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[Samedi] Andromaque, Acte III, Scène 8


Celt

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Aujourd’hui, pour poursuivre cette superbe idée de Chroniques hebdomadaires, et afin de changer un peu des poèmes « purs » (surtout que le précédent fut bien long !), j’avais pensé à proposer du Virgile (Enéide, Livre VI. La catabase, pour ceux qui voient). Hélas, trois fois hélas, tout le monde ne peut avoir quelques années de latin derrière soi ! J’essaierai tout de même de m’atteler à ce projet un jour, en vous prenant par la main s’il le faut, simplement pour que vous compreniez la beauté de ces vers.

En attendant, nous voilà donc avec du théâtre ! Et pas écrit avec les pieds par n’importe qui, messieurs-dames, mais par le sieur Racine, Jean de son prénom (1639-1699). Aimable personne qu’on ne présente plus, sauf pour le différencier de Corneille (avec lequel il est fréquemment confondu, et par moi le premier !). Il est janséniste, il squatte à Port-Royal, c’est donc un mec pas trop con, ouaich bonhomme.

Reprenons notre niveau de langue habituel, si vous le voulez bien. Et cessez de m’interrompre, petit fifrelin.

Jeannot, donc, est considéré, d’après ce perfide de Wikipedia qui aime à simplifier, comme « l’un des deux plus grands dramaturges français ». De tous les temps, sinon c’est pas drôle.

C’est un peu simpliste, mais foncièrement pas incohérent.

Voilà donc notre auteur plus ou moins planté, malgré cette présentation bancale. Et puis comme vous l’avez tous étudié en classe de 2nde, cela n’est qu’une légère piqûre de rappel. N’est-ce pas ?

Nous nous intéressons aujourd’hui à l’une de ses œuvres emblématiques, la superbe tragédie en cinq actes Andromaque (classicisme, quand tu nous tiens), et surtout en vers (logique, sinon l’intérêt d’une Chronique serait ténu, tout de même…)

Résumons l’intrigue : Andromaque est la veuve d’Hector. Hector, c’est Eric Bana dans Troie (le film), celui qui se fait tuer par Brad Pi… par Achille et traîner derrière un char autour des murailles d’Ilion (Troie). Ca a son importance. Bref, cessez de digresser, sinon je vais me perdre dans vos interruptions.

Plus sérieusement, Andromaque, veuve d’Hector, est amenée après la guerre (de Troie, donc) chez Pyrrhus, fils d’Achille. Le fiston, après la mort de son père, avait en effet pris sa relève dans l’armée grecque et mené le combat avec violence et hargne. Or, l’on découvre que Pyrrhus aime Andromaque (pourtant de beaucoup son aînée). Mais celle-ci aime toujours Hector, tué par l’armée grecque, et en particulier le père de Pyrrhus (Brad Pitt, pour les deux du fond près du radiateur qui jouent à la PSP). Donc la veuve se voit mal céder aux avances du notre jeune seigneur grec. Mais son fils, dernier souvenir qui lui restât d’Hector, est lui aussi prisonnier de Pyrrhus. De ses actions dépend la vie de l’être qu’elle chérit le plus au monde. Dur, la vie.

Tout cela se complique (sinon ce ne serait pas un chef-d’œuvre, voyons !), car une princesse grecque, Hermione, est fiancée à Pyrrhus. Elle l’aime (ou du moins hésite. Ah, la passion !). Or celui-ci aime Andromaque. Qui aime Hector. Qui est mort. On sent venir les ennuis, tout de même.

Parce qu’en plus, arrive notre ami Oreste (Richard Berry dans la version de 89, je vous la conseille au passage). Mais qui est Oreste ? Eh bien le fils d’Agamemnon (le plus grand roi grec d’alors), envoyé en émissaire des Grecs, qui viennent demander la livraison du fiston d’Hector afin de l’occire en bonne et due forme. En effet, avec son ascendance épique, il pourrait rallier du monde contre la Grèce : il est donc dangereux. Là, au moins, ça paraît simple : Pyrrhus leur livre Astyanax (le nom du fiston) et basta. Sauf que… Pyrrhus hésite : c’est qu’il veut la veuve, lui.

Et, en plus (!), Oreste aime Hermione. Qui aime Pyrrhus. Qui aime Andromaque. Qui aime Hector. Qui est mort.

Aspirine ?

Bien, voilà donc l’idée. Tout le monde est coincé. Comptez pas sur moi pour vous révéler la fin de la pièce, là c’était simplement le synopsis (sic !), que vous compreniez ce qu’il se passe.

Arrivent donc plein de péripéties, et hop ! Acte III, scène 8. Nous verrons surtout un passage, mais je vous mets un gros bout de la scène.

NB : Céphise est la servante d’Andromaque (procédé classique pour éviter les trop longs monologues en tragédies)

Dans la scène précédente, Pyrrhus vient de poser un ultimatum à Andromaque : si elle veut que son fils vive, elle n’a qu’à répondre à la demande (d’hymen) de Pyrrhus. Lequel lui a dit de manière très, très classe :

Mais ce n'est plus, Madame, une offre à dédaigner :

Je vous le dis, il faut ou périr ou régner.

Quand je vous le dis, qu’il est classe…

Acte III, Scène 8 :

Andromaque, Céphise

Céphise

Je vous l'avais prédit, qu'en dépit de la Grèce,

De votre sort encor vous seriez la maîtresse.

Andromaque

Hélas ! de quel effet tes discours sont suivis !

Il ne me restait plus qu'à condamner mon fils.

Céphise

Madame, à votre époux c'est être assez fidèle :

Trop de vertu pourrait vous rendre criminelle ;

Lui-même il porterait votre âme à la douceur.

Andromaque

Quoi ? je lui donnerais Pyrrhus pour successeur !

Céphise

Ainsi le veut son fils, que les Grecs vous ravissent.

Pensez-vous qu'après tout ses mânes en rougissent ?

Qu'il méprisât, Madame, un roi victorieux

Qui vous fait remonter au rang de vos aïeux,

Qui foule aux pieds pour vous vos vainqueurs en colère,

Qui ne se souvient plus qu'Achille était son père,

Qui dément ses exploits et les rend superflus ?

Andromaque

Dois-je les oublier, s'il ne s'en souvient plus ?

Dois-je oublier Hector privé de funérailles,

Et traîné sans honneur autour de nos murailles ?

Dois-je oublier son père à mes pieds renversé,

Ensanglantant l'autel qu'il tenait embrassé ?

Songe, songe, Céphise, à cette nuit cruelle

Qui fut pour tout un peuple une nuit éternelle ;

Figure-toi Pyrrhus, les yeux étincelants,

Entrant à la lueur de nos palais brûlants,

Sur tous mes frères morts se faisant un passage,

Et de sang tout couvert échauffant le carnage ;

Songe aux cris des vainqueurs, songe aux cris des mourants,

Dans la flamme étouffés, sous le fer expirants ;

Peins-toi dans ces horreurs Andromaque éperdue :

Voilà comme Pyrrhus vint s'offrir à ma vue ;

Voilà par quels exploits il sut se couronner ;

Enfin voilà l'époux que tu me veux donner.

Non, je ne serai point complice de ses crimes ;

Qu'il nous prenne, s'il veut, pour dernières victimes.

Tous mes ressentiments lui seraient asservis.

Céphise

Eh bien, allons donc voir expirer votre fils :

[…]

Suite à quoi notre belle Andromaque décide qu’elle ne décide plus, hésite, hésite encore, et va finalement prendre conseil auprès d’Hector (qui est mort, donc pour les conseils, c’est pas le top).

Alors, pourquoi Andromaque en Chronique ? Qu’est-ce que cela peut apporter à des poètes ? Pourquoi axer une chronique littéraire, poétique même, sur une pièce de théâtre, et plus encore sur cette scène ?

Parce qu’une pièce de théâtre doit vivre. Ce sont des personnages qui s’expriment, avec des sentiments, avec une vie qui leur est propre (si l’auteur est bon, mais ici ce critère est plutôt respecté). Un personnage de théâtre vit, pense, a des arrière-pensées, des envies, des désirs, des peurs, des hésitations. Et tout cela est exacerbé au plus haut point, pour le principe de catharsis. Ici, ce qui se joue, c’est l’amour d’Andromaque. Mais celui-ci détermine le destin de son fils, de sa nation ; qu’en est-il alors du respect dû aux morts ? A Hector ? Quoi, se livrer à l’ennemi de son peuple, qui a humilié son mari dans la mort et qui menace de tuer son fils ? Non ! Le sentiment d’Andromaque n’est pas bénin, parce que trop de choses dépendent d’elle. Elle décide alors de se persuader elle-même de renoncer à céder. Et quel meilleur moyen que d’en appeler au souvenir de sa première rencontre avec Pyrrhus ?

Bref, la force de la scène, c’est la puissance des émotions d’Andromaque. Mais sous forme versifiée. Cela, le poète doit savoir le faire : transmettre un sentiment fort tout en subissant les contraintes du style, de la langue, et ici de l’histoire du personnage.

Cependant, nous sommes loin ici de la simple plainte lyrique, auto-centrée. Cet écueil est formellement à éviter pour tout poète qui se respecte : tout évocation de sentiment doit avoir une visée, fut-elle complètement banale (partager sa peine, par exemple). Ce n’est donc pas un simple examen de son âme, mais un exposé qui tend vers une fin, et se nourrit de son histoire, de son contexte, de la langue également.

Cela, c’est du moins ma thèse. Hautement discutable, j’en suis bien conscient, avec moult contre-exemples historiques pour me contrer. Il faut bien.

Or si l’on examine les propos d’Andromaque, on observe une gradation d’intensité. Au départ, elle déplore son sort (attitude classique du poète lyrique/élégiaque, disons). Le destin, si étonnamment cruel, est sur le point de lui arracher son fils. Céphise lui rétorque de fort belle manière que :

Madame, à votre époux c'est être assez fidèle :

Trop de vertu pourrait vous rendre criminelle ;

Notez la mise en exergue à la rime des adjectifs de ‘fidèle’ et de ‘criminelle’. Céphise lie les deux termes, obligeant sa maîtresse à reconnaître le lien qui existe. Andromaque se débat, refuse, cherche l’esquive.

Puis affronte la réalité : Pyrrhus n’est qu’un meurtrier, un monstre qui n’est bon qu’à tuer des vieillards et des héros.

Notre héroïne se remémore la première rencontre, avec moult détails qui la rendent hautement réaliste. Déjà, elle débute avec ce qui la frappe : son mari Hector, le père de celui-ci (donc son propre père par alliance), tués sans honneur alors qu’ils défendaient la cité. Andromaque s’inclut très vite dans le récit :

Dois-je oublier son père à mes pieds renversé [?]

L’image est frappante : le vieillard se traîne péniblement jusqu’à l’autel, alors qu’il est à l’agonie. Il y a là meurtre doublement symbolique : la figure paternelle représente l’expérience, et sa piété signale que sa mort est un assaut contre la religion, donc les dieux. L’image en elle-même pourrait suffire à nous élever contre toute l’armée grecque. Mais la veuve ne veut pas nous faire nous dresser, elle veut que nous prenions les armes ! Quel meilleur moyen pour cela que la compassion ?

Elle s’insère, et nous insère alors dans le récit en nous demandant de songer, d’imaginer ce qu’elle a pu vivre. Tous nos sens sont assaillis : nous voyons Pyrrhus aux yeux brillants de folie meurtrière, nous entendons les Troyens morts qui expirent, nous sentons la chaleur des flammes sur notre peau, l’odeur du sang emplit nos narines… L’acier (‘étincelants’, ‘le fer’), le feu (‘brûlants’, ‘lueur’, ‘échauffant’, ‘la flamme’) et la mort (‘mes frères morts’, ‘de sang tout couvert’, ‘étouffés’) dominent, semblant accompagner Pyrrhus en un quatuor infernal, le précédant et le magnifiant. Qui ne peut voir Pyrrhus comme un criminel infâme à ce moment, bien loin de l’image raffinée que le personnage nous a proposée depuis le début de la pièce ?

C’est à ce moment véritablement que nous comprenons que Pyrrhus pourrait réellement mettre sa menace à exécution. Des tels hommes ne réfléchissent pas, ils agissent ; et la résistance d’Andromaque ne saurait se dresser sur le passage du jeune roi. L’obstination de l’héroïne n’en est que plus admirable : résister à un tel monstre après l’avoir vu de cette manière, c’est chose que bien peu de personnes sauraient faire. Mais l’amour pour Hector, pour sa famille et pour Troie font voir ces souvenirs à Andromaque bien différemment : elle ne peut au contraire se permettre d’épouser un tel assassin, après tous ces carnages. En quelque sorte, il est indigne d’elle et du souvenir qu’elle a de ses proches massacrés. La conclusion est édifiante :

Enfin voilà l'époux que tu me veux donner.

Comment résister à un tel récit, dans toute sa puissance évocatrice ?

Andromaque, ici, ne fait pas que convoquer un souvenir pour se défendre et soutenir son argumentation – qu’elle sait de toute façon bancale, dans la mesure où elle n’a pas besoin de justification pour elle-même –, mais se pose en double héroïne tragique. Héroïne parce qu’elle a assisté au massacre de sa famille, de sa cité et donc de sa patrie, et qu’elle a vu la mort en face en la personne de Pyrrhus. Sa peine immense, qu’elle laisse ici entrevoir sous une rage intense, met d’autant plus en valeur son courage et sa détermination face aux intrigues qui se nouent autour d’elle.

Mais surtout héroïne parce qu’elle a la volonté nécessaire pour revivre cette douloureuse épreuve à présent, d’une manière moins guerrière mais tout aussi létale. Une fois encore, elle est seule face à Pyrrhus alors que sa famille lui est ôtée – Astyanax va être livrée aux Grecs, c’est à ce moment une évidence pour elle, puisqu’elle refuse de céder –. Cependant, la situation a ici bien changé : de veuve et fille éplorée et passive, elle devient celle qui détient le pouvoir de faire plier le bourreau, Pyrrhus, le fléau de Troie. Que ne s’en servirait-elle pas ? Sa force en est d’autant plus évidente, alors qu’elle tente de lutter de son mieux contre des événements qui la dépassent, et qui pourtant dépendent tant d’elle.

Hélas ! La Troyenne demeure une femme et une mère : l’amour pour son fils lui fait encore une fois changer d’avis dans la suite de la scène. En effet, l’avertissement de Céphise, fatal, la fait sursauter et quitter sa position à nouveau.

Eh bien, allons donc voir expirer votre fils :

Les servantes sont toujours plus finaudes qu’il n’y paraît…

Bien, j’ai exposé un peu de tout, dans cette chronique. Parfois (souvent) de manière un peu (beaucoup) décousue, et croyez bien que je m’en excuse.

Pour toutes lapidations, réclamations et insultes, voir avec mon agent.

NB : Le texte est disponible sur Wikisource à l’adresse suivante :

http://fr.wikisource.org/wiki/Andromaque#

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Modifié par Petimuel
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Merci pour la chronique, cela m'a rappelé à quel point cette pièce était bien. Il faudrait que je la relise. Je ne vois pas grand chose à rajouter pour le moment, peut-être mettre l'accent sur le côté "monologue intérieur" renforcé par le rôle de la servante qui a vraiment un petit côté "voix de la raison" sur ce passage, par opposition aux arguments venant plus d'émotions et de ressenti d'Andromaque. Parce que, du point de vue argumentaire, Céphise gagne quand même. Ou plus exactement, Andromaque balaie les arguments à coup de "Oui mais ça n'efface pas ce qu'il m'a fait" - ce que l'on comprend évidemment. Et la peinture (littéralement) de la scène est en effet géniale.

Ignit le Fourbu.

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C'est bien funky tout ça !

C'est marrant, tu as choisi chez Racine (que je n'aime pas tellement) les seuls vers que je connais par cœur (sauf les quelques premières répliques de prélude).

Merci en tout cas pour cette chronique ; je repasserai plus tard pour les remarques, si remarque il y a, mais là, déjà, comme c'est, ça me plaît.

(J'y reviendrai, donc.)

Et rappelons-nous néanmoins les mots de Madame de Sévigné, grande admiratrice de Corneille (le seul, le vrai, le grand) :

Racine passera comme le café.

Modifié par Petimuel
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Mais le café n'a pas passé, hélas...

Et puis il est bien nôtre petit Racine ! Va t'en donc écrire le Bérénice, Andromaque, ou Phèdre !

Comment ? ah on me signale que Corneille écrivit le Cid...

Ok je vais me coucher...

EDIT : Une autre fois celt, promis... Là j'ai eu quatre heure de bac blanc de philo, je ne me sens pas assez rétabli pour avoir une réflexion saine...

Sinon, au fait, et au passage, j'adore ta nouvelle signature :)

Modifié par Bloodyfol
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J'aurais également tendance à préférer Pierrot à Jeannot... Je trouve ses oeuvres bien plus épiques, parce qu'elles se permettent de sortir du genre ultra-codifié de la tragédie classique.

Enfin, une autre fois peut-être !

(Quoique... Antigone me tente... Mais n'est pas en vers, diantre !)

PS : Une réaction sur la Chronique, Bloody ? 'Me sens dédaigné, moi :) (humour, heing...)

Modifié par Celt
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