère est décédée à la guerre ? s’intéressa Silya. - Oh, non, répondit Cÿrawn en souriant. Ma mère est le magistère Vinæys, sœur du puissant Ursin Edlla. Elle est une jouteuse hors pair. - Et votre père ? - Mon père… fit-elle, pensive. Il s’appelait Fredïl Aldën. Il était le fils cadet d’un châtelain fieffé d’un château sur les terres Sëë. Ma mère l’a épousé lorsqu’elle avait vingt-deux ans, contre l’avis de son frère aîné. Evidemment, pour l’une des plus grandes aristocrates de l’Île, il est invraisemblable d’épouser le cadet d’un petit noble. A ce titre je n’ai presque jamais vu mon oncle et mes cousins. Ma mère était également trop prise par ses charges aux côtés de son frère. Mon père est mort au tout début de la guerre du Vieux-Prince, noyé dans une bataille navale. Après cela j’ai passé le restant de la guerre chez les Sëë, le vieux Engoïn, qui connaissait bien mon père, étant mon parrain. C’est ici que j’ai connue Iris. - Je pensais qu’à Céläastra, tous les nobles possédaient des domaines plus ou moins vastes ? demanda Silya. - C’est le cas pour les Grandes Familles, qui contrôlent chacune une portion de territoire, expliqua Iris Serra. Mais sur chaque territoire, il y a un certain nombre de château et de domaines, contrôlés par des châtelains. Ils ne détiennent que quelques hectares de terrain et loges chacun une petite garnison, qu’ils doivent entraîner. Ce sont eux qui forment les armées de Céläastra. - Il s’agit d’une sorte de décentralisation ? s’intéressa Silya. Dans mon pays, ces hommes détiennent des terres plus vastes et prélèvent un impôt sur les revenus de ceux qui y habitent. - Cela n’a rien à voir, continua Iris. Chez nous les châtelains reçoivent une rente pour l’entretient de leurs domaines et l’achat de leurs armes, ainsi qu’un don en nature, des paysans de leur seigneur. En cela ils ne peuvent pas se rebeller, car ils sont totalement dépendant des chefs de Famille. Ils ne payent aucuns impôts parce qu’ils participent activement aux combats. - En sommes, vos troupes, bien que peu nombreuses, s’apparentent à une armée de métier. C’est rarement le cas sur le continent. - C’est bien ce qui fait notre supériorité, sourit Iris. [i]Mais c’est sûrement le fruit de votre isolement[/i], se dit l’humaine. - Il est fréquent qu’un membre d’une Famille épouse l’un de ses châtelains, expliqua Cÿrawn. Le prestige lié à leur fonction militaire joue en leur faveur. Elles l’interrogèrent ensuite sur les coutumes de son pays natal. Silya tenta de répondre évasivement, racontant des histoires sur l’armée, et sur les différents maîtres d’armes, en inventant des noms, qui l’avaient formée. Au bout d’une demi-heure de discussion elle s’excusa auprès des elfes en disant qu’il lui fallait retourner auprès de sa maîtresse. - Veillez bien sur la princesse, lui demanda Iris Serra. - Qu’Oïnstal Veille sur vous au court de vos batailles, fit Cÿrawn. Silya les salua, ramassa ses armes et prit le chemin de la chambre de Nærisa, où la princesse se reposait. Silya restait debout devant la porte des appartements de Nærisa aux côtés d’Ilïn Soë. Cela faisait plusieurs heures qu’elle se trouvait là, surveillant le couloir, comme elle l’avait fait des dizaines de fois au cours des derniers mois. Un peu fatiguée par son entraînement, elle en profitait pour croquer dans une pomme. Puis elle entendit un hurlement venu de la pièce derrière elle. Pour la première fois elle sentie, à l’intérieur du palais, une menace réelle. Immédiatement, elle lâcha sa pomme et tira ses épées. Ilïn Soë était déjà en train d’ouvrir la porte à la volée. Dans l’antichambre il n’y avait personne. Les deux gardes se précipitèrent vers la chambre à coucher. Lorsqu’ils entrèrent Silya resta figée une demi-seconde devant le spectacle qu’elle avait devant les yeux. Deux hommes en noir se trouvaient dans la chambre. Nærisa était clouée au mur, comme paralysée. L’un des hommes était tout près d’elle, un large couteau à la main, prêt à la poignarder. La princesse était nimbée d’un halo rouge sang, qui semblait prendre naissance dans le creux de la main gauche tendue de son agresseur. Le deuxième homme avait les mains tâchées de sang. Il venait d’égorger une vieille elfe sur le pas d’un cabinet de toilette. Les deux hommes se retournèrent à leur approche. Silya se jeta sur le premier et le percuta de plein fouet, l’arrachant à Nærisa. Le lien rouge qui le reliait à la princesse fut immédiatement rompu. Ilïn s’élança sur le deuxième agresseur qui se rapprochait. L’homme frappa Silya de son couteau. La guerrière esquiva et tenta de l’embrocher. Il recula, puis dégaina une épée. Ils échangèrent quelques coups. Silya désirait l’éloigner le plus possible de la princesse. Avant d’avoir pu tenter une nouvelle attaque, elle écopa d’une coupure sur le dos de la main. Elle rugit et le frappa aux jambes, puis aux bras. Il para mais fut blesser par un nouveau coup au crâne. Son front saignait. Silya se maudit de ne pas avoir frappé plus fort. Déjà son adversaire revenait à la charge. Elle fut étonnée par l’absence de vie dans son regard. Il n’y avait rien d’autre que de la concentration. Elle avait elle-même tué dans son passé plusieurs assassins qui avaient tentés de l’attaquer, mais aucun n’avait ce regard-là, si inexpressif. Il restait d’une redoutable efficacité et la guerrière dut reculer. Elle se débrouilla néanmoins pour tourner au maximum le dos à Nærisa. De son côté, Ilïn était aussi en mauvaise posture. Il parait difficilement et reculait rapidement face à son adversaire. Il saignait aux deux épaules et à la jambe droite. Il était néanmoins parvenu à blesser son adversaire à la main. Silya craignit qu’il ne meurt rapidement, la laissant seule, incapable de protéger sa maîtresse face deux aussi formidables guerriers. Elle repoussa l’homme qui lui faisait face avec ses épées, puis lui envoya un coup d’épaule. Ilïn tira l’un des couteaux qu’il portait à la ceinture et le jeta vers l’adversaire de Silya. Il se ficha profondément entre ses omoplates. L’homme cria et baissa sa garde. Silya le décapita au moment où le deuxième assassin plongeait sa lame dans la gorge d’Ilïn. L’alizéenne eut un regard plein de tendresse pour le garde, avant de se jeter sur son meurtrier. Aux premiers contacts, Silya s’aperçut qu’il était moins fort que le précédent, mais également plus rapide. Il tenta de feinter à la gorge pour l’attaquer aux jambes, mais l’humaine esquiva. - Qui es-tu ? lui cria-t-elle. Pourquoi veux-tu tuer la princesse ? Qui t’envoie ? L’homme ne répondit pas. Son regard, aussi vide que celui de son camarade mort, ne changea pas. Silya s’y attendait. Mais elle espérait tout de même le déconcentrer un peu. Il continua ses attaques, et Silya dut se concentrer de plus en plus pour éviter toutes les frappes. Elle reçut deux coups aux épaules, mais sa cotte de maille tînt bon. Avec force elle donna un coup de pied fouetté dans les côtes de son adversaire qui grogna puis tenta de lui trancher la jambe. Elle la retira rapidement et voulu le frapper à la tête, deux fois. Il para, puis, profitant de la proximité, lui donna un violent coup de genou dans l’entrejambe. Silya hurla de douleur et faillit tomber à la renverse lorsqu’il poursuivit avec un direct du poing dans son nez. Elle le senti se fêler brusquement. Des larmes ruisselèrent dans ses yeux et sur ses joues. Elle ne pouvait plus bouger. L’homme leva son épée pour l’achever. Silya se redressa, lames en avant et réussi à le transpercer. L’assassin tomba lentement, la bouche pleine de sang et la guerrière retira brusquement ses armes. Le fluide rouge s’échappa à gros bouillon de ses plaies, mais Silya n’y prit pas garde. Elle se précipita sur Nærisa affalée contre le mur. - Princesse ! s’écria-t-elle. Comment vous sentez-vous ? - Silya… souffla-t-elle. J’ai… c’était une bonne idée de… t’enga…ger. Non ? Elle souriait. Une seconde après elle leva la main et griffa sa cotte de maille, sans doute pour la saisir et l’approcher d’elle. - La… la cloche blanche, murmura-t-elle (une cloche dorée et une cloche blanche étaient accrochées au mur, près de la porte). Silya… vite (elle semblait paniquée). Ivawen… va la voir, la tapisserie, vite… te tuerais si…Ivawen… Comprenant la situation, Silya se leva et alla sonner la cloche blanche le plus rapidement possible. Son bruit lui sembla particulièrement fort. Puis elle se précipita vers la tapisserie indiquée et la souleva, dévoilant une petite porte qu’elle ouvrit d’un coup de pied. Elle monta quatre à quatre l’escalier qu’elle dévoilait. Elle essaya de comprendre la situation. [i]Qui étaient ces assassins surentraînés ? Et surtout, qui les envoyait ?[/i] Elle préféra vider son esprit devant la deuxième porte. Elle ne prit même pas la peine de frapper, persuadée que la reine ne lui en voudrait pas. Elle ouvrit la porte, puis repoussa violement la tapisserie qui la couvrait et entra dans la chambre d’Ivawen. La souveraine était allongée sur le sol, son long poignard à côté d’elle, et un assassin ayant la même allure que les agresseurs de Nærisa était situé à quelques pas d’elle, la main tendue. Un lien rouge reliait la reine à la main de l’homme, grand aux cheveux noir de jais, qui semblaient teintés. Près d’eux, trois gardes royaux étaient morts et un autre assassin baignait dans son sang. Ivawen semblait moribonde. Silya joua le tout pour le tout et jeta l’épée qu’elle tenait en main droite vers l’assassin. L’arme écorcha son poignet et le lien magique fut rompu. Sans un regard de plus pour la souveraine, l’homme s’élança. Silya bloqua son coup et le frappa au visage. Il esquiva habilement puis taillada aux hanches, et à la poitrine, tenant son épée à deux mains. Silya fit de même et dévia ses coups. Immédiatement un terrible frisson la saisit. Pour la première fois depuis des années elle n’était pas du tout sûre, dès les premières passes, de pouvoir vaincre son adversaire. La peur lui comprima le cœur lorsqu’elle se rendit compte qu’elle ne craignait pas pour sa vie, mais pour celle d’Ivawen. Une estafilade à l’épaule droite la fit revenir à la réalité. Elle attaqua de plus belle, et parvînt à se placer là où elle le voulait, c’est-à-dire dos à Ivawen. - Silya… L’humaine bloqua deux coups et érafla le nez de son adversaire. Son allonge restait bien moindre. - Silya !... La reine l’appelait. Du coin de l’œil elle la vit agiter la main droite. L’humaine reçut une blessure superficielle au pied et recula. Ivawen jeta son poignard vers elle et l’ancienne reine l’attrapa de la main droite avant d’en porter un coup à la gorge de son adversaire. Il recula et elle le toucha au menton. La lame en os de dragon pénétra facilement la chair, faisant couler un flot de sang. L’assassin la frappa au visage, mais elle esquiva. Il l’attaqua de son épée et son coup fut bloqué, puis la frappa à nouveau. Cette fois-ci, elle senti les cartilages de son nez se briser complétement. Une fois de plus elle ne put retenir un cri et ses larmes, mais elle resta debout et droite et attaqua à son tour. Ils s’éloignèrent petit à petit de la souveraine allongée. Silya remarqua que les yeux de cet homme étaient plus expressifs que ceux des deux morts d’en bas. Ils étaient froids et calculaient tout. Ils semblaient la percer de toutes parts, sonder son esprit. Elle crut même distinguer une lueur rouge au fond des iris. Néanmoins, elle le toisa et soutînt son regard. L’ancienne reine résistait à tous les coups, toutes les bottes. Son adversaire combattait toujours, et elle savait qu’il finirait par avoir le dessus. Les deux saignaient en plusieurs endroits, et Silya tentait désespérément de trouver un point faible, une faille dans sa garde, un endroit où il souffrait plus qu’à un autre. Mais ses blessures semblaient ne pas le ralentir. L’ancienne reine s’aperçut toutefois qu’il semblait un peu moins sûr de lui qu’au début de l’affrontement. Comme si la résistance acharnée de la guerrière lui faisait un peu perdre confiance en lui. Le visage de Silya était poisseux de sueur, de sang et de larmes, ses muscles étaient en feu. L’assassin la frappa au-dessus du genou, et elle chancela. Il voulut l’attaquer à la gorge, mais elle para avec le couteau d’Ivawen et la lame ne s’enfonça que très légèrement dans son épaule droite. Lorsqu’il retira l’arme, Silya lâcha le poignard. Il releva son épée pour frapper à nouveau. L’ancienne reine la détourna encore, se releva et lui donna un coup d’épaule. L’assassin grogna et lui entailla le poignet gauche. D’une torsion de son épée, il lui fit ensuite lâcher la sienne. La guerrière recula pour esquiver un revers qui lacéra et ouvrit sa cotte de maille, puis, d’un coup de pied, envoya valser l’épée de son adversaire. L’homme leva immédiatement la main droite qui se mit à rougeoyer faiblement. Silya se jeta sur lui et le fit chuter. Ils luttèrent quelques secondes puis l’assassin eut le dessus, jouant sur sa force. Il plaça son genou sur sa poitrine, puis arracha son casque. Il la frappa au visage. Elle dévia difficilement et, bien que la force fut atténuée, le poing s’abattit violement sur sa joue. Sonnée, paniquée, sachant qu’un nouveau coup de ce type lui ferait perdre connaissance, elle eut le réflexe de frapper son adversaire au diaphragme, des deux poings. Il eut le souffle coupé pour quelques secondes et Silya le rejeta, puis roula sur elle-même pour récupérer son épée. L’assassin fit de même. Il fut sur elle avant qu’elle ait le temps de se relever totalement et la frappa à la tête, à droite. L’ancienne reine saisit la lame à pleine main et la serra. Le sang coula à flot, malgré son gantelet de maille. Elle plongea son épée au-dessus du genou droit de l’assassin qui s’effondra. Silya lui arracha son épée. Il leva alors sa main vers Ivawen, toujours gisante. Elle se mit à rougeoyer lorsqu’il murmura « Vive la mort ». Silya saisit l’arme qu’elle venait d’ôter à l’homme dans sa main gauche, et le poignarda à la base du crâne. Juste avant qu’il ne meurt, elle remarqua un signe noir sur son poignet droit. Une petite étoile à quatre branches. Silya lâcha ses armes et, avisant une cloche blanche semblable à celle accrochée dans la chambre de Nærisa, l’actionna de toutes ses forces. Juste après, elle se précipita sur Ivawen et la pris dans ses bras. - Silya, fit faiblement la reine. Tu… [i]Nærisa [/i]?! A-t-elle été… attaquée ? - Elle va bien, souffla la guerrière, on s’occupe d’elle. - Bien… je, Silya, je… et… [i]toi [/i]? - Je suis en vie, je vais bien. - Silya… merc… Elle toussa, puis posa ses doigts sur sa joue. Sa main retomba et elle ferma les yeux. Son pouls était faible. - Non, Ivawen ! Non ! hurla Silya. Elle tenta de lui faire du bouche à bouche, comme elle l’avait appris une éternité auparavant. Elle resta encore un temps à crier, puis des personnes qu’elle ne distingua pas clairement entrèrent. - Vite ! s’écria-t-elle de plus belle. Ivawen ! La reine ! Un médecin, vite, quelqu’un ! Accrochée à la poitrine d’Ivawen, elle n’aurait su dire elle pleurait de douleur ou de panique. Ni si sa vue était simplement brouillée ou si elle était devenue aveugle d’avoir versé des larmes. Elle saignait abondamment de la main droite, et du nez. Enfin, beaucoup trop tôt pour elle, quelqu’un la détacha de sa reine.
  13. Loup Noir

    Le Havre des Reines

    Voilà la suite, j'espère que vous apprécierez. [center][u][b] Chapitre XVIII[/b][/u][/center] [b]Début de l’an 1378 du Quatrième Âge, Palais Royal de Céläastra[/b] Au balcon de ses appartements privés, la reine Ivawen attendait. Deux grandes boucles d’or étaient accrochées à ses lobes d’oreille et deux perles du même métal rutilaient à leurs sommets. Elle observait sa capitale qui se découpait en-dessous d’elle, en sirotant un verre de jus de pamplemousse. D’immenses nuages gris se déplaçaient au-dessus de la ville. En cette fin de période hivernale, la pluie frappait l’Île avec violence. La saison des pluies était à ses débuts, et Ivawen savait que nombres de ses sujets souffraient des éléments déchaînés. Au sud de la ville, trois maisons s’étaient effondrées. Pour la première fois depuis une dizaine d’années, ils devaient subir cela en temps de guerre. Néanmoins, la reine n’était pas vraiment inquiète. Rylor Furiade et Souvaron Desmopïl avaient à leur disposition toutes leurs armées, pouvant s’il le fallait les mobiliser pour répondre à une crise climatique. Ayant préférés garder leurs troupes auprès d’eux, ils ne pourraient pas accuser la Reine de mettre son peuple en danger à cause de sa guerre contre les Lagorides. Elle avait massé un millier de guerriers elfes dans les casernes de l’immense capitale, pour venir en aide aux sinistrés, et surtout, désamorcer les éventuels conflits. Ivawen jouissait toujours du prestige de sa gestion de ce qu’on avait appelé la [i]Grande Boue[/i]. La dernière année de la Guerre du Vieux-Prince, alors qu’elle avait repris depuis peu la capitale, les pluies torrentielles avaient entraînées d’immenses coulées de boue, détruisant une petite partie de la ville. Ivawen avait en personne chevauché pour mater une émeute violente. Entre la révolte et sa répression, la journée avait fait une cinquantaine de morts parmi la population de la capitale. La reine avait elle-même tué d’un coup de gourdin une femme qui la visait avec un poignard. Une fois la cité plus ou moins pacifiée, Ivawen, les vêtements encore tâchés de sang, avait passé la nuit à venir en aide aux habitants les plus sinistrés. Etant donné les violences qu’ils avaient commises, le peuple ne portait pas les émeutiers dans son cœur, et l’engagement physique personnel d’Ivawen tout au long de la crise climatique et sociale avait grandement contribué à son prestige au sein de la population de la capitale. Cet évènement hantait néanmoins Ivawen chaque fois que la saison des pluies débutait. La révolte, bien que violente, était compréhensible, et, si à l’époque sa réaction lui avait paru appropriée, elle ne pouvait s’empêcher de penser aujourd’hui qu’elle aurait pu limiter un peu plus les dégâts. La Reine prit son visage dans ses mains et se frotta les yeux. Les nuages venaient dans sa direction. Elle préféra rentrer dans sa chambre. Elle avait assez fait attendre sa visiteuse. Elle fit signe à Ciriel, sa servante, de la faire entrer. Ciriel se dirigea vers la porte, l’ouvrit, introduisit la visiteuse et sorti de la pièce en refermant la porte. La jeune femme qui venait d’entrer n’avait pas vingt-ans. C’était une humaine aux cheveux blancs et aux yeux pâles. Elle était droite et fière, mais Ivawen senti immédiatement qu’il s’agissait d’une façade. Elle n’était pas vraiment menue, mais assez petite, si bien que la Reine avait l’impression de se tenir en face d’une enfant. Son front était ceint d’un diadème d’or ciselé avec une tête de corbeau en son centre et ce qui semblait être une queue de scorpion à côté. [i]De l’or[/i], songea-t-elle, [i]parfait[/i]. L’elfe fit la révérence et l’humaine s’inclina. - Bienvenue, Reine Malvace, sourit Ivawen. Le voyage a dû être éprouvant. - En effet, Votre Majesté, répondit la jeune femme, moins que mon départ, toutefois. - Bien sûr. Je vous en prie, asseyez-vous. Les deux femmes s’installèrent dans des fauteuils confortables autour d’une table basse. Malvace se servit un verre d’eau et but une gorgée. - Selon le rapport de ma sœur, dit Ivawen, vous avez-vous-même participé aux combats. Comment vont vos blessures ? - Elles se remettent, elles n’étaient que superficielles. Je vous remercie de m’avoir accueillie au sein de votre palais, et d’avoir logé les miens. - C’est bien normal, glissa la reine elfe. Il nous faut désormais nous concentrer sur la guerre qui nous attend, toutes les deux. - Huit-mille chevaliers me sont fidèles à Djiane, ils ont pris le maquis, il faut que je leur assure mon soutient, ainsi que de quoi mener une guerre. - De combien de soldats disposent vos adversaires ? - Syna contrôle environ une dizaine de milliers d’hommes, et son frère moitié moins, répondit Malavace. Mais le problème est qu’il est en possession de la puissance d’Ostania, de ses ressources, de ses infrastructures. - Je vois, souffla Ivawen. Vous comprenez qu’il m’est difficile de vous appuyer militairement dans ces conditions. Qu’en est-il du peuple ? A qui prête-t-il allégeance, formellement et informellement ? - Formellement, il se doit de suivre le roi en place, en l’occurrence l’usurpateur, Syna. Mais Corylus était un roi très aimé, il lui arrivait notamment de parcourir la Bande afin de se faire voir de la population, qui s’estimait honorée. Sa chute ne doit pas spécialement plaire. - Et qu’en est-il de vous, Malvace ? - De moi ? Que voulez-vous dire, majesté ? - Le peuple, grinça Ivawen. - Hum, fit Malvace. Pour être franche avec vous, les habitants d’Ostania traitaient régulièrement ma mère d’étrangère. J’en ai hérité les premiers temps. Néanmoins, après mon mariage avec Corylus, je me suis servi d’une partie de ma dot pour couvrir Ostania de largesses, en matière d’urbanisme notamment. Corylus me l’avez conseillé. Le peuple de la capitale a fini par m’apprécier. - Pensez-vous à ce titre qu’une révolte de la population est possible ? - Oui, mais il me faudrait pour cela arriver à leur transmettre un symbole fort, dit Malvace. Je devrais par exemple me présenter à leurs yeux comme une souveraine valable. Djiane abrite une société guerrière, et les femmes ne sont pas admises sur les champs de bataille. A ce titre, il me faudrait être un chef de guerre capable de mener une attaque ou de combattre aux côtés d’une armée. - Vous sentez-vous capable de faire cela, Majesté ? demanda Ivawen. - Je peux diriger un état, je peux former le roi, mon frère, à son métier, je peux établir un conseil, choisir des généraux et des ministres. Les mener au combat, établir des stratégies… cela me semble au-delà de mes compétences. Je suis désolée, Altesse, mais je préfère être franche, sans votre aide, je ne pourrai pas reconquérir mon royaume. - Vous êtes pourtant parvenue à mener vos troupes à la guerre, selon le rapport de Nærisa. - Donner du courage à des troupes, une seule fois, alors que l’on a rien à perdre, ce n’est pas très compliqué. - Je sais, siffla Ivawen. Vous craigniez qu’un chef étranger, même combattant pour vous, soit mal vu par le peuple ? Et vous n’avez pas de généraux au charisme suffisant pour vous servir de généralissime ? - Mon peuple m’a déjà traité comme une étrangère… Et il ne me reste comme généraux principaux qu’Estaban Draguius et son père, répondit Malvace. Tous deux sont compétents, mais je ne les crois pas capables de soulever le peuple. Ce sont des hommes de terrain, des exécutants et non des dirigeants. - Ils manquent de charisme ? demanda Ivawen. - Leur fonction consiste à mener des troupes et à élaborer des stratégies, pas à porter un message politique. Ils appartiennent expressément à l’armée, et ne font qu’obéir aux ordres. - Si je comprends bien, sourit Ivawen, il vous faut un soldat pouvant mener des troupes aux côtés de vos généraux, charismatique, qui agirait comme un représentant de votre autorité sur le champ de bataille. Un champion en quelques sortes ? - Cela m’aiderait. Je n’aurais pas à combattre mais pourrais tout de même être présente aux côtés de mes troupes. Et les visiter après la bataille. Ivawen la sentait tendue. Elle n’avait pas l’habitude de ce genre de discussion. Si son ton était mesuré et sa voix neutre, la reine elfe sentait que Malvace était une souveraine jeune et imprécise. Ainsi, en l’absence d’un mentor tel que son roi de mari, Corylus, elle se retrouvait seule à prendre des décisions importantes, et Ivawen sentait que, dans la Bande de Djiane, Malvace restait l’unique personne capable de contrôler les diverses aspirations des prétendants au trône, et de canaliser les forces en présence. Elle sourit. - Reine Malvace, je vous soutiendrai. Dès que je connaîtrais l’issue de la bataille navale de l’Îlot des Singes Verts, je ferais mon possible pour lever des troupes et vous aider à récupérer votre trône au nom du roi Oscim. A ce titre, je placerai à vos côtés une personne capable de répondre à vos besoins. C’est un militaire aguerri, et un guerrier hors pair. Solitaire, cette personne ne vous fera pas d’ombre. - Je vous remercie une fois de plus, reine Ivawen, lui dit Malvace. Je vous fais confiance dans le choix de ce général, et suis à jamais votre débitrice vis-à-vis de l’attention que vous portez à ma requête. J’ai une totale confiance en votre jugement. - Merci, altesse, répondit Ivawen avec un sourire. Mes conseillers m’aiderons à rédiger un traiter officiel, que je soumettrai à votre jugement, afin que cette alliance puisse être scellée. Si vous avez mon entière confiance, pensa Ivawen, c’est que vous êtes peu suspicieuse. Malvace se leva, comprenant que l’entretien était terminé. Elle approcha ses mains et Ivawen les serra fort, respectant la coutume de la terre d’origine de la reine. Elle accompagna la jeune humaine vers la porte. Silya s’inclina lorsque Malvace sorti des appartements d’Ivawen. Ciriel, la servante de la reine, fit signe à l’alizéenne d’entrer dans l’antichambre. La pièce était spacieuse, équipée de plusieurs épais fauteuils ainsi que d’une table basse. Les teintes dorées étaient dominantes, et rehaussées çà et là de bleu. De nombreux bougeoirs agrémentaient la pièce, la plupart en or plaqué, si bien qu’elle se trouvait baignée d’une chaude lumière aux reflets jaunes. La reine, vêtue d’une robe verte et parée de boucles d’oreille d’or, la regardait. Silya fit la révérence. Elle n’estimait pas prudent d’engager la conversation ni de s’asseoir. Ivawen s’approcha et lui toucha l’épaule. L’alizéenne frissonna. Elle se senti soudain très vulnérable. D’instinct, elle voulue se rassurer en portant les mains à ses armes, avant de se souvenir qu’elle se les avait pas sur elle. - Viens t’asseoir, lui demanda la reine. Silya s’installa en face de la souveraine, dans un épais fauteuil. Ivawen lui proposa un verre d’eau, qu’elle accepta avec plaisir. Cela faisait longtemps qu’elle n’avait pas été assise sur une étoffe aussi soyeuse. Elle ignorait totalement pourquoi la reine l’avait faite venir aujourd’hui. Néanmoins, elle réussit à se détendre. Le regard que l’elfe portait sur elle la dérangeait. Elle regardait ses genoux, son cou, la profonde cicatrice qui marquait son visage, son oreille mutilée, puis, enfin, ses yeux. La gêne quitta instantanément Silya. Comme lors de sa première rencontre avec la reine, elle plongea son regard dans le sien. Les deux femmes restèrent de longues minutes à se fixer. - Tes blessures vont mieux ? demanda enfin Ivawen. - Oui, je me suis bien remise. J’en ai vu d’autres. - Sais-tu pourquoi je t’ai demandé de venir aujourd’hui ? - Je ne sais pas, Majesté, répondit Silya. - Je voulais te remercier, sourit Ivawen. Je n’en avais pas eu l’occasion. Séïren m’a rapportée que tu lui avais sauvé la vie lors des évènements de Korih. - Je ne sais pas si elle était réellement en danger de mort, ma Reine. - Savoir que tu as failli mourir pour elle me suffit, Silya. Et je ne suis pas ta reine. [i]Oh, Ivawen, vous l’êtes bien[/i], pensa Silya. Elle préféra rester silencieuse. L’elfe la regardait toujours. - Tu as également défendue Nærisa dans la Bande de Djiane. - C’est pour cela que vous me payez, Altesse. - Mais sûr, mais l’ardeur que tu mets dans l’accomplissement de ta tâche me prouve que je peux avoir confiance en toi. Avant Korih, je n’étais pas sûre de ta fidélité. A présent je la connais. Je pense que tu comprends. - Oui, ma Reine. - Parle-moi de Malvace, demanda Ivawen. Tu l’as côtoyée un temps, que penses-tu d’elle ? - Je ne sais pas si je suis la bonne personne pour vous répondre, Majesté, répondit Silya, il vaudrait mieux le demander à votre sœur. - Elle m’en a déjà parlé, répondit Ivawen, visiblement un peu agacée. C’est [i]ton [/i]avis que je demande. - Je l’ai vu combattre, je l’ai également vu inquiète pour son frère, répondit Silya. J’ai senti une grande puissance en elle. C’est une sorcière de talent, je le sais, même si la magie n’est pas ma spécialité (elle devina ce que cherchait à savoir Ivawen). Mais, moi qui en ai servi plusieurs, je ne vois pas en elle un chef d’état. - Elle est encore jeune. A peine dix-huit ans. - A son âge, Nærisa accomplissait des prouesses diplomatiques. Au regard des canons elfes, vous n’étiez pas beaucoup plus vieille lorsque vous avez pris les armes contre le Vieux-Prince, Majesté. - Que faisais-tu, toi, à dix-huit ans, Silya ? s’intéressa la reine. - A… à dix-huit ans ? balbutia Silya. Je… j’étais… à la guerre, ma Reine. Je combattais au sein de l’armée du Royaume Alizé, en tant que soldat pendant… pendant la guerre des reines. Je… mon père est mort à cette époque, ma Dame, pardonnez-moi. - Désolée, Silya, lui dit Ivawen. Je ne voulais pas te faire de peine. Pour en revenir à Malvace, je pense que je dois lui laisser une chance. Bien qu’elle n’ait peut-être pas l’étoffe d’une reine, je dois compter sur elle. Elle reste un symbole, et ses troupes la suivront. Je dois néanmoins m’assurer qu’elle aura tout le soutien qu’il lui faut. A savoir des conseils avisés, des troupes fraiches et, vu la situation quelle m’a exposée, un champion capable de la représenter sur le champ de bataille. - C’est la raison de ma présence ici, n’est-ce pas, votre Grâce ? - En effet. Tu es humaine, tu es une femme, comme Malvace. De plus, tu es une excellente combattante, tous ceux qui t’ont vu te battre me l’ont confirmé. Je veux que tu prennes les armes et que tu accompagnes Malvace et ses suivants à Djiane. Tu la conseilleras sur les stratégies à suivre et deviendras sa championne sur les champs de bataille. J’enverrai une troupe avec toi, sous le commandement d’un officier de Céläastra, ainsi qu’un conseiller civil pour Malvace. Ivawen la regarda, attendant sa réponse. L’humaine resta impassible pendant de longues secondes, la scrutant toujours de ses yeux verts pâle. Le calme qui se dégageait d’elle à cet instant précis n’était pas différent de l’aura qu’Ivawen avait sentie chez elle à chacune de leurs rencontres. Sous sa tunique, ses muscles longs respiraient la puissance, sa tresse grise et ses cicatrices trahissaient sa grande expérience, et ses yeux verts ne semblaient jamais étonnés de rien. Mais au-delà de ça, sa personne même respirait la sérénité. Elle se demanda si elle-même, Ivawen, donnait cette impression à ses sujets. Elle pensa à son père et à son grand-père, rois absolus en leur temps, avec qui elle se sentait toujours en sécurité. Mais elle savait que cela n’avait rien à voir avec l’aura de Silya Ayen. L’humaine semblait tirer sa puissance non pas d’un charisme naturel, mais uniquement de son calme. Silya n’était qu’harmonie et d’une certaine manière, à la fois douceur et puissance. - Vous me détachez donc du service de la princesse Nærisa ? s’enquit Silya. Vous ne craigniez pas d’attaque ? - Elle se trouve à Céläastra et y restera avec moi pour régler les affaires courantes jusqu’à ce que la situation militaire se débloque, expliqua Ivawen. Le danger est minime sur l’Île. - Puis-je vous demander si vous avez des nouvelles d’Arthelor Fend-Tribord et de sa flotte, Majesté ? - Non, tu ne peux pas. Néanmoins, soupira Ivawen, étant donné que je n’ai pas de nouvelles, je peux bien te parler de ce que je sais. Nærisa et toi êtes revenues avant-hier de la haute mer. Vous avez dû prendre un chemin détourné à cause des tempêtes d’hiver. Je suppose que le messager chargé m’annoncer l’issue de la bataille a eu les mêmes difficultés. J’espère seulement qu’il ne s’est pas perdu en mer. Enfin, bientôt Eoïndril Eleïon pourra embarquer et rejoindre l’Îlot des Singes Verts. L’humaine resta silencieuse. - Silya, lui demanda la reine, t’a-t-on déjà vaincu en combat singulier ? La guerrière leva la main, avant de la reposer sur l’accoudoir de son fauteuil. Devinant que son mouvement était dirigé vers son buste, Ivawen posa les yeux sur sa poitrine. Elle avait un décolleté haut, mais la reine put distinguer entre ses seins une profonde cicatrice, qui remontait un peu vers sa gorge. Une fine chaine dorée pendait également de son cou, mais une partie était dissimulée par le corsage de la guerrière. Ivawen resta quelques secondes à contempler la chaîne d’or, puis releva la tête lorsque Silya répondit simplement : - Oui, j’ai déjà été vaincue au combat. Sa voix restait neutre, mais ses yeux étaient plus brillants que d’habitude. Ivawen se sentit soudain observée. Elle regarda vainement la pièce avec un mouvement circulaire, mais les deux femmes étaient seules. Elle eut une sueur froide. - Il me faudra rassembler des troupes et mettre cette expédition sur pieds, dit la reine en reprenant contenance. D’ici là, je veux que tu t’entraînes, et que tu te tiennes au courant des coutumes guerrières de la Bande de Djiane, et du Royaume Lagoride en général. Et je veux que tu continues à protéger Nærisa jusqu’à ton départ (l’alizéenne acquiesça). Bien, à présent laisse-moi, Silya, j’ai rendez-vous avec ma sœur. La guerrière se leva, fit une profonde révérence et se dirigea vers la porte. Ivawen la regarda partir, puis s’affala dans son fauteuil. Elle avait envie de s’allonger, mais se força à se lever et alla chercher un flacon dans son armoire. Il contenait un mélange d’orange sanguine et de pamplemousse, le jus de fruit préféré de Nærisa. Elle le posa sur la table et se rassit. Nærisa entra dans l’antichambre et s’approcha de sa sœur. Ivawen se leva et la princesse l’embrassa sur la joue. Elles s’assirent l’une à côté de l’autre. - Comme vont les cousines ? demanda Nærisa. - Plutôt bien, répondit la reine. Toujours aussi turbulentes et toujours aussi amusantes. - Je suppose que tu n’as pas de nouvelles d’Arthelor ? - Tu es rentrée depuis deux jours, et as dû me poser dix fois la question. - Excuse-moi. Je m’inquiète. - Avec les tempêtes de l’est, l’absence de nouvelles n’a rien d’étonnant. Mais je pense que nous en auront très bientôt. J’ai par contre des nouvelles du Royaume Lagoride dont je dois te faire part. - Ah ? fit Nærisa, intéressée. - Erion Serra et Noédor Edlla ont débarqué sur la Presqu’île du Goéland et se sont emparés de ses deux forteresses. - Comment se fait-il que nous ayons de leurs nouvelles avant d’en avoir d’Arthelor ? - Je ne sais pas, fit Ivawen, en faisant la moue, il y a moins de tempêtes à l’ouest, tout simplement. - Bon, admit Nærisa. C’est une bonne nouvelle en tout cas. Il n’y a pas eu trop de pertes ? Il nous faut nous assurer de l’occupation de cette tête de pont vers le Royaume Lagoride. - L’occupation ? sourit Ivawen. J’ai l’intention d’annexer la presqu’île, et d’en faire une colonie elfe à part entière. Les pertes n’ont pas été suffisantes pour handicaper notre mainmise sur ce territoire. - Le Grand-Roi va enrager, fit la princesse. Mais c’est une bonne position pour nous. Il nous faut y envoyer des troupes fraîches, et s’occuper des prisonniers. Les mettre en sûreté, je veux dire. - Oui, dit sa sœur. Je veux que tu rédiges une missive au Seigneur Matthys. Qu’il envoie au plus vite quelques bateaux vers la Presqu’île du Goéland, contenant cinq-cents de soldats en renfort, ainsi que de quoi convoyer environ trois cents cinquante prisonniers. - Bien, qui comptes-tu envoyer pour administrer ce nouveau territoire, une fois qu’il nous sera acquis ? - Séïren, pour l’administration civile, expliqua Ivawen. Avec Noédor Edlla en tant que gouverneur militaire. Je lui ai demandé de revenir de Korih. Tout en détachant un agent royal pour surveiller Laodice, la nouvelle [i]basileisa[/i]. - Je m’étonne encore qu’Ursin Edlla ait facilement accepter les fiançailles de son fils avec Séïren. - Moi aussi, sourit Ivawen. Mais la réussite de Séïren à Korih l’a fait fléchir, et son fils a fini par le convaincre définitivement. Soïlïn Sëë, par contre, a assez mal réagit à tes fiançailles avec Erion Serra. - Bien entendu, souffla Nærisa. Je ne t’ai rien demandé. - Tu as consentie… - Il faut bien que quelqu’un se charge de faire un héritier à ta couronne, ma sœur, marmonna la princesse. - J’ai parfaitement entendu ce que tu viens de dire, Nærisa, lui glissa Ivawen. - C’est à Erion que l’on doit la prise de la presqu’île, n’est-ce pas ? demanda la princesse. - Oui, il a conçu le plan de bataille. Il a mené l’assaut sur l’une des deux forteresses. Mais c’est à Noédor Edlla que l’on doit la seconde attaque, et c’est Hroar Erlîn, le nain, qui a capturé le principal défenseur du territoire, mettant un terme aux combats. Et c’est grâce au capitaine Estë que la troupe a pu arriver sans encombre jusqu’à la presqu’île, en évitant les récifs. - Ah, [i]le capitaine Estë[/i], grinça Nærisa. - Elle-même, répondit sa sœur, sur le même ton. Nærisa resta silencieuse un moment, mécontente de la tournure de la conversation. Les deux sœurs se disputaient régulièrement, cela n’avait rien d’incroyable, et n’entachait pas leur relation. Néanmoins, elle préférait éviter d’énerver Ivawen, surtout à cet instant. La reine ne semblait pas en colère, plutôt perdue dans ses pensées. Estimant qu’attendre ne changerait rien, Nærisa se lança : - Je suis enceinte. - Pardon ? demanda Ivawen. - D’Arthelor, continua la princesse. - [i]Pardon [/i]? répéta Ivawen en se tournant vers sa sœur. Ses yeux restaient calment, mais Nærisa savait qu’ils flamboieraient si elle continuait. Elle n’avait pas le choix. - Que puis-je dire de plus ? s’enquit-elle. - Premièrement, en es-tu sûre ? fit la reine, d’une voix glacée. - J’étais dans ma période. Nous nous y sommes beaucoup attelé. Et accessoirement, j’ai du retard. Une semaine. - Très bien. Et maintenant tu vas peut être me dire [i]pourquoi [/i]? Depuis seize années que tu le fréquentes, tu as toujours fais attention, pourquoi [i]soudainement [/i]?... - La perceptive de le perdre, sans doute. - Et c’est pour cela que veux engendrer un bâtard ? demanda Ivawen dont les yeux lançaient des éclairs. Tu m’en voulais de l’avoir envoyé à la guerre ? - Non, répondit Nærisa en haussant le ton, je voulais un enfant de lui ! - Tu n’en as jamais voulu, fit la reine en se levant. Ivawen s’était mise instantanément en colère et fulminait, mais Nærisa se contenait. Elle se leva à son tour. - Mynê Lya a tant souffert, lorsque sa fille est née ! poursuivit la reine. Elle fut rejetée par tant de monde. Estë m’a affirmé qu’elle-même avait eu beaucoup de mal. C’est cela que tu veux ? - Seuls des fous rejetteraient une princesse royale ! - Et [i]qui [/i]t’a faite [i]princesse royale[/i], sotte ? cria la reine. Qui porte la couronne ? Qui la portait autrefois ? Pourquoi y a-t-il une fleur-de-lys ciselée dessus ? Tu as vraiment pour ambition de t’humilier, de m’humilier, d’humilier le souvenir de notre père, celui de notre mère, et de tous les souverains ayant régnés avant nous ? - Je me moque de vous humilier, hurla la princesse, je veux un enfant, et pas issu d’un mariage politique ! - Ne me parle pas sur ce ton, Nærisa ! vociféra la reine. - Tu ne peux pas comprendre, tu ne sais rien, Ivawen ! explosa la princesse, en oubliant toute mesure. Tu n’es pas mère, et tu ne veux pas l’être ! Tu ne cherches pas la compagnie des hommes, à part ton favori, ce pédéraste de cousin d’Ursin Edlla. Oh, voilà qui tu es Iva, mère de tes sujets, au-dessus des mortels et hors du temps, Reine Solaire, Dame Protectrice du Domaine de Céläastra, souveraine dorée et toute puissante, sans enfant de sa chair, mais aux mille et mille enfants adoptifs, unie pour toujours à son Île ! Ou simplement vieille fille ?! Nærisa fut coupée dans sa phrase. Ivawen venait de la gifler. Elle la regarda. Ses yeux bleus étaient plus froids et plus profonds qu’elle ne les avait jamais vus. Cette dernière tirade avait fait perdre son sang-froid à la reine. La dernière fois que sa sœur lui avait faite peur, Nærisa n’était qu’une adolescente, et leurs disputes n’avaient alors aucune importance. Elle eut un mouvement de recul. - Dehors, lui intima Ivawen. Nærisa tourna les talons et se dirigea vers la porte. Au moment de la franchir, elle entendit clairement sa sœur marmonner « Pédéraste ? Tu ne sais vraiment pas de quoi tu parles, Næri ! ». Une heure après sa dispute avec Nærisa, Ivawen ne parvenait toujours pas à se calmer. [i]Un bâtard ![/i] Sa sœur serait rabaissée par tous les grands nobles ! Et bien évidement, il y avait le problème d’Arthelor. C’était une chose d’avoir un père, légitime ou non, s’en était une autre d’avoir pour seul géniteur un homme mort, ne pouvant reconnaître son enfant. Ce qui arriverait si Arthelor ne revenait pas des côtes lagorides. Outre la lourde perte que cela représenterait pour le royaume d’Ivawen, ce serait un coup d’autant plus rude pour Nærisa, et pour son enfant. Elle était encore plongée dans ses réflexions lorsque l’on frappa à sa porte. - Entrez, gronda-t-elle. Deux gardes se présentèrent. Derrière eux se tenait un elfe aux cheveux noirs, de taille moyenne, vêtu d’habits d’excellentes factures. Il avait des poches sous les yeux et le regard sombre. Sa présence semblait incommoder les gardes royaux. - Ma Reine, dit l’un d’eux en s’inclinant bas, cet homme désire vous voir. Il est muni d’un laisser-passer officiel, signé de votre main (Ivawen acquiesça). Un messager attend également dehors, avec des nouvelles importantes et urgentes, a-t-il précisé. Ivawen réfléchit un instant. Elle regarda l’étranger dans les yeux, et il inclina la tête à gauche. Elle réfléchit une seconde de plus, puis répondit : - Dîtes au messager d’attendre dehors, et introduisez mon visiteur. Ôtez-lui ses armes. Le garde, visiblement surpris, obtempéra, puis l’étranger s’inclina devant elle, entra dans la pièce et referma la porte. Nærisa s’était un peu calmée après avoir quitté sa sœur. Mais moins de deux heures plus tard, Ivawen l’avait à nouveau convoquée dans ses appartements. Elle passa la porte et trouva sa sœur assise à la même place que deux heures plus tôt, un verre de vin à la main. Boire de l’alcool avant le déjeuner ne lui ressemblait pas. Elle poussa un verre vers Nærisa qui préféra ne pas s’asseoir. - Tu voulais me voir ? demanda froidement la princesse. - J’ai des nouvelles d’Arthelor, lui dit simplement Ivawen. Nærisa s’assit. Fébrile, elle attendit que sa sœur continue. - L’armada Lagoride a été vaincue au large de l’Îlot des Singes Verts, raconta la reine d’une voix blanche. La plupart des navires humains ont été coulés, ceux qui restent sont en fuite. Fend-Tribord nous a assuré le contrôle des mers. - Pourquoi parles-tu comme cela ? s’excita Nærisa. Que lui est-il arrivé ? - [i]La Main du Roi Highlin[/i] a coulé, souffla Ivawen. D’après les témoins, Arthelor a été grièvement blessé à la jambe par Tsarkoié avant de le précipiter à l’eau. Il était à moitié noyé lorsqu’on l’a repêché. On l’a transporté le plus rapidement possible à Vermelhäa. Apparemment sa blessure s’est infectée et on devra sûrement l’amputer pour éviter la gangrène. Il est toujours dans un état critique. Nærisa prit son verre de vin et le vida d’un trait. Elle resta silencieuse pendant un long moment. Puis elle porta la main à son ventre. Il était encore trop pour sentir le développement de l’embryon, mais elle ne put s’empêcher de se mettre à pleurer. Ivawen vînt se placer à côté d’elle et la serra dans ses bras. Elle resta longtemps à la bercer ainsi et à lui caresser les cheveux et les joues. Elle sanglotait encore et Ivawen posa sa main sur son ventre, puis l’embrassa dans les cheveux. - Il faut que j’aille le voir, Ivawen, chuchota la princesse. A Vermelhäa. - Oui. Vas-y. Tu penses encore que je ne peux pas te comprendre ? - Je n’ai jamais pensé cela, répondit Nærisa. Mais, tu me faisais un peu peur. - Je suis désolée, ma princesse. Je peux tout de même te poser une question ? (Nærisa acquiesça). Au lieu de lui faire un enfant de cette manière, pourquoi n’as-tu pas tout simplement épousé Arthelor ? Quitte à me défier, l’outrage aurait été moins grand pour moi, et vous auriez été plus libres. - Je n’ai pas envie de l’épouser, répondit Nærisa. - Tu n’es pas amoureuse de lui ? La princesse sécha une larme. On entrait là dans le vif de ses sentiments. Mais elle les connaissait depuis des années. - Non, je ne suis pas amoureuse. Pas à proprement parlé. J’ai beaucoup d’affection pour lui, je ne veux pas vivre sans lui, et je veux porter ses enfants, mais ce n’est pas de la passion. C’est différent de ce qu’il ressent pour moi. Je le veux en tant qu’amant. Quant au mariage, je n’ai pas besoin de cela avec Arthelor. Alors autant rendre service au royaume par un mariage politique. - Je comprends tout à fait tes sentiments, lui murmura sa sœur. - Oui. Je sais, je t’ai déjà vu comme ça. Je dois y aller à présent. Peux-tu faire préparer mon coursier et une petite escorte ? - Une grande escorte. Tu restes mon unique héritière. Et tu es enceinte. Nærisa acquiesça. Les sœurs se levèrent et se dirigèrent vers une grande tapisserie accrochée au mur. L’unique représentation de la famille d’Highlin au grand complet, le présentant avec Svinrile, ses deux filles aînées, et, dans ses bras, le bébé Hæja, mort le jour de l’achèvement de cette œuvre. Ivawen la souleva, révélant une porte, et au-delà un petit escalier, menant directement à la chambre de sa sœur, qu’elles utilisaient parfois pour se rencontrer en toute intimité. Nærisa l’embrassa sur la joue, puis descendit les marches.
  14. Loup Noir

    Le Havre des Reines

    Voilà voilà la suite. Vu que j'ai inclue de nouveaux personnages récemment j'ai également éditer le Glossaire. Je vous invite à vous y référer si jamais vous êtes perdus. Pour la carte, j'y songe, mais je n'ai malheureusement pas beaucoup de temps en ce moment... En tout cas merci pour vos commentaires qui me font très plaisir. J'essaye d'en tenir compte au maximum. J'espère que vous apprécierez. [center][u][b]Chapitre XVII[/b][/u][/center] [b]Fin de l’an 1377 du Quatrième âge, Bétula, capitale du Royaume Lagoride[/b] Nervas Sobraï se réveilla en sursaut lorsqu’il senti un chiffon sur sa bouche et ses yeux. La tête lourde de la quantité de liqueur qu’il avait avalée quelques heures auparavant dans un cabaret de luxe, il ne put retrouver ses esprits facilement, et déjà on le traînait à travers son salon tout en nouant une cagoule autour de sa tête, de sorte qu’il ne put plus distinguer son chez lui. Il sentit qu’on le poussait de force à travers une rue pavée. Il tenta de résister avec l’énergie du désespoir, tout en criant, mais ne reçut en retour qu’un coup sur la nuque qui le fit plonger dans une sorte de transe. Plus rien n’avait d’importance, on le traînait malgré lui dans ce qui semblait être un fiacre. Il tenta de comprendre la situation, mais il ne put se concentrer plus de cinq secondes sur quelque chose. Déjà son esprit dérivait. Soudain il eut très peur. Pour sa vie et pas seulement. Il pensa aussi à sa femme, son unique famille. Léleï, une femme du nord, qu’il aimait plus que tout. S’il n’avait pas été stérile, il lui aurait donné dix enfants. Du moins c’est ce qu’il lui avait dit le jour de leur mariage. Mais il se ressaisit. [i]Qui en voudrait à sa femme ?[/i] Elle n’était rien, qu’une étrangère en ces terres. [i]Moi, par contre…[/i] songea-t-il en sentant la peur l’étreindre à nouveau. Il se releva et hurla : - Qu’est-ce que tout cela signifie ? Et il reçut un nouveau coup sur la nuque. Avant de perdre complètement connaissance, il perçut un « ta gueule ! ». Quand il se réveilla, il avait quitté le fiacre, ou la voiture qui le transportait. Il le savait car il sentait qu’on le traînait à nouveau. Il sourit intérieurement. Si ses ravisseurs avaient eu envie de se faciliter la tâche, ils auraient pu l’obliger à avancer en le menaçant d’une épée. Cette pensée lui fit oublier un instant la gravité de la situation. Ses mains étaient liées entre elles et une cagoule noire recouvrait son visage. Il repensa au [i]pourquoi[/i]. Car honnêtement, [i]qui pourrait lui en vouloir au point de l’enlever chez lui, en pleine nuit ?[/i] Il y avait quelques années, un officier de la police royale était venu le voir et lui avait posé des questions sur son passé, voulant le mettre en relation avec l’attaque d’un convoi d’or fédéral. Nervas Sobraï lui avait ri au nez, rétorquant que cela faisait bien vingt-cinq ans qu’il n’avait plus été à la tête de quoi que ce soit de criminel. Il lui avait par la même occasion fournit un solide alibi. Son passé était connu, bien sûr. De son temps, il avait arnaqué plus d’un officier royal. Et surtout, il avait commis de multiples vols à main armée, sa fameuse arbalète à l’épaule. Il favorisait les convois d’or allant des provinces à Betula, la capitale fédérale. Il s’était d’ailleurs retenu de rire pendant tous ces braquages. Personne, hormis Léleï, ne savait que Nervas était incapable de se servir d’une arbalète. Il ne savait faire que trois choses dans la vie : lancer des couteaux, diriger des troupes, et faire fructifier l’or. Pour tout cela il avait été voleur, soldat et rentier. Nervas Sobraï, n’était rien d’autre qu’un survivant, et se demandait bien ce qui lui valait d’être ainsi enlevé à travers des salles de marbre, qu’il devinait somptueuses. Il se demandait également où il pouvait se trouver. Bétula comptait nombre de maisons luxueuses, dont certaines ressemblaient à de petites forteresses. Elles appartenaient à des nobles en ayant héritées, à des marchands, ou encore à des barons du crime locaux. Le palais du Grand-Roi était également d’un luxe incomparable, mais Nervas se doutait qu’il ne s’y trouvait pas. Il n’avait jamais rencontré son suzerain, répondant au nom de Maélen IV et ne pouvait rien apporter au « Seigneur de tous les Royaumes du Fleuve ». Bien qu’il soit retiré des affaires depuis un quart de siècle, ses activités illégales passées pouvaient toutefois intéresser plusieurs mafieux des quartiers nord de la ville. C’était de loin l’explication la plus plausible. Il entendit un de ses ravisseurs ouvrir une porte, puis sentit qu’on l’assoyait violement sur une chaise. Il perçut la porte se refermer. C’est alors qu’il vit que ses mains étaient à nouveau libres et qu’il n’avait plus de cagoule sur la tête. Néanmoins la pièce où il se trouvait était plongée dans le noir. Il tâtonna ses poches, son manteau et sa chemise, mais n’y trouva absolument aucune arme. On l’avait délesté des multiples couteaux de lancer qu’il gardait toujours sur lui lorsqu’il sortait, car même les quartiers nord, qui rassemblaient les classes les plus aisées de la ville, n’étaient pas sûrs aujourd’hui. Bien que la nuit fût noire, une pâle lumière passait par fenêtre qui lui faisait face, si bien que ses yeux s’habituèrent à l’obscurité. Il remarqua qu’il se trouvait assit à une table et qu’en face, une silhouette, assise également, se découpait. Juste à côté de lui il vit une unique chandelle et de quoi l’allumer, même s’il jugea préférable de n’en rien faire pour le moment. Nervas perçut également autre chose. Il ne distinguait aucuns toits par la fenêtre. Or, les quartiers nord étaient plus bas que les autres, et même les plus grandes maisons ne s’y élevaient pas assez pour avoir une vue si dégagée. Il eut à nouveau très peur, car il n’avait aucun idée de l’endroit où il se trouvait, ni s’il était toujours à Bétula. - Qui êtes-vous ? demanda-t-il à l’homme qui lui faisait face, en tentant de maîtriser le tremblement de sa voix. Où sommes-nous, et que me voulez-vous ? Est-ce que Léleï est en sécurité ?... Répondez-moi ! - J’ignore qui est cette… [i]Léleï[/i], lui répondit l’homme en parlant l’Antique commun avec le timbre haut des bien-nés de Bétula. Mais ceci, servira de réponse à votre première question. Et à la suivante. Il jeta vers lui un petit objet qui roula avec un faible bruit vers Nervas Sobraï. Le vieil homme le ramassa. Il s’agissait d’une pièce d’or. Il se décida à allumer la chandelle. Il put alors mieux discerner son interlocuteur, mais ne distinguait toujours pas ses traits. Il préféra se concentrer sur la pièce. Il n’eut pas besoin de déchiffrer le droit et le revers pour la reconnaître. Sur le dessus étaient gravés ces quelques mots : « [i]Nous fûmes Empereurs[/i] », la devise des Grands-Roi Lagoride. Les Lagoride étaient issus d’une branche mineure de la maison impériale de l’Antique Empire, disparut neuf siècles plus tôt après s’être attaqué à l’Empire nain, alors tout jeune. Quelques Lagoride s’étaient exilés au sud, et, après de multiples conquêtes au fil des siècles, avaient pris le contrôle de toutes les terres formant actuellement le Royaume-Fleuve. Leur devise était censée symboliser leur glorieux passé, ainsi que la légitimité de leur règne. En comprenant qui était son interlocuteur, Nervas se leva brusquement et mit un genou en terre, tout en posant son poing sur son cœur. - Votre Grâce, une entrevue avec Vous est trop d’honneur pour un vieil homme comme moi. - Un vieil homme ? s’enquit le Grand-Roi. Rasseyez-vous. Quel âge avait vous, exactement ? - C’est… c’est difficile à dire, Majesté, fit Nervas en reprenant sa place. J’ai grandi dans une contrée rurale pauvre, loin au nord-est de Bétula. Mais un jour, un commissaire royal est venu nous voir, pour un recensement. J’étais trop jeune pour m’en souvenir, mais mes parents me l’on raconté. Il a remis des papiers à mon père. D’après eux, je serais né en l’an 1302. Mais comme je marchais déjà à l’époque, je pense avoir environ soixante-dix-sept ans. - C’est vieux, en effet, souffla Maélen. Rassurez-vous, je n’ai pas ordonné l’arrestation de votre femme, s’il s’agit bien de cette [i]Léleï [/i]dont le sort vous inquiétait – Nervas acquiesça. Il ne lui sera fait aucun mal. Savez-vous pourquoi vous êtes là ? - Non, Votre Grâce. Mais si vous désirez me condamner pour mes crimes passés, faites-le. - Vous savez pertinemment que cela n’a rien à voir avec ces crimes, répondit froidement son ravisseur. Je n’aurais pas eus besoin de vous amener de force ici. J’ai besoin de vous, rapidement, et il me fallait agir vite. Et [i]discrètement[/i]. - Ce serait un grand honneur de vous servir, Majesté, mais je ne vois pas en quoi un vieillard pourrait… - Ça suffit, Nervas, coupa le Grand-Roi. Vous vous moquez de l’honneur, et vous ne désirez que rentrer chez vous, je le vois dans vos yeux. Laissez Maélen, Quatrième du nom, vous conter une histoire. (Il marqua une pause). Celle d’un bandit de grand chemin, qui durant de nombreuses années sévissait sur les routes de mon royaume. Il pillait des caravanes d’or et de marchandises de valeur avec sa bande, si bien que sa tête fut mise à prix. Il aimait à l’époque défier les nobles gens chevauchant avec les caravanes, et se montrait rarement cruel. Les témoins le présentaient comme ayant de bonnes manières, et soupçonnaient une éducation raffinée. Certains allèrent même jusqu’à se demander s’il n’était pas bien-né. Seulement, une nuit de l’an 1321, après une razzia, il fut capturé par le vieux roi Soênus V de Djiane. Impressionné par la manière dont le bandit avait mené ses troupes durant l’embuscade, Soênus lui proposa un accord. Les survivants de sa troupe seraient graciés, et incorporés à une unité de cavalerie légère, à son service, dirigée par le bandit. En échange, ce dernier amenait le roi à sa cachette et lui livrait le fruit de ses multiples rapines. Le bandit accepta, désireux de sauver la vie de ses hommes, et surtout sa propre tête. Encore un acte de noblesse, pour un homme qui se révéla être issu de la plus basse roture. - Côtoyer les nobles, même en les volant, cela permet d’apprendre les bonnes manières, répondit froidement Nervas. Mais cette histoire est connue. - En effet, reprit le Grand-Roi. Le bandit resta au service de Soênus, devenant capitaine de cavalerie, jusqu’à l’année 1328, où le roi de Djiane fut renversé par un général de cavalerie lourde, qui s’empressa de s’autoproclamer roi, sous le nom de Céthus Ier. Le bandit quitta dès lors son service et entra dans l’armée royale. Sa troupe remporta plusieurs succès éclatants lors de nombreuses guerres et escarmouches, et il fut fait lieutenant-colonel. Il était impossible de mieux grader un membre de la roture. En l’an 1345, néanmoins, l’homme profita d’une période de paix pour démissionner de l’armée royale, bien que ce ne fût pas du tout au goût de l’état-major. Mais il n’en fit qu’à sa tête, et, ses campagnes successives l’ayant considérablement enrichi, par pillages multiples, s’installa à Bétula, où il s’attela à diverses activités à limites de la légalité, voire carrément illégales, pendant quelques années. Enfin, il prit sa retraite définitive, se retira de toutes les affaires et vécu de ses rentes avec sa femme. - Jusqu’à ce qu’un beau jour, ou plutôt une belle nuit, rétorqua Nervas, Sa Grâce ne vienne me tirer ma quiétude. Vous êtes bien informé, Majesté, mais je ne vois toujours pas en quoi je peux vous être utile. Sérieusement. - Je n’ai jamais compris pourquoi, ou pour qui, vous aviez quitté l’armée, dit le Grand-Roi, sans prendre garde à sa question. Vous étiez encore assez jeune, et promis à plus de richesses et de pouvoir. Vous ne preniez d’ailleurs pas beaucoup de risques durant les batailles. - Votre histoire est juste, exceptée sur un point, expliqua Nervas Sobraï. Je n’ai pas été capturé par le roi Soênus, mais par Tyga, le petit-fils de sa sœur. Il est vrai que le plan avait était conçu pas le roi lui-même, mais l’exécuteur était Tyga. C’est également lui qui convainquit Soênus de m’accorder sa grâce. Or en 1345, Tyga s’est soulevé contre Céthus, pour tenter de reprendre le contrôle de Djiane. Sa rébellion a été mâtée dans le sang, et Tyga exécuté. Il était mon ami, je n’ai pas pu pardonner cela à votre père, qui siégeait alors sur le trône fédéral. - Qu’auriez-vous voulu qu’il fasse ? s’enquit Maélen. Nous n’avons guère l’habitude d’interférer dans les affaires internes de nos vassaux. - Nombres de nobles et de cadres de l’armée, moi compris, ont réclamé à votre père la grâce royale pour Tyga. Nous voulions qu’il commue sa peine en exil, voire en assignation à résidence. Mais le Grand-Roi a fait la sourde oreille. Ma démission était une protestation. Même si elle n’a pas fait beaucoup de bruit. Et je ne vois toujours pas le rapport avec ce qui m’amène devant vous cette nuit, Majesté. - Une autre histoire, peut-être ? demanda Maélen – Nervas devina qu’il souriait dans l’obscurité. Celle de deux guerriers. L’un s’appelait [i]Gueule-Cassée[/i], l’autre Nervas Sobraï, mais son nom sorgosien était [i]Cheval-sur-la-Dune.[/i] Pourquoi ces noms, je l’ignore. Après plusieurs victoires de [i]Cheval-sur-la-Dune[/i], lors d’escarmouches contre les barbares de Sorgoz, il dû se frotter à un jeune guerrier, [i]Gueule-Cassée[/i], qui participait à sa deuxième bataille. Néanmoins, il infligea une cuisante défaite à Nervas, qui fut repoussé violemment. Le sorgosien le poursuivit pour détruire définitivement son armée, mais cette fois, lors d’une bataille où [i]Cheval-sur-la-Dune[/i] chargeait exceptionnellement à la tête de ses troupes, [i]Gueule-Cassée[/i] fut vaincu. Les deux hommes se rencontrèrent après la bataille, et signèrent alors un traité, qui mit fin à la guerre dans ce secteur. - [i]Cheval-sur-la-Dune[/i], expliqua Nervas, c’est parce que je dirigeais mes troupes depuis une dune, généralement, pour me permettre d’avoir une vue d’ensemble, du haut de mon cheval. Je savais que charger à la tête de mon armée surprendrait les sorgosiens et cela a payé. Ils respectent le courage et les vertus guerrières. [i]Gueule-Cassée[/i] m’a accueilli avec les honneurs. C’était un grand combattant, et un fin stratège. Un adversaire de valeur. Le plus coriace que j’ai eu à affronter durant toutes les campagnes que j’ai menées à Sorgoz. Il m’a expliqué que son surnom lui venait de sa mâchoire déformée par un coup de masse, deux ans plus tôt, lors d’une rixe au sein de sa tribu. Je ne l’ai jamais revu. Mais cette bataille s’est déroulée il y a trente-neuf ans, si mes souvenirs sont bons, au court de l’automne 1338. En quoi vous intéresse-telle ? - Nervas, dit le Grand-Roi, vous l’ignorez, car lorsqu’ils sont jeunes, les guerriers sorgosiens n’utilisent pas leur nom d’origine, mais uniquement leur nom de guerre. Mais voilà, [i]Gueule-Cassée[/i] se fait appeler désormais Agg-Kour, et les tribus l’ont nommé Guerrier-Roi de Sorgoz. Il nous cause du tort depuis des lunes et des lunes. Il y a une semaine il a mené ses troupes à la victoire et détruit une cohorte de cavalerie d’élite. Vous l’avez déjà combattu, et vaincu, vous connaissez les sorgosiens. Je vous donne l’ordre de reprendre du service, soldat. Avec le grade de général, je vous offrirai commandement d’un corps d’armée, et l’appui de mon frère, pour éviter que les nobliaux ne vous prennent de haut. - Et si je refuse, Votre Grâce ? Je me sens beaucoup trop vieux, et trop las pour reprendre du service. - Le roi Corylus Ier, sourit Maélen, le petit-fils de Céthus, que vous détestiez tant, est mort, tué pour trahison. Désormais, le lieutenant-général Syna contrôle Djiane pour moi, et Dame Malvace, la compagne de Corylus est en fuite avec le jeune roi Oscim. - Corylus n’a rien à voir avec les méfaits de son grand-père, cracha Nervas. Mais cette famille était pourrie de toute façon. Si c’est une menace à mon encontre, sachez tout de même, Votre Grâce, que je suis assez vieux pour accepter la mort. - Et c’est très sage de votre part. Mais vous n’êtes sûrement pas prêt à accepter celle de Léleï. (Nervas écarquilla les yeux) - Majesté, je sais que vous n’êtes pas un homme cruel, souffla-t-il. Au court de votre règne, le sang n’a que rarement coulé. Et cela se sent chez vous. Vous n’assassineriez pas une innocente. - Moi non, dit-il avec tristesse. Mais les affaires d’Etat ont leurs raisons que la raison ignore. Je suis désolé. Les elfes de Céläastra groupent une gigantesque armada dans nos eaux, non loin de l’Îlot des Singes Verts, sous le commandement du puissant Arthelor Fend-Tribord, et malgré nos efforts, la princesse [i]Nærisa [/i]a pu le rejoindre avec les fugitifs de Djiane. - Très bien, capitula Nervas, vous ne me laissez guère de choix. Général, hein ? Ils ont le droit à beaucoup de confort, non ? Et à des huîtres avant la bataille ? - Si vous voulez. Mais pas de vin. - Bien, Votre Grâce. Mais je ne peux vous garantir de manière certaine une nouvelle victoire sur [i]Gueule-Cassée[/i]. - A la guerre comme en politique, rien n’est jamais certain. Je vous verrai après-demain. Allez dire au revoir à votre femme, général. [b] Fin de l’an 1377 du Quatrième Âge, au large des côtes sud du Royaume Lagoride[/b] Les requins avaient débuté leurs œuvres. Ils tournoyaient autour des gigantesques coques de bois, plongeant, revenant à la surface pour redescendre dans les profondeurs, un morceau de cadavre entre les mâchoires Ils n’étaient que quelques-uns, mais l’odeur du sang et des morts aller sûrement en ameuter d’autres au cours de la journée. Quelques vagues rougies vinrent s’abattre contre l’une des immenses structures de bois. Lorsque le requin emporta par le fond le tronc d’un elfe, le corps d’un humain percuta la coque du navire. Plusieurs de ses os se brisèrent, mais l’homme resta tout de même en vie. Le choc l’avait étourdit, et, ne pouvant nager correctement, il se noya. [i]La Main du Roi Highlin[/i], plus petite, mais plus rapide et plus fine que [i]l’Ouragan[/i], navire amiral de la flotte Lagoride, sous le commandement du prince Tsarkoié, l’avait éperonné vers le milieu de la journée. [i]La Main[/i] avait déjà coulé un autre navire, beaucoup plus petit, et ses scorpions en avaient endommagé un autre, suffisamment pour que le [i]Petit Océan[/i], un énorme boutre, puisse l’aborder et l’incendier. Arthelor jeta un regard aux alentour, cherchant les soldats ennemis. Sur sa droite, il vit Bodras en mauvaise posture. Il s’élança bloqua un coup violent sur la gauche, repoussa son adversaire d’un coup d’épaule, puis poignarda celui qui s’en prenait à son officier. Bien que la plupart des matelots manient des haches ou des sabres dérivés de l’épée elfique traditionnelle, beaucoup plus recourbés et plus larges, Arthelor préférait se servir de son épée pendant les combats navals. C’était un symbole perpétuel de son rang. Il se baissa pour éviter un coup de hache, puis se releva et empala l’humain qui lui faisait face. Le chaos régnait sur son navire. Plus qu’il ne l’avait jamais vu. Il se précipita à la rescousse de l’un ses soldats. Avant qu’il n’ait pu parvenir jusqu’à lui, son adversaire le décapita. Après quelques passes, Arthelor parvînt à tuer l’homme, blessé, mais écopa d’une entaille au bras droit. Des yeux, l’amiral cherchait les capitaines ennemis. Il était fier d’avoir éperonné le navire principal de la flotte Lagoride, mais il lui fallait impérativement tuer les chefs pour que la victoire soit à sa portée. Alors qu’il engageait le combat avec un vieil humain couturé de cicatrices il aperçut du coin de l’œil Eloin, piètre tacticien mais excellent bretteur et meneur d’hommes, s’élancer sur le pont de [i]l‘Ouragan[/i]. Il ne faisait là qu’obéir aux ordres de son capitaine, qui l’avait envoyé aborder le navire ennemi dans le but de capturer les principaux commandants, ou de les tuer. L’amiral esquiva de justesse une frappe d’estoc, puis chargea et parvînt à entamer la tunique de maille de son adversaire. Celui-ci, amoché, campa sur ses appuis malgré tout et s’élança vers Arthelor, bouclier en avant. Il le percuta violement, coupant le souffle de l’elfe. Il fit deux bonds en arrière pour s’éloigner du danger puis tenta de toucher son ennemi au torse mais reçu un nouveau coup de bouclier. Il sentit l’une de ses côtes se fêler sous le choc et poussa un grognement. Avec l’énergie du désespoir, le capitaine se jeta sur son adversaire et lui planta son épée dans la jambe. Le vieux guerrier hurla, puis le gifla violemment d’un revers de son gant d’acier. Arthelor tomba à la renverse et lâcha son épée. Du sang emplit sa bouche. La peur le submergea lorsque le matelot leva son arme pour l’achever et il tenta de parer le coup avec ses mains. Puis la tête du guerrier humain fut déchirée en deux par une lame dentelée. Arthelor reconnut l’arme de Bodras, son second, qui était venu à son secours. Tandis que l’humain s’effondrait, mort, l’amiral se releva doucement, et remercia son sauveur. Ils se jetèrent tous deux dans la mêlée. L’amiral bloqua un coup vicieux, puis contre attaqua. Son adversaire chuta et Bodras le cueillit sur la pointe de son sabre. Le second devança son supérieur, et d’un coup violent déstabilisa un officier lagoride, puis lui écrasa le crâne à l’aide de la hache qu’il tenait en main gauche. Les deux elfes vinrent ensuite au secours de la barreuse de [i]La Main du Roi Highlin[/i], aux prises avec deux adversaires. L’un d’eux parvînt tant bien que mal à la désarmer, puis Bodras se jeta sur lui et le percuta de toutes ses forces. Arthelor leva son épée vers le deuxième humain. La barreuse, Eladia, roula derrière lui et récupéra sa hache. Sans prêter attention à son capitaine, elle se jeta à nouveau dans la mêlée. L’amiral évita de justesse une frappe de taille, puis frappa au genou. L’humain tenta de parer, mais Arthelor remonta d’un coup son épée et lui fendit le menton. L’homme agonisa quelques secondes avant de mourir, étouffé dans son propre sang. Bodras s’était aussi débarrassé de son adversaire et avançait vers un groupe d’attaquants lagorides débarqués sur le pont. L’amiral sentit alors une douleur atroce dans son mollet. Il tourna la tête et sentit à nouveau une douleur au même endroit. Un humain venait d’arracher la lance qu’il avait plantée dans sa jambe un instant plus tôt. Arthelor tenta de lever son épée pour se protéger mais il savait que c’était peine perdue. Puis Eladia se jeta sur l’humain et le poussa loin de son capitaine. L’humain lui assena un violent coup à la mâchoire et l’elfe faillit tomber à la renverse. Elle se rattrapa, et au moment où l’homme levait sa lance pour l’achever, elle lui envoya un coup de pied dans le ventre, puis un coup de hache dans les parties. L’humain hurla, puis l’elfe, du poing, l’envoya par-dessus bord. Arthelor eut un regard plein de tendresse pour sa barreuse, bien qu’elle n’y prêta aucune attention, puis examina sa plaie au mollet. Ce n’était rien de grave, mais l’amiral saignait. Rapidement, il fouilla dans la bourse à sa ceinture et en retira un bandage qu’il appliqua fermement à sa jambe. Cela tiendrait. [i]Il fallait que cela tienne ![/i] Il s’élança à nouveau. Il avisa un scorpion de [i]La Main[/i], sur sa droite. Une jeune recrue, [i]Olïn[/i], se souvînt-il, s’y tenait, visant le mat principal [i]l’Ouragan[/i] du prince Tsarkoié. Arthelor le rejoignit et lui demanda de viser plutôt un groupe de soldats ennemis qui se préparaient. Il regrettait d’avoir engagé dans son équipage un si jeune elfe. Il participait ici à sa première bataille et Arthelor, s’il préférait ne pas le voir mourir dans la mêlée du pont, était furieux de le voir viser si maladroitement le navire ennemi. L’amiral s’avança vers un groupe d’elfes en difficulté. Inférieurs en nombre, ils luttaient contre douze guerriers lagoride. S’avançant vers eux, Arthelor hurla et bouscula deux de ses hommes pour se jeter sur les lagorides. La manœuvre était risquée, Arthelor pouvant à tout moment trébucher ou se retrouver à douze contre un. Néanmoins il parvînt à retourner la situation à son avantage. Les soldats du Grand-Roi furent déstabilisés un instant et hésitèrent. Il en profita pour tranchait la gorge de l’un d’eux. Une seconde plus tard ses soldats s’élancèrent pour lui porter secours. En quelques secondes ils eurent raisons des guerriers ennemis qui se débandèrent et furent tous tués. C’est alors que l’amiral se rendit compte qu’il restait peu de soldats lagorides sur son pont. Avec un cri de guerre il tenta le tout pour le tout et ordonna l’abordage de [i]l’Ouragan[/i]. Les hommes de Tsarkoié étaient parvenus à investir en nombre son bâtiment avant d’être repoussés, mais il comptait bien leurs rendre la pareille. Ses hommes se jetèrent sur les cordages, qui, reliés à des grappins, permettraient d’aborder [i]l’Ouragan.[/i] - Bodras ! cria l’amiral, l’officier arriva en courant, son armure de maille maculée de sang. Fait passer le message à la flotte. C’est le moment. Que les galères de réserve lancent une attaque par la gauche. Erion Serra et [i]La Bâtarde[/i] savent ce qu’ils ont à faire. Leur progression sera masquée par l’Îlot des Singes Verts. Je te confie [i]La Main[/i], si elle venait à être coulée, je veux que Sélor Sioné prennent le commandement de cette armada. - Bien capitaine, s’écria Bodras, sans cacher son étonnement quant à cette dernière information. Vous n’aviez pas parlé du capitaine Jonos, pour vous succéder en cas de ?… - J’ai changé d’avis. Bonne chance Bodras. - Bonne chance, mon Seigneur. L’officier se mit à courir en aboyant des ordres. [i]Jonos[/i], un semi-humain et un excellent marin, mais beaucoup trop prudent pour l’amiral. Sélor Sioné était jeune et téméraire. Il se battrait jusqu’au bout et prendrait les risques nécessaires pour remporter la victoire. Arthelor, oubliant ses appréhensions et ses faibles compétences martiales, saisit un bout pour aborder l’ennemi. Il regarda un instant son drapeau, flottant en haut du mat principal, puis pensa, comme si cela était une coutume avant un abordage, à Nærisa. Il hésita. [i]Je pourrais fuir[/i], songea-t-il. S’il abordait ce navire, il était presque sûr de se faire tuer. [i]Je pourrais me jeter à l’eau, nager jusqu’au prochain navire, feindre une blessure.[/i] Il pensa à son enfant à naître. Depuis seize ans qu’il fréquentait Nærisa, jamais elle ne lui avait parlé ainsi. Si elle lui avait parlé d’un enfant, c’était qu’elle était sûre de lui en donner un. Il serra son épée. [i]Pourquoi mourir ?[/i] Il ne s’était jamais posé la question auparavant. Le fait de savoir qu’il serait honoré comme un « mort pour la Reine Ivawen » lui suffisait. Mais désormais il doutait. Il voulut jeter son épée dans les flots. Puis il cria « et puis merde ! », et s’élança, tenant fermement son bout de la main gauche, vers [i]l’Ouragan.[/i] Pendant ce qui lui sembla une éternité il s’éleva au-dessus des flots bouillonnant, en pensant à son mentor, Soledor Sïïn [i]l’Océan,[/i] commandant du Superbe Céläastra, si prompt au sacrifice. Puis, enfin, ses pieds touchèrent le pont de bois de [i]l’Ouragan[/i], immédiatement il dû éventrer une femme lagoride, fait rarissime dans les armées du royaume humain. Il manqua de se faire décapiter tout de suite après par un guerrier ennemi. Heureusement pour lui, Eloin empala son agresseur sur sa lame, puis le protégea quelques secondes. Arthelor courut pour se placer à ses côtés. Un instant plus tard un gigantesque guerrier brisa l’épée d’Eloin. L’amiral tenta de s’interposer, mais le grand humain passa à côté de son homme et parvînt à le décapiter. Arthelor gueula sa rage et chargea l’ennemi, qui le repoussa d’un cou bouclier en riant. Il se releva, près à un nouvel assaut, mais vit Sogrän, l’une de ses guerrières, attaquer le soldat. Elle le poussa, mais il parvînt à lui perforer la gorge. Le sang de Sogrän lui gicla au visage, l’aveuglant momentanément. Arthelor sauta et le décapita d’un geste fluide. C’était un jeune guerrier, sûrement très doué lors des combats amicaux qu’organisaient les lagorides, mais ayant du mal à improviser sur le champ de bataille. Il se jeta dans la mêlée et décapita rapidement un soldat lagoride. Il recula une seconde plus tard pour esquiver une attaque au torse, puis s’élança, espérant jeter à bas son adversaire. Il n’y parvînt pas et dû se retirer précipitamment devant une hache filant à toute allure. Il reçut un violent coup sur la cuisse et recula précipitamment. Il para un coup vicieux à la hanche, puis attaqua à la poitrine. Il ne reçut en retour qu’un puisant coup de bouclier dans le crâne. Engourdi, il tenta une frappe de taille, qui fut repoussée aisément par son adversaire. Mais une seconde plus tard il le percuta, et d’un coup d’épaule, l’envoya vers ses propres guerriers, qui le taillèrent en pièces. L’amiral se jeta sur ses ennemis, espérant, comme autrefois, les effrayer. Sa manœuvre n’eut aucun effet, et il fut accueilli par trois lances, qu’il évita de justesse. Ses propres soldats s’élancèrent son secours. La bataille continua. Arthelor fit quelques pas sur le côté, puis s’avança vers un soldat lagoride. Il portait une armure complète et deux haches à une main. Les deux guerriers se jetèrent l’un contre l’autre et Arthelor tenta une feinte à droite avant de basculer et de donner un coup d’estoc vers l’aisselle. Il fut repoussé et reçu un violent coup de poing dans la figure. Il s’effondra sur le pont de [i]l’Ouragan[/i]. Se retournant, il vit l’homme lever ses haches vers lui. Au moment où il sentit la mort arriver, l’un de ses soldats se jeta sur son agresseur et le repoussa violemment. Arthelor vit qu’il ne portait pas d’armes. Il le repoussa encore et encore, jusqu’à se jeter avec lui depuis le bastingage dans la mer. L’amiral chercha le nom de son sauveur, mais ne le trouva pas. Se focalisant sur la bataille, il jeta des regards aux alentours. Ses hommes investissaient le pont de [i]l’Ouragan[/i], et se jetaient sur les écoutes pour les trancher, sabordant tout les espoirs de fuite du navire éperonné. - Salut à toi, Fend-Tribord ! cria une voix non loin de lui. Elle venait d’un homme jeune aux cheveux roux. Arthelor ne lui donna pas plus de vingt-cinq ans. Mais il n’était pas excellent pour déterminé l’âge des humains. L’homme tenait en main une grande hache et était paré d’une armure de plaques complète. Il était fin, mais large d’épaules et musculeux. - Tsarkoié, je présume ? - Bien sûr. Cocasse, non ? Tu vas mourir, Arthelor Fend-Tribord. Et ta [i]Main du Roi[/i] Hagueline, finira au fond des flots. L’amiral l’attaqua sans prévenir. Le jeune humain bloqua sans problème et riposta. L‘elfe recula calmement, tentant de rester hors de portée de l’arme de son adversaire. Il pensait que son imposante armure le ferait s’épuiser plus vite. Mais l’humain semblait se mouvoir sans problème, avec fluidité et rapidité, sans paraître incommodé par le poids de la ferraille sur son dos. Soudain une violente secousse déstabilisa les deux lutteurs. Arthelor lança un coup d’œil vers son navire. Une petite galère venait de le harponner à tribord. Une dizaine d’humains utilisèrent alors des grappins pour aborder [i]La Main du Roi Highlin[/i]. Arthelor se jeta sur le côté pour éviter la hache de Tsarkoié. - Dommage, lui dit-il, ton beau bateau… Arthelor lui cracha au visage, puis le frappa deux fois rapidement. Il para, puis écopa d’une petite entaille au front. Les elfes étaient assez nombreux pour repousser une attaque de ce style. Après plusieurs passes d’armes, l’amiral regarda à nouveau son navire, inquiet. Il se rendit compte que d’autres soldats abordaient [i]La Main[/i] par le flan bâbord et par la poupe, sans doute venus d’un navire plus petit, caché par la taille de la galère elfe. Ils étaient cette fois trop nombreux pour les défenseurs. L’elfe s’inquiéta pour ses hommes mais dû à nouveau reculer pour éviter un coup de Tsarkoié. Son [i]Ouragan[/i] était investi de soldats elfes qui sabotaient les moyens d’attaque de la galère. Arthelor les vit du coin de l’œil rassembler des torches afin de mettre le feu au bâtiment tout en combattant les quelques soldats humains survivants. L’elfe bloqua la hache de son adversaire et, approchant son visage à quelques pouces du sien, lui dit : - Si mon navire coule, il me faut, en bon capitaine, couler avec lui ! Puis il se jeta en arrière. Avisant Tsarkoié qui tentait de s’approcher de lui, il s’éloigna en bondissant vers le bastingage du navire. Voyant que le prince le poursuivait, il se mit à courir. Ralentit par son armure, Tsarkoié fut distancé par les jambes rapides de l’elfe. Arthelor saisit alors le grappin qu’il avait vu quelques secondes auparavant et le jeta avec habilité vers sa [i]Main du Roi Highlin[/i]. Le grappin trouva une accroche et Arthelor, rangeant son épée, s’élança. Il savait que le prince le retrouverait sur son navire. Et il voulait l’empêcher de rejoindre ses propres troupes. Il grimpa facilement à la corde, remerciant son agilité elfique, et escalada le bastingage. Une fois sur son pont il avisa la bataille à côté de lui. Les navires elfes avaient incendiés nombre de bateaux lagorides, et menés une percée à bâbord, encerclant la flotte du Grand-Roi. Il regarda ses hommes. En se tournant vers l’Ouragan il vit Tsarkoié atterrir sur [i]La Main.[/i] Courant au milieu de son bâtiment, il décapita un ennemi à l’improviste et héla ses troupes. Plusieurs elfes reprirent courage et redoublèrent de férocité. Arthelor se tourna vers Tsarkoié. - Vas-tu enfin cessé de fuir Fend-Tribord ? lui dit celui-ci en s’approchant. Arthelor lui envoya un coup d’épée en retour, qu’il bloqua de sa hache. L’amiral recula de plusieurs pas pour éviter ses coups, préférant rester à distance. Puis l’un de ses elfes s’interposa. Tsarkoié le repoussa d’un coup de pied, puis, d’un geste rageur, lui enfonça sa hache dans l’épaule. Voyant qu’il n’arrivait pas à la retirer, Arthelor s’élança pour l’attaquer, mais Tsarkoié ramassa l’épée du mort et para. Il sourit et frappa l’elfe au visage. L’amiral s’éloigna brusquement, et écopa d’une entaille dans le cou. Le prince le fit reculer jusqu’à la proue. Arthelor était hors d’haleine, blessé, et il sentait que son adversaire était beaucoup trop puissant pour lui. Néanmoins il ne pouvait plus éviter le combat. Après plusieurs passes, Arthelor se retrouva dos au bastingage. Devant lui, ses guerriers peinaient à repousser l’assaut des soldats lagorides. Le prince frappa l’épée d’Arthelor du plat de sa lame, envoyant l’arme à plusieurs pieds. - Mon [i]Ouragan[/i] est détruit par ta faute, amiral. Crève ! En effet, la galère de Tsarkoié flambait, tandis que les soldats elfes tentaient tant bien que mal de regagner le pont de [i]La Main du Roi Highlin[/i], où les soldats Lagoride avaient mis le feu à la grand-voile. Le prince leva son épée et voulu embrocher Arthelor. L’elfe eut le réflexe de lui envoyer un coup de pied. L’épée s’enfonça dans sa jambe, écrasant l’os du tibia et s’arrêta juste avant son genou. La lame se brisa quand Tsarkoié tenta de la retirer. Arthelor hurla de douleur, comme il n’avait jamais hurlé dans sa vie. Quand le prince tira un couteau pour l’achever, l’elfe trouva la force de le prendre à la gorge. De sa jambe valide il s’élança, et les deux amiraux tombèrent du bateau. Dans la mer Arthelor s’éloigna tant bien que mal, tandis que Tsarkoié se débattait. Malgré ses efforts, le poids de son armure l’entraîna vers le fond, sous la coque de [i]La Main du Roi Highlin[/i]. Arthelor jeta un regard à son bâtiment. Il se désagrégeait et coulait, percé de toutes part et en flammes. Plusieurs elfes se jetèrent à l’eau. Il tenta de nager vers d’autres galères elfes, mais n’en eut pas la force. Sa jambe inutilisable lui faisait souffrir le martyr, et le sel s’infiltrait dans la blessure. Il criait et sa vue se brouillait. Il tenta de regarder une dernière fois le drapeau de la Famille royale de Céläastra, flottant sur son mât, pour penser le plus possible à Nærisa. Il n’y parvînt pas. Le monde était flou. Il se rendit compte que ses yeux étaient sous l’eau. Il tenta de lutter sans y parvenir. La dernière chose qu’il senti furent des bras autour de sa poitrine. [i]L’avatar marin d’Oïnstal[/i], songea-t-il. [b]Fin de l’an 1377 du Quatrième Âge, Presqu’île du Goéland, sud-ouest du royaume Lagoride[/b] La nuit était encore noire tandis que Hroar escaladait, le manche d’un piolet entre les dents, le mur de granit gris du donjon situé au centre du fortin « La Mouette ». Il sentait pourtant venir les premiers rayons du soleil et l’aube naissante. La bataille faisait rage en contrebas, mais il était invisible aux combattants dans l’obscurité. La flottille dirigée par Estë avait longé l’Îlot des Singes Verts, pour ensuite cingler à toute allure vers l’extrême sud-ouest des terres lagorides, passant loin au large de la Presqu’île du Goéland. Estë avait par la suite fait mouvement vers la péninsule en longeant le littoral déchiqueté bordant une partie du sud de Sorgoz et du Royaume-Fleuve. La manœuvre, très risquée, visait à rester invisible des guetteurs de « L’Albatros », le phare gigantesque qu’abritait la presqu’île et qui servait de repère lumineux pour de nombreux navires à des milles à la ronde. Durant la traversée, un unique bâtiment de Dame Estë s’était échoué sur les nombreux récifs. Au cœur du convoi furtif, Hroar avait néanmoins pris peur de nombreuses fois, serrant le bastingage, ou le manche de son [i]koranen [/i]pour se donner du courage. A cette heure, ni lui, ni aucuns elfes n’avaient de nouvelles de l’issue de la bataille de l’Îlot des Singes Verts. Abrités par une falaise, les bateaux s’étaient ensuite arrêtés à deux lieux à pieds du rivage de la presqu’île. Erion Serra avait alors pris le commandement de la troupe terrestre et avait mené plus de six cents combattants à travers les rochers. Ils avaient tous suivit la longue piste, parfois rampant, parfois marchant très lentement, parfois nageant, en essayant toujours de faire le moins de bruit possible et de ne pas attirer l’attention. Arrivés aux abords de la presqu’île, tous avaient dû nager à moitié sur trois cent pieds pour éviter un passage impraticable au sec. Enfin, la troupe avait abordé la presqu’île, toute déchirée et flanquée de hautes falaises. Loin des rares installations humaines du territoire, les elfes étaient passés inaperçus en marchant calmement sur les grandes plages de galets formant le rivage. Erion avait pris avec lui environ deux cents vingt hommes, pour s’emparer de L’Albatros. Le phare était une immense installation, de plus de quatre cents trente pieds de haut, fortifié à la base, et abritant dans ses étages des trésors fabuleux, selon les légendes populaires. En réalité, Estë avait confié à Hroar qu’il accueillait la deuxième plus grande bibliothèque du royaume Lagoride, après celle des Grands-Rois à Bétula. Au nord, l’isthme de La Mouette reliait la presqu’île au continent. Le corridor, très étroit et aisément défendable, était bouché par le fortin « La Mouette », placé sous le commandement du général Nérau, un vieux militaire lagoride, que certains surnommaient « l’Ancien Garde ». Erion avait demandé à Noédor Edlla de mener le reste de la troupe à l’assaut du fortin, et avait confié à Hroar la tâche de le seconder. Serra s’était ensuite dirigé vers une grande valleuse au sud, dans l’espoir d’atteindre le somment des falaises, où se situait le phare, sans avoir à escalader. Hroar et Noédor avaient également emprunté une valleuse plus au nord, beaucoup plus encaissée, et cette fois inondée. Une fois au sommet de la falaise, ils avaient mis en place leur plan. Les humains étant inconscients de l’attaque, Noédor mènerait une première expédition au nord, où la plupart des soldats lagorides étaient massés, en tâchant d’escalader les murailles à l’aide de grappins et de cordages. L’un de ses lieutenants se verrait confié une troupe plus réduite, et attaquerait par le sud-ouest en utilisant le même procédé. Le plan était simple. Hroar avait refusé le commandement de la deuxième troupe, sachant que les elfes rechigneraient à suivre un nain. Il avait cependant veillé à ce que deux des meilleurs guerriers accompagnent Noédor et lui servent de gardes du corps. C’est ainsi qu’il se trouvait en pleine escalade. Avec lui se trouvaient deux mâles elfes d’âge mûr, Veilnor et Solyr, ainsi que la jeune Zaona, qui s’était distinguée pendant la guerre du Vieux-Prince, âgée d’à peine vingt-cinq ans à l’époque. Il les avait sélectionnés pour leur expérience des sièges et leur calme. Alors que la bataille faisait rage en-dessous d’eux, les trois elfes s’étaient furtivement glissés au deuxième étage du donjon pour massacrer une troupe d’archers faisant des ravages depuis leurs positions surélevées. Hroar, quant à lui, grimpait toujours, désirant atteindre la haute terrasse d’où Nérau commandait ses troupes afin de le capturer. La dernière partie de l’ascension s’avérait la plus ardue, et Hroar bénit les dieux d’avoir grandi en moyenne montagne, là où les pentes abruptes l’avaient formé à l’escalade. Derrière lui le drapeau de la Reine Ivawen flottait déjà au sommet de L’Albatros. Hroar savait que Nérau n’était pas inquiet pour autant. Le sort de la bataille pour la presqu’île se jouerait au fortin et non au phare. « La Mouette » était la clé de ce territoire, et pouvait subir s’il le fallait un long siège. Si Nérau parvenait à chasser les assaillants de sa forteresse, la bataille serait perdue. Le nain glissa ses doigts dans une fissure située un peu plus haut et posa son pied sur une pierre qui dépassait. Il saisit son piolet et le planta fortement à quelques pieds, pour se hisser. Le rebord de la terrasse où se tenait Nérau n’était plus très loin. Il souffla avec force. Il avait abandonné son armure afin d’escalader plus aisément. Enfin il arriva à la hauteur du balcon. Il glissa ses mains sur le rebord et se hissa le plus rapidement possible. Une fois que ses pieds furent posés, il dégaina son koranen ainsi qu’une courte dague et s’élança. Nérau l’aperçut du coin de l’œil et dégaina son épée immédiatement. Il était chauve, et les cheveux qui lui restaient étaient gris. Deux gardes imposants l’accompagnaient. Sans prendre le temps de revêtir leurs casques qu’ils avaient laissés sur une table basse, ils se jetèrent sur Hroar. Le nain esquiva un coup pernicieux et abattit sa hache vers la jambe du premier assaillant. L’homme recula, laissant le temps à Hroar de se dégager et de s’attaquer au deuxième homme, plus grand et blond. Il était plus rapide, et fit reculer son adversaire. Le nain tenta de passer outre son armure avec un coup de couteau dans le bassin, mais le guerrier lui opposa une rondache. Nérau restait en retrait, mais le premier garde du corps revenait à l’assaut. Hroar dû reculer précipitamment, s’approchant dangereusement du bord de la rambarde. D’un coup de bouclier, le blond envoya le nain au tapis et lui fit une longue estafilade sur le bras droit. Hroar atterri brusquement et grogna, lâchant son arme. Le premier garde restait en retrait, convaincu de la supériorité de son compagnon. Le deuxième flanqua un coup de pied à la face du nain qui se cogna la tête sur la rambarde. A moitié aveuglé et étourdi, sa main droite rencontra tout de même le manche de son koranen. D’un geste, il enfonça la lame dans le genou de son adversaire. Le coup manquait de force et de précision, mais l’humain chuta tout de même, épée en avant. Hroar dévia la lame grâce sa dague et reçut le corps de l’homme sur ses pieds bottés. D’une poussée, il le passa par-dessus le balcon. Un instant plus tard, le deuxième garde se précipita. Le nain lui jeta son couteau. Il ricocha sur son gorgerin, mais lui entailla profondément la tempe. L’homme cria, et Hroar se releva. Furieux d’avoir manqué son coup, il percuta le soldat et lui arracha son épée des mains. Nérau, qui s’était approché, l’attaqua. Hroar para, puis avança précipitamment dans l’espoir d’effrayer le général. Derrière, il senti le garde toujours vivant marcher sur lui. Il se retourna et l’embrocha, avant d’arracher son épée du cadavre. Il se tourna vivement, bloqua un coup lent de Nérau et fit trois pas de côté pour se placer un peu en retrait par rapport à son adversaire. Il le regarda. - C’est fini, général, lui dit-il en Antique commun, avec son accent caverneux des montagnes. Rendez-vous et il ne vous sera fait aucun mal. - Rien n’est fini, nain, répondit l’autre d’une voix calme. Tu es blessé et tes hommes sont en sous nombre. De plus, tu viens de tuer mon fils. Hroar ne répondit rien. Il avait évalué rapidement l’âge des humains présents sur le balcon. Le fils de Nérau devait être celui qu’il avait passé par-dessus bord. Et il avait bien failli le tuer. Son bras droit et sa bouche saignaient abondamment. S’il avait eu en face de lui un adversaire de taille, le combat aurait été rude, mais Hroar voyait tout de suite que Nérau était vieux, et qu’il n’avait jamais été un véritable combattant. Il décida d’en finir. Il s’élança, envoyant quelques coups pour fatiguer son adversaire. Le général attaqua à droite, espérant profiter de la faiblesse du bras du mercenaire. Le nain sourit. Il rassembla ses forces et repoussa furieusement la lame de Nérau. Du coin de l’œil il aperçut une colonne de troches se dirigeait vers le fortin depuis le sud. A sa tête se trouvait un fanion blanc et bleu, les couleurs de la Famille Serra. Hroar se lança dans un violent assaut, frappant aux jambes, au cou, à la poitrine, au ventre. Nérau parait et esquivait difficilement. Le nain sauta alors et, utilisant son bras gauche, frappa violemment la lame de son adversaire qui chuta. D’un coup de pied il jeta l’épée au loin. Son saut était risqué ; avec sa faible allonge il avait exposé sa tête un instant, si bien qu’un guerrier chevronné aurait pu la lui trancher. Mais Nérau n’avait pas eu les réflexes suffisants. Hroar pointa son arme sur sa gorge. - Relevez-vous, lui ordonna-t-il, et sonnez la fin des combats. - Ma mort ne forcera pas mes hommes à se rendre, dit le général, sans avoir l’air convaincu. - Ils sont déjà en mauvaise posture, et sans votre commandement ils ne pourront repousser l’attaque à venir (du pouce, il désigna la colonne d’Erion Serra). - Très bien, le nain, admit Nérau. Tu as finement joué. Il alla chercher un linge blanc et l’agita à la vue de tous. Peu à peu, les combats cessèrent et les portes sud furent ouvertes à la troupe d’Erion. - Dis-moi, nain, demanda Nérau, tu as tué mon fils, tu me dois bien une explication. Alors dis-moi, que fais-tu parmi tous ces elfes ? Tu es loin de tes montagnes. - L’un de mes rares amis est l’un d’eux, répondit-il calmement. A leurs côtés je combats sous les couleurs d’une reine épatante. Et j’ai rencontré une musicienne, amoureuse de la mer. Les elfes vous traiteront le mieux possible. Je veillerais à ce que de grandes funérailles soient organisées pour votre fils, général. Le vieil homme, le regard vide, préféra regarder l’horizon et l’aube qui nimbait L’Albatros.
  15. Loup Noir

    Le Havre des Reines

    La suite ! J'essaie de rattraper le temps perdu. J'espère que vous apprécierez. [center][u][b]Chapitre XVI[/b][/u][/center] [b] An 1377, sud-est de l’Île de Céläastra, terres de la Famille Abæl[/b] - Baisse la tête, tante Iva, je n’arrive pas à attraper tes cheveux ! s’écria Baïla. - Je ne peux pas, répondit patiemment Ivawen. Il me faudrait m’asseoir par terre ! - Alors assieds-toi par terre ! lui lança Baïla. - Non, sinon je ne pourrais plus tenir ta sœur sur mes genoux, et elle viendra t’embêter. - Bon, alors c’est pas grave. Mais comment je fais pour te coiffer ? - Commence par le bas ! dit Ivawen en riant. La reine se tenait dans une des salles de la vaste demeure de la Famille Abæl, sur la côte sud de Céläastra. Auprès d’elle se trouvaient plusieurs de ses cousines. Baïla, la turbulente, âgée de neuf ans, était la quatrième fille de Dame Mïlia. Suivant le conseil d’Ivawen, elle attrapa ses cheveux blonds à la moitié de leur longueur et commença à les tresser. Elle était petite pour son âge et souvent malade. Sa faiblesse naturelle lui avait au fil des années fait perdre confiance en elle, et elle compensait tant bien que mal en criant et en donnant des ordres à ses cadettes. Elle était pour cela régulièrement rappelée à l’ordre par Rajelle, troisième fille de Mïlia, âgée de onze ans. Cette dernière prenait son rôle très au sérieux, et tenant en compte le fait que sa mère commençait à lui enseigner les rudiments de son rôle futur au sein de la Famille, se sentait plus adulte que les petites. - Eh, vous deux ! s’écria la reine, si vous n’arrêtez pas immédiatement je me lève et en prends une pour taper sur l’autre ! Elle s’était adressée à Hæja et Svinrile, les deux jumelles de six ans, de vraies pestes. Elles étaient en train de se battre entre elles et se roulaient par terre pour une raison quelconque, ce qui avait tendance à agacer Ivawen au plus haut point. Les jumeaux avaient été rares dans l’histoire de la Famille Abæl et les vrais jumeaux encore plus. Hæja et Svinrile faisaient figure d’exception. Leur mère les avait nommées ainsi en hommage à sa demi-sœur, et à sa fille posthume, Hæja. De tous les enfants de Highlin, Hæja était la seule à avoir eu, du moins à sa naissance, les racines rousses et les pointes blondes de sa mère, trait que l’on retrouvait chez les jumelles. Bien sûr aucune des deux ne ressemblaient vraiment à Ivawen ou Nærisa à leur âge, les souveraines ayant la silhouette élancée et le visage en forme de cœur de leur père. Les deux jumelles avaient cessé de se battre mais continuaient à se chamailler. La reine réfléchit une seconde pour les différencier puis cria à nouveau en en montrant une du doigt : - Svinrile ! Au coin ! elle désigna un coin de la pièce. - Pourquoi moi, tante Iva ? protesta la gamine. - Parce que tu es nulle ! la nargua sa sœur. - Ne flambe pas trop, toi, reprit Ivawen, le ton détaché. Tu vas dans le coin opposé. Les petites boudèrent mais s’exécutèrent. La reine sourit. [i]Pas plus difficile que de gouverner un royaume[/i], songea-t-elle. Elle faillit éclater de rire, mais réussi à se contrôler pour ne pas passer pour une folle. La plus sage des enfants était sans conteste Caëty, la plus jeune présente dans la pièce. Elle avait deux ans et Ivawen la tenait sur ses genoux. Si jamais elle s’avisait de la poser par terre, elle se mettrait à courir avec ses petites jambes partout autour d’elle, ou irait faire des câlins à Baïla, qu’elle adorait. Mais une fois assise, elle restait tranquille. Hormis Séïren, trois autres filles de Dame Mïlia ne se trouvaient pas avec Ivawen en ce moment. Anastasia, âgée de quatre ans, dormait dans sa chambre. Nausikäa, la petite dernière, encore bébé, restait près de sa mère ou de ses nourrices. Ushyndi était quant à elle la deuxième fille de Mïlia. A douze ans, sérieuse et appliquée, elle servait sa mère de son mieux. Elle était actuellement en leçon avec elle. Ushyndi était née neuf ans après Séïren, à une époque où ses parents désespéraient d’avoir un autre enfant. Quelques semaines avant sa naissance, Ivawen avait également remporté une grande victoire contre Neflindel. Mïlia avait décidé de nommer sa deuxième fille « Ushyndi », un ancien mot pour désigner le triomphe en langage elfe, afin de célébrer ces deux évènements. Aucune des petites n’était la nièce d’Ivawen bien sûr, mais leur différence d’âge était telle qu’elles la surnommaient toutes « tante Iva », tout comme Nærisa avait droit à « tante Nærisa ». La reine n’avait pas prévu de rester si longtemps chez sa tante. Mais quelques jours après son arrivée elle était tombée malade et avait dû s’aliter. Depuis elle allait mieux mais préférait ne pas tenter de faire à nouveau le voyage jusqu’à Céläastra et travaillait dans la forteresse, recueillant les conseils de Mïlia. On frappa à la porte. Ivawen reconnu la voix de son oncle, Rimön Forental, et l’invita à entrer. Il ouvrit la porte et mit un genou à terre devant elle. Une gouvernante le suivait et l’imita. Ivawen leur fit signe de se relever. Rimön avait les yeux et les cheveux noirs. Son visage rieur et ses yeux globuleux contrastaient avec sa grande force physique et sa musculature épaisse. Ivawen le savait animé d’une joie de vivre à toute épreuve, dont semblaient avoir hérité ses filles. Il souriait presque toujours en société. Aujourd’hui il avait néanmoins les traits fermés et la reine comprit que quelque chose n’allait pas. Rimön avait épousé Mïlia par pur intérêt, pour tenter de s’élever au-dessus de sa condition et d’apporter du prestige à sa famille. Néanmoins sa femme restait froide avec lui, et ne le laissait pas s’occuper de la gestion de ses domaines. En y réfléchissant, Ivawen se demandait si de caractère, Mïlia n’était pas le négatif de sa défunte sœur aînée, qui, bien qu’ayant accès au pouvoir suprême en tant qu’épouse de l’héritier de la couronne, n’avait jamais cherché ni à influencer son mari au gouvernement, ni à s’immiscer dans l’éducation politique qu’il donnait à ses filles. Elle se contentait de leur apprendre les rudiments du service féminin, et en cela avait eu plus de contacts avec Nærisa qu’avec Ivawen. Mïlia, bien que retirée sur ses terres, dirigeait sa maison et son domaine d’une main de fer, laissant en bonne partie l’éducation de ses filles cadettes à son mari. La reine éprouvait parfois de la compassion pour cet homme, qui n’avait pu apporter pour tout éclat à sa famille qu’un lointain lien du mariage avec la famille royale. En cela, son illustre aïeul, Nadomir, le chef de la Garde Royale, couvrait bien mieux les siens de prestige. - Papa ! crièrent ensemble Svinrile et Hæja en se précipitant vers lui. - Que faisiez-vous dans les coins de la pièce ? les sermonna leur père. Vous avez encore fait des misères à votre tante ? - Oh, pas à moi, elles se battaient juste entre elles, dit la reine. Qu’y a-t-il, mon oncle ? – elle savait que l’appeler « oncle » le flatterait. - Svi était méchante, Papa ! s’écria Hæja. Mais vu qu’elle ne sait pas se battre… On pourra jouer avec Caëty, après, tante ? - Ça suffit Hæja ! coupa Rimön. Nærisa nous a fait parvenir des nouvelles de la Bande de Djiane et du Royaume Lagoride, informa-t-il en réponse à Ivawen. De mauvaises nouvelles. - Très bien, je vais voir cela. - Isla, ordonna Rimön, occupe-toi de mes filles en attendant. - Tante Iva, tu as vu la tresse que je t’ai faite ? s’enquit Rajelle. - Oui ma chérie, je l’ai vu. Elle lui avait fait une grande natte avec toute la longueur de ses cheveux. Ivawen remit Caëty à son oncle qui la chatouilla un peu puis réprimanda une seconde ses jumelles. Il tendit ensuite sa plus jeune fille à la gouvernante, leur fit un geste de la main et se dirigea vers la porte. - Et moi, tante, tu as vu ma natte ? s’exclama Baïla, qui avait tressé n’importe comment les cheveux de la reine sur la moitié de leur longueur. - Je l’ai vu, elle est très jolie aussi, répondit Ivawen avec un sourire. A plus tard, il me faut régler des problèmes importants. - Oui Majesté ! crièrent Svinrile et Hæja en cœur. La reine leur sourit puis sorti, accompagnée de son oncle. Ils marchèrent longuement, puis grimpèrent un escalier jusqu’à la chambre luxueuse qu’occupait Ivawen chaque fois qu’elle venait ici. Ils entrèrent dans l’antichambre où se trouvaient plusieurs fauteuils d’osier recouvert de velours. Ivawen s’installa dans l’un d’eux et attendit que Rimön lui serve un verre de vin et s’assoit en face d’elle, pour demander : - Je suppose que si c’est-elle qui écrit, il n’est rien arrivé de fâcheux à Nærisa ? - En effet, elle est indemne, répondit son oncle. Mais ce n’est pas le cas de nombre de nos hommes partis en ambassade. - Que s’est-il passé ? Je lirai ces lettres, mais faites-moi un résumé maintenant. - Apparemment le Grand-Roi a assassiné le Roi de Djiane, Corylus, alors qu’il se rendait à la capitale pour parlementer avec lui. Peu après l’arrivée de Nærisa à Djiane, un général d’infanterie, soutenu par le pouvoir fédéral, a mené un coup d’état conte le nouveau roi de Djiane et Malvace, la reine régente. Ils ont dû fuir la Bande, qui est désormais un satellite du Grand-Roi. - Malédiction ! s’exclama Ivawen. Et ensuite ? - Malvace est parvenu, avec l’aide de l’Escadron Bleu, à libérer plusieurs centaines de chevaliers, qui lui sont parfaitement fidèles. huit-mille autres sont rassemblés au nord du pays, et elle leur a demandé de se cacher en attendant son retour. - Son retour ? - Elle est en route pour Céläastra, ma Reine, Nærisa et elles ont pris la mer il y a peu et sont en train de rejoindre Arthelor Fend-Tribord et sa flotte. - Bon, dit Ivawen en réfléchissant rapidement. Et elle emmène le nouveau roi avec elle ? Oui évidemment. Huit-mille chevaliers, vous dîtes ? Nous n’avons la supériorité ni sur mer, ni sur terre. Néanmoins, une révolte à Djiane pourrait nous fournir une opportunité. Quant est-il d’Arthelor et de son armada ? - Selon nos informations, le Grand-Roi a rassemblé sa flotte, en prévision d’une attaque. - Très bien. Dans ce cas nous devons agir vite. Vous allez rédiger plusieurs missives ce soir. Tout d’abord, envoyez cinq de nos sloops les plus rapides récupérer Nærisa et la délégation de Djiane. Je ne veux pas qu’ils soient exposés lors d’une bataille. Ensuite, demandez à Arthelor de se tenir prêt au combat et adjoignez lui douze galères supplémentaires. Il nous faut remporter une éclatante victoire maritime si l’on veut être en bonne position pour traiter avec le Grand-Roi. Envoyez également un message au Seigneur Rywon. Neuf mille hommes sont rassemblés dans son port, je veux qu’il les tienne prêt à partir pour Sorgoz, en appuis aux forces d‘Agg-Kour. Enfin, je veux qu’Eoïndril Eleïon rassemble l’armada de réserve dont je lui ai confié le commandement à Vermelhäa. Si jamais Arthelor subit une défaite, je veux pouvoir contre attaquer le plus rapidement possible. - Très bien ma Reine. - Rédigez tout cela, dit Ivawen, et apportez-le-moi pour que j’y appose mon sceaux. Et Rimön, vous avez parlé de pertes, à Djiane ? - Presque la moitié de l’Escadron Bleu a péri, dont le chef. Et Silya Ayen, la garde du corps de votre sœur a été grièvement blessée. - Ah, fit Ivawen. C’est fâcheux. Erton Alluv était un fier guerrier. Je suppose qu’ils n’ont pas pu ramener les corps ? - Ils étaient pressés par le temps et sous la menace d’une attaque des félons. - Evidemment. Leurs noms seront honorés de même. J’aurais voulu que Silya Ayen participe à la prochaine bataille navale. Ordonnez-lui de revenir également. Même amoindrie, elle pourra défendre Nærisa. Retirez-vous, maintenant. Il s’inclina et sorti de la pièce. Ivawen avala une gorgée de vin blanc. Plusieurs jours auparavant, elle avait envoyé des lettres écrites de sa propre main au Seigneur Rylor Furiade, l’enjoignant de joindre ses troupes à celles des autres seigneurs au sein du corps expéditionnaire qui partirait vers le Royaume Lagoride. Mais [i]Le Fier[/i], comme beaucoup l’appelaient, avait répondu par la négative, invoquant une guerre lointaine et dangereuse et la peur de troubles sur ses propres terres. Ivawen n’oubliait pas qu’elle avait besoin du soutien des grands lignages pour cette guerre. Le problème était que Rylor Furiade avait entraîné dans son sillage Souvaron, chef de la Famille Desmopïl, qui refusait lui aussi d’engager ses troupes dans la bataille. Ivawen avait cru museler la turbulente Famille Desmopïl, qui lui avait causé tant de problèmes pendant la Guerre du Vieux-Prince, en proposant à Souvaron le portefeuille de la guerre au sein de son Conseil Royal, mais apparemment, si la perspective d’une offensive contre les Lagoride ne l’effrayait pas, il refusait d’y associer ses troupes. Malheureusement pour la reine, les Furiade représentaient la deuxième force militaire du royaume, sachant qu’elle-même était la première. Les Familles Furiade et Desmopïl contrôlaient à eux deux un cinquième des forces armées terrestres de l’Île, ainsi qu’une partie de ses forces navales. Ivawen soupira. Souvaron et Rylor avaient été pendant la guerre civile, l’objet de ses pires craintes. Les deux étaient rompus aux tactiques militaires et se montraient convaincus que Neflindel était le seul prétendant légitime au trône. Rylor, le plus intransigeant des deux, se montrait froid lors de toutes leurs rares rencontres et avait refusé de participer à son gouvernement. [i]Mais pourquoi diable !?[/i] se demandait souvent Ivawen. Tout le monde savait que [i]Le Fier[/i] était furieusement conservateur, on pouvait donc comprendre qu’il refuse de voir une femme sur le trône de Céläastra. Car les lois des elfes insulaires étaient formelles là-dessus, bien que Highlin ait, à la fin de son règne, modifié ceci, ouvrant la succession aux femmes par décret royal. Rylor lui avait d’ailleurs personnellement enjoint d’épouser l’un des petits-fils de Neflindel avant la guerre, lui assurant son soutien dans ce cas. Devant le refus d’Ivawen il s’était tourné vers le Vieux-Prince. Mais son comportement avait toujours étonné Ivawen, car lors de ses rencontres avec Nærisa, [i]Le Fier[/i] se montrait, selon les dires de la princesse, parfaitement aimable et dévoué. [i]Peut-être m’en veut-il spécialement à moi ? [/i]se demandait la reine. C’était une pensée terrible, effrayante, mais au combien incohérente. De rage, la reine ramassa un coussin dans son fauteuil et le jeta à travers la pièce. Quel que soit les motivations de Rylor Furiade et ses raisons, Ivawen devait reprendre les rênes du Royaume en personne. Elle repartirait dès que possible pour Céläastra. [b] Fin de l’an 1377 du Quatrième Âge, au large des côtes sud du Royaume Lagoride[/b] Lorsqu’elle se trouvait en compagnie d’Arthelor Fend-Tribord, Nærisa était toujours envahit par le bien-être. Un peu comme lorsqu’elle était avec sa sœur, ou plus jeune, avec son père, elle se sentait en sécurité. Arthelor lui tendit un verre d’eau. - Le Grand-Roi a envoyé contre nous la plus grande partie de sa flotte, l’informa-t-il. Elle est sous le commandement du prince Tsarkoié, son fils cadet, fait amiral pour l’occasion. Il se dirige vers nous. - Le prince Tsarkoié ? s’étonna Nærisa. Il est connu pour être impulsif et téméraire, pourquoi lui confier le commandement d’une telle armada ? Le Grand-Roi sait très bien que tu diriges notre flotte et depuis la dernière guerre, il sait que tu es prudent au combat. - Il se dit sûrement qu’il faut de l’audace et de la témérité pour me vaincre. Tsarkoié va me forcer au combat et tenter d’annihiler nos navires en les écrasant sous le nombre. - Tu ne vas pas tomber dans un piège pareil ? Tu disposes de moins de navires que lui et ses matelots sont tout aussi entraînés. - Je n’ai pas vraiment le choix, souffla Arthelor. Si je ne cherche pas la confrontation, c’est lui qui me trouvera. Une victoire navale nous permettrait de débarquer sur le territoire Lagoride. Et à partir de là… - Tu pourrais te faire tuer, Arthe, sourit timidement la princesse. - C’est le cas à chaque fois que je prends la mer. Ecoute, Tsarkoié ne s’attends sûrement pas à me voir cingler les flots dès demain pour l’attaquer à l’Îlot des Singes Verts. Je pourrais le prendre par surprise en jouant à son propre jeu. - Fais attention à toi, s’il te plait, lui dit Nærisa. Je veux être sûr que tu me reviendras. - Je reviendrai, Næri, répondit Arthelor. Je te le promets. - Ce n’est pas une promesse que je veux. - Je ne peux pas partir avec toi, répondit l’amiral. Je commande la flotte de Céläastra, ça m’est impossible. - Je sais, lui lança Nærisa. Mais tu peux me donner un enfant. - Pardon ? s’enquit Arthelor. Tu n’es pas sérieuse, tu seras mariée d’ici peu ! - Sur ordre de ma sœur, grinça Nærisa. Tu sais bien que je me moque d’Erion Serra et de ce qu’il pourra penser. Si tu acceptes, l’enfant sera le tien, je n’épouserai Serra qu’une fois que j’aurais accouché. - Un bâtard ? Nærisa tu sais que c’est très mal vu sur l’Île. - Oui, et c’est stupide. Une femme peut se permettre de prendre des favoris, ce qui est interdit aux hommes, mais il est mal vu de tomber enceinte. Tandis qu’un homme peut engendrer des bâtards sans problème. Je veux un enfant de toi, et qu’importe s’il est bâtard ou non. Si tu meurs, je veux que tu survives à travers lui. - Je ne peux pas faire ça, princesse. Je ne veux pas t’infliger ça. La Reine serait déçue, elle t’en voudrait, je ne veux pas que tu te brouilles avec ta sœur à cause de moi. - Tais-toi, Arthe, lui intima-t-elle. Laisse-moi m’occuper de ma réputation, et d’Ivawen. Faisons juste l’amour. Elle le prit dans ses bras et l’embrassa. Elle eut l’impression de s’épanouir enfin. Comme si elle avait attendu ce moment toute sa vie. Elle le poussa sur sa couchette. Sa peau était lisse et chaude. La princesse se blottit contre lui, alors qu’Arthelor lui retirait sa robe avec fougue. Elle lui pétrit un pectoral avec un sourire, puis l’amiral s’élança et lui empoigna un sein. Il se mit à le lécher délicatement, mais Nærisa le repoussa. - Non, lui intima-t-elle, je veux un enfant. Débrouilles-toi avec ça ! Elle gémit lorsqu’il la pénétra. Accroupie sur lui, elle se mit en mouvement, tout en l’embrassant dans le cou. Alors qu’elle sentait son souffle rauque sur sa poitrine, les ongles de la princesse pénétrèrent la peau de son amant. « Encore », siffla-t-elle. « Je t’aime, Næri », gémit l’amiral. Et soudain le temps disparut. Elle ignorait où elle se trouvait. Elle ne savait plus si elle avait trente-cinq ans ou dix-neuf, comme lors de sa première nuit avec Arthelor. Plus rien n’avait d’importance. Seul comptaient les mouvements continus de son amiral en elle, ses caresses, ses yeux emplis de désir et de plaisir, sa main, posée délicatement sur son ventre. Et leurs larmes communes, et la vie qu’elle voulait sentir croître… Arthelor accompagna Nærisa vers le bastingage, où l’attendait une échelle de corde, puis une chaloupe vers le sloop qui la reconduirait sur Céläastra. Avant de descendre elle le serra dans ses bras et lui donna un long baiser. Il regarda longuement la chaloupe, puis le sloop s’en aller vers le sud. Puis il retourna sur le pont de [i]La Main du roi Highlin.[/i] L’aube pointait et ses marins s’affrétaient sur son bâtiment. Quelques heures auparavant, le futur mariage de Nærisa et d’Erion Serra le faisait bouillir de rage. Son plus cher désir était de le voir périr dans la bataille à venir. Mais ce matin, tout cela n’avait plus d’importance. Il savait qu’il avait apporté à sa princesse tout ce qu’elle désirait. Le reste était optionnel. Il donna des ordres et ses matelots bordèrent les voiles. La brise du matin leur assurait une vitesse suffisante pour mettre à bien ses plans. Voilà des jours que les flottes elfes et Lagoride se tournaient autour à quelques miles de distance. Il cria à ses hommes de s’équiper et ordonna que ses ordres soient transmis aux autres navires. Moins d’une heure plus tard la flotte Lagoride était en vue et se préparait au combat. Bodras s’approcha de son capitaine. - Donne l’ordre de hisser nos couleurs, lui dit Arthelor, et fait sonner les tambours de guerre. L’officier acquiesça puis obéit aux ordres. Arthelor avait troqué son armure d’apparat pour une broigne de cuir aux armoiries de sa Famille, mais avait conservé son épée elfique traditionnelle. - Bodras, lui cria-t-il, que le reste de la flotte nous laisse de l’avance. [i]La Main du Roi Highlin[/i] mènera l’attaque ! La gigantesque galère de guerre fendait les vagues et devançaient les autres navires de la flotte. Arthelor observa l’horizon et les navires ennemis. Au-dessus de lui le dragon de mer endormi de sa Famille flottait, et un peu plus haut, la Rose-des-Vents dorée de la Reine Ivawen et de tous les rois de Céläastra. Mais lui la voyait rouge, rouge dans le soleil levant. Aussi rouge que sa barbe, aussi rouge que la chevelure de Nærisa.
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