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[Samedi] On aura beau s'abstraire en de calmes maisons


Lord Paladin

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Et nous revoila pour une chronique du samedi un peu particulière puisqu'il ne s'agit pas d'un "poème préféré que j'ai choisi avec amour dans le recueil que j'ai recopié moi même", mais d'une oeuvre au hasard séléctionné via le bouton "Un poème au hasard" de poesie.webnet.fr, en fait à l'heure où j'écrie ces lignes, je n'ai pas encore lu le poème en question. (Juste survolé histoire de verifier qu'il ne sagissait pas d'un poème d'amour !)

[size="4"][b]I - La plume[/b][/size]

Mais avant d'attaquer le poème en question, commençons par une courte biographie d'un auteur que je ne connais pas (encore) : [url="http://fr.wikipedia.org/wiki/Georges_Rodenbach"]Georges Rodenbach[/url].
Rodenbach est né dans une riche famille belge de Tournai mais grandira dans l'ancienne ville portuaire de Gand au coeur des Flandres que l'industrialisation galopante contribue rapidement à rendre invivable. Là il rencontre un homme que vous devriez connaître : Emile Verhaeren lui même, avec lequel il se lie rapidement d'amitié. Diplomé de la faculté de droit de Gand, il est envoyé à Paris par son père pour parfaire son éducation mais il y fréquente plus assiduement les cercles litérraires que les salles de cours.
De retour en Belgique, il rencontre (comme Verhaeren d'ailleurs) Edmond Picard qui contribue à son succès et participe d'ailleurs aussi à la revue littéraire qu'est la Jeune Belgique dont il est (avec ce bon vieil Emile) l'écrivain le plus talentueux. Parmi ses autres amis connus, ne citons que Villier de l'Isle Adam et Mallarmé au risque d'ennuyer le profane par une liste démesurée.
Son oeuvre, inspirée de Schopenhauer, des traditions Flammandes et de l'occultisme est constituée d'un imposant corpus de romans et de poèmes compte notamment l'un des premiers romas illustrés : [u]Bruges-la-Mortes[/u] (1892) où il décrit la déliquescence de la ville de Bruges pour laquelle il prophétise un sort semblable à celui de Gand ; prophétie qui, Dieu merci, ne s'accomplira jamais.
Son style contribuera fortement à faire découvrir au public français les charmes de la Belgique (et notamment de Bruges) et il deviendra l'un des poètes Belges préféré des Français. Lorsqu'il s'éteint d'une appendicite à Paris en 1898, il est d'ailleurs décoré de la légion d'honneur et était même pressenti pour prendre place dans l'académie Goncourt alors en fondation.
Son influence dans le domaine des arts est manifeste. On dit qu'il serait l'un des principaux modèles de la figure du Swann de M. Proust. Pour ceux que l'inhabituel passionne, vous pouvez allez admirer son [url="http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/c/ce/Tombeau_Georges_Rodenbach.jpg"]étrange tombeau[/url] au cimetière du père Lachaise.

[size="4"][b]II - Le poème[/b][/size]

[center][size="5"][b][url="http://www.fileden.com/files/2011/12/25/3243049/My%20Documents/On%20aura%20beau%20sabstraire....wma"]On aura beau s'abstraire en de calmes maisons[/url][/b][/size]

On aura beau s'abstraire en de calmes maisons,
Couvrir les murs de bon silence aux pâles ganses,
La vie impérieuse, habile aux manigances,
A des tapotements de doigts sur les cloisons.

Dans des chambres sans bruit on aura beau s'enclore,
On aura beau vouloir, comme je le voulais,
Que le miroir pensif soit de nacre incolore,
Un peu de clarté filtre à travers les volets.

Et l'on entend toujours la plainte de la vie !
Car, malgré notre voeu d'exil, nous nous créons
Une âme solidaire et qui s'identifie
Avec la rue en pleurs dans les accordéons.

Et peut-on empêcher ses vitres sous la pluie
D'être comme un visage exsangue, couronné
Par des épines d'eau que le vent obstiné
Tresse parmi le verre en pleurs, que nul n'essuie !

Vitres pâles, sur qui les rideaux s'échancrant
Sont cause que toujours la vie est regardée ;
Vitres : cloison lucide et transparent écran
Où la pluie est encor de la douleur dardée.

Vitres frêles, toujours complices du dehors,
Où même la musique, au loin, qui persévère,
Se blesse en traversant le mensonge du verre
Et m'apporte sanglants ses rythmes presque morts !

Ainsi la vie encor par les carreaux m'obsède,
Car toutes les douleurs sans nom qu'on oubliait :
Les cloches, le feuillage - éternel inquiet -
La pluie, et jusqu'au cri d'une fleur qui décède,

Tout cela qui gémit parmi le soir tombé
Attire mon esprit dans les vitres, doux piège
Où les larmes, les glas, les rayons morts, la neige
Se mêlent dans le verre à l'azur absorbé.[/center]

[size="4"][b]III - Le calme cabinet[/b][/size]

[center][img]http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/7/72/Woman-with-a-balance-by-Vermeer.jpg/429px-Woman-with-a-balance-by-Vermeer.jpg[/img][/center]

Un brin de vocabulaire scolaire ne fait jamais de mal, surtout qu'on m'a dis qu'on pourrait tomber sur la poésie au bac cette année (ce qu'il ne faut pas faire pour attirer le chaland).
Pour la forme, le poème est on ne peut plus classique huit simple quatrains en alexandrins aux rimes croisées ou embrassées selon l'humeur. Pas vraiment de quoi sauter au plafond alors passons.
Le poème s'organise grossièrement en trois parties relativement perméable que j'aurais tendance à plasser ainsi. d'abord les trois premières strophes forment une sorte d'introduction au sujet en marquant la séparation imparfaite bien que tant recherché entre le poète et le dehors. La seconde partie qui regroupe les trois strophes suivantes développe cette idée et en donne le thème centrale qui envahit soudainement le poème : "les vitres", car cette objet personifie le dilemne du poète tiraillé entre la sérénité et le calme de l'intérieur et l'exubérance chaleureuse et vivante de la rue. Enfin la dernière partie conclue l'oeuvre en une envolée onirique sur laquelle nous reviendrons.
Au niveau du rythme, il est extrèmement régulier avec une césure classique hormi quelques vers qu'il convient de remarquer. Le second tout d'abord a un rythme 4/4/4 qui peut renforcer l'aspect calme et apaisant de l'intérieur coquet. Mais c'est surtout les deux vers précédent le dernier qui sont remarquables en cela qu'ils forment une sorte d'attente et d'ouverture. Relisez les et remqrquez combien les dernières syllabes ("doux piège" & "la neige") semblent s'échapper du vers presque à tomber à la renverse pour précipiter la fin du poème.

[size="4"][b]IV - La rue vivante[/b][/size]

[center][img]http://upload.wikimedia.org/wikipedia/commons/thumb/d/d8/Adriaen_van_Ostade_008.jpg/434px-Adriaen_van_Ostade_008.jpg[/img][/center]

Passons maintenant à une analyse de fond du poème.
Tout d'abord cette thèmatique de l'opposition entre l'intérieur et l'extérieur symbolisé par la vitre et qui soutient l'ensemble du poème. Ce n'est pas l'opposition entre la vie privée et la vie publique mais c'est celle d'une monde froid et puritain qui semble vouloir étouffer la vie opposé à cette rue animée, encombrée, dangereuse. Car si l'intérieur et avant tout présenté comme un lieu calme, c'est surtout un lieu de confort et de sécurité. Un lieu ou l'on ne risque rien et où la vie passe lentement comme un fleuve lisse de "bon silence". Dehors c'est un monde de danger où cri la "fleur qui décède" et où sonne le "glas". Un monde de pluie, de vent, mais un monde vivant pardieu, d'une "vie impérieuse". Un monde de musique qui à travers la vitre se brise et parvienne dans le monde intérieur "presque mort".
C'est aussi une opposition entre les deux mondes de la Belgique d'alors : la riche bourgoisie soigneusement calfeutrée dans son intérieur coquet et soigneux face à la classe laborieuse, qu'elle soit ouvrière où paysanne et qui peine dans la rue mais qui peine en chantant. Ce poème résonne un peu comme un appel à l'ouverture d'un mebre de la bourgoisie à sa propre classe pour ne pas se laisser séduire par le confort. Une question qui me vient à l'esprit en lisant ce poème, c'est "qui est le narrateur". Car l'on y imagine bien un jeune homme de bonne famille désirant vivre une vie "à la don quichotte" mais qui se heurte le nez au verre froid de sa demeure. Vitre qui semble le placer hors du monde, hors de la vie qu'il se contente de regarder (cf le vers 18). Vitre qui l'appel dehors mais qu'il a bien trop peur de passer pour pénétrer dans ce monde de dangers inconnus, presque mystique où rôdent "les rayons morts".

[size="4"][b]V - Conclusion[/b][/size]

Ce poème illustre tout à fait le côté "occulte" de Rodenbach aussi bien que cette tradition flammande de jeu de clair obscur et d'opposition intérieur extèrieur qui prend ici une connotation peut être politique (mais peut être pas je suis pas expert non plus). J'aime beaucoup ce côté enchanteur et magique présent dans le poème notamment dans les vitres mais aussi dans la musique et la personnification de la vie dans la première strophe. Le style légèrement compliqué et relevé n'est toutefois pas ce que j'aime le plus. Et le rythme bien que parfait n'en est pas moins quelque peu monocorde et lancinant alors que le thème pouvait se prêter à un jeu sur ce dernier.
Joli poème cela dit, qui me donne envie d'en découvrir un peu plus sur cet auteur. J'espere seulement que vous partagerez au moins une partie de ma découverte et de mon enthousiasme, toute discussion étant bien évidemment ouverte. Modifié par Lord Paladin
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Invité Absalom
'Lut ! Bonne année !

Je ne connaissais pas du tout et j’ai énormément, énormément aimé... merci, merci, merci à toi Seigneur Paladin !

J’ai été très sensible au thème et il m’évoque un tas de souvenirs de lectures (et pas seulement d’ailleurs). C’est le génie du poème, on dira . Je vais essayer d’expliquer mon enthousiasme (après tout, on est là pour partager).

Le poème bat en brèche avec beaucoup d’élégance et de finesse le raisonnement hédoniste suivant : en aucun cas, un hédoniste désire souffrir. Or nous ne pouvons vivre sans souffrir. Donc un hédoniste devrait désirer ne pas vivre (je résume [size="1"](et déforme sans doute)[/size] une conf’ de Michel Onfray, notre philosophe hédoniste national).

Anesthésier sa vie en se soustrayant au Monde, en disparaissant ...je trouve ce thème très fort et le poème en révèle à la fois la cruauté et la vanité .

La métaphore de la maison fonctionne vraiment très bien. Le petit jeu avec la vitre est génial (j’ai pas fini d’en décortiquer tous les ressorts...il n’y a pas une référence christique au quatrième quatrain ? ) Il y a une quantité d’images qui se juxtaposent dans des registres assez lointains et pourtant le poème est limpide . Très beau.

C’est vrai qu’il y a quelque chose d’infiniment douloureux et de fragile dans ces vers mais je ne ressens pas de menace dans son évocation du monde extérieur. Je n’y vois pas de « dangers » (le cri de la fleur qui décède, l’inquiétude du feuillage ( !!)...ce sont des images très belles mais la menace qu’elles contiennent est ténue).

Le narrateur a fait l’expérience de [b]la perte [/b](les cloches évoquent un deuil ?) et il est obsédé par la fragilité du Monde : la pluie, la neige, les feuilles et les fleurs...ce n’est pas tant des choses tristes en elles-mêmes... mais ce sont des [b]choses éphémères[/b]. A quoi bon posséder ce qui vous sera retiré ? A quoi bon connaître ce qui sera oublié ? A quoi bon aimer ?

Cette soustraction au monde , ce repli sur soi, cette disparition, on le retrouve aussi dans l’utilisation systématique du pronom « on »... [b]un monde sans « moi » c’est d’abord un poème sans « je »[/b]...c’est un geste très fort je trouve. C’est dans sa syntaxe même que le poème est affecté par le fantasme de sa propre disparition...un certain Perec ira encore plus loin.

[b]Mais il y a un deuxième mouvement dans le poème[/b]. La pluie sur la vitre, lui évoque ses propres larmes. Il regarde par la fenêtre. Il a fui le monde à cause de son inconstance, de sa précarité mais c’est aussi ce qui en fait le prix. La beauté du la vie.

Bref, ça me touche.

Cette thématique de la « Soustraction au monde » est aussi présente chez Pessoa, dans les écrits de Soares mais aussi ceux de Campos (« Bureau de tabac ».... Campos et Soares sont deux hétéronymes de Pessoa ). Le rôle central de la fenêtre... presque pareil quoi. Pessoa/Campos finit par s’en amuser alors que les vers ci-dessus sont dans une tonalité bien plus torturée... chez Pessoa, l’angoisse métaphysique, quoique authentique, est aussi passagère que la fumée d’une cigarette et son poème finit par un sourire (du buraliste...ça paraît débile mais en fait c’est génial).

Quant aux implications politiques ou sociales du poème de Rodenbach, je suis, moi aussi, assez ignorant et je dois dire que je m’en fiche un peu (je sais, c’est mal).

Enfin je pense à Faulkner et à la dernière phrase de ses deux nouvelles imbriquées « Palmiers sauvages » :
[center]« Entre le chagrin et le néant, c’est le chagrin que je choisis ».[/center]
C'est un peu ce que je retiens du poème de Rodenbach, je crois.


P.S : je vais écouter l’édition audio de « Croquis de cloître » maintenant que j’ai récupéré un ampli correct (les pc portables c’est pas écoutable).
C’est chouette de commencer l’année en poésie (avec une belle découverte) et avec une envie de dévaliser son libraire (comme disait chais plus qui de la section). Modifié par Absalom
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J'aime beaucoup ton interprétation et te rejoins sur de nombreux points. Même si je persiste à penser que l’extérieur reste emprunt de danger. Mais pas de véritables dangers, plus des dangers surestimés car méconnus. Un peu comme (l'exemple est mauvais mais passons) une route peut sembler dangereuse à quelqu'un qui n'en a jamais traversé et qui se contente de voir les voitures passer alors qu'un parisien le sait bien lui que les voitures s'arrêtent.

Je développerai sans doute demain, mais juste un petit up du père noël pour dire que j'ai rajouté une version audio (pas génial car le poème est un peu long et ma voix un peu horrible [notamment désolé pour l'erreur dans la quatrième strophe quand je saurais faire du montage je ferais des trucs moins à l'arrache]). Et un recueil de tout ce que j'ai fais en vrac dans am signature. Pareil quand j'aurais le temps je jetterais toute la merde que j'ai pu écrire étant petit mais pour l'instant c'est le seul pdf qui me reste d'avant le cataclysme.

Sur ce je retourne bosser/manger/desesperer...

Pal'
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