L’échec
Elle se tenait là, immobile, devant le bâtiment en feu, ignorant la foule qui, s’agitant tout autour s’évertuait à éteindre l’incendie. Elle restait là, insensible à la morsure du froid glacial, accablée par le remord et la culpabilité. Le vent s’engouffrant dans l’étroite rue attisait les flammes et son hurlement couvrait le grondement du brasier. Malgré les efforts de la populace, le feu était encore vivace et ne semblait pas vouloir s’éteindre. Les visages de ses compagnons, éclairés par les flammes, salis par la suie et marqués par la fatigue, ressemblaient à de sinistres masques mortuaires. La nuit avait été rude et ils étaient épuisés. Elle ressentait particulièrement la fatigue d’Ikard comme d’habitude, et cela sans même qu’elle n’ait besoin de le voir.
Comme tous les autres magus, elle avait été liée à son régulus suite à l’accomplissement de sa formation au sein de l’Ordre des Théologiens. Ce lien, symbolisé par une laisse, est aussi bien physique que mental. C’est d’ailleurs ce qui leur permet par moment de communiquer par la pensée sans que la parole ne soit nécessaire, ou encore de ressentir les sentiments l’un de l’autre.
Maintenant le lien plus fermement, elle remarqua que son compagnon ressentait une forte colère ainsi qu’une profonde tristesse. Elle se dégagea avant de se faire envahir par ces sentiments, puis se retourna vers ses camarades, Ikard son régulus, Gorak un jeune novice orque, et Jokul un jouvenceau venant tout juste de terminer son noviciat mais déjà promu missionnaire. Les Théologiens portaient les stigmates du combat intense qui s’était déroulé plus tôt dans la nuit. Leurs habits étaient brûlés, déchirés et par endroit souillés de taches de sang. Tous présentaient des entailles et des contusions plus ou moins importantes sur leur chair. Ikard fut le premier à bouger, il se détourna rapidement de la scène faisant tinter la chaîne le liant lui et Asmita.
“Allons y nous ne pouvons plus rien faire ici, les villageois arriveront bien à maîtriser le feu, et nous devons reprendre la chasse demain. Allons nous reposer.”
Les autres acquiescèrent et le suivirent. Asmita repensa alors aux évènements de la nuit et se demanda encore comment ils avaient pu rater leur proie, un certain Karzov. Ce dernier s’était déjà fait connaître pour avoir provoqué des troubles à la frontière de Nardjar il y avait de ça quelques années. Il avait alors disparu de la circulation pendant un temps. C’est récemment qu’il refit surface à Cianatair où il avait fondé un culte dédié à une sombre divinité. D’inquiétantes histoires remontèrent alors jusqu’à l’Ordre et Karzov fut déclaré « Questare ». Ikard, Asmita et Gorak reçurent instruction de démanteler la secte et de ramener Karzov, vivant de préférence, mort si nécessaire. Le petit groupe avait enquêté pendant plusieurs semaines sur place afin d’en apprendre le plus possible sur leur cible. Ils furent soutenus dans leur tâche par Jokul, le missionnaire de Cianatair. Après tout, Karzov agissait sur les terres de sa mission et Jokul se devait de faire tout ce qu’il y avait en son pouvoir pour l’arrêter.
Chacune de leurs découvertes sur Karzov et le culte augmenta la haine et l’écoeurement qu’ils nourrissaient à son égard. Il se servait du manque d’instruction et de la faiblesse d’âme des villageois de ce coin reculé du Duché de Fer. Choisissant ses victimes avec soin, il les attirait, profitant souvent d’un instant de faiblesse chez elles, et leur faisait alors croire qu’il était l’incarnation d’un être supérieur, que lui seul connaissait leur véritable potentiel et qu’en le servant ils pourraient à leur tour se transcender. C’était essentiellement une vaste escroquerie. Il s’assurait de leur fidélité lors de rituels abjects et obscènes auxquels tous s’adonnaient sous l’emprise d’alcools et autres drogues. Ces actes malsains cimentèrent le culte en lui donnant un fondement collectif moral, une histoire commune et taboue que nul n’oserait plus briser.
C’était pour sauver ces pauvres hères et leur faire prendre conscience de leur égarement qu’Ikard proposa une attaque frontale pendant une des cérémonies de la secte. Ils pourraient alors confondre l’escroc devant ses victimes et ainsi les libérer de son emprise. Ce plan fut accepté par tous. Mais l’assaut ne se déroula pas comme prévu.
Le fait d’y repenser arracha une grimace à Asmita. S’éloignant du lieu de l’incendie elle passait, absente, dans les ruelles sombres et désertes du village. Seul le lointain crépitement des flammes et les bruits de pas de la coterie venaient rompre la quiétude des rues. Sentant le vent froid, elle s’emmitoufla un peu plus dans son manteau, et cherchant à mieux comprendre ce qui s’était passé lors de l’attaque, elle se replongea dans ses souvenirs.
A la faveur de la nuit, ils s’étaient discrètement approchés du lieu de rencontre de la secte. Ils avaient vérifié les issues possibles et s’étaient divisés afin de ne laisser aucune chance à leur cible. Ikard et elle étaient à la porte principale du bâtiment, alors que Gorak et Jokul s’étaient postés à la porte arrière. Il s’agissait d’une simple bâtisse en pierre taillée et rien ne laissait présager ce qu’il se déroulait à l’intérieur. Eux-mêmes ne savaient pas jusqu’où le mal s’étendait.
Elle se revit alors fracasser la porte d’entrée d’une puissante déflagration psychique puis pénétrer les ténèbres inquiétantes du bâtiment à la suite d’Ikard. De leur côté, Gorak et Jokul avaient enfoncé la porte arrière à grands coups d’épaules pour se retrouver à leur tour dans le temple impie. L’horrible scène se déroula dans son esprit avec une lenteur et une précision malsaine. Elle revit le sourire inquiétant de Karzov, les sectateurs tremblants et psalmodiants au centre de la pièce. Des corps mutilés d’enfants gisaient sur le sol de ce sinistre lieu. Les murs portaient encore les sombres traces des sévices infligés à ces pauvres innocents. Elle était alors entrée dans une rage folle et avait appelé à elle une incroyable quantité d’énergie qui l’aurait consumée sans l’intervention de son régulus. Ikard avait déployé son esprit afin de l’aider à contrôler la fureur bouillonnante en elle. Elle avait alors put canaliser et propulser toute cette haine sous la forme d’un puissant arc électrique en direction de Karzov. L’éclair jaillit de ses mains et frappa le démagogue de plein fouet grillant au passage quelques sectateurs. Cependant un halo noir entoura sa cible. Pendant un instant, elle eut l’impression que la température avait diminué dans la pièce et que des nuées d’insectes se rassemblaient à l’orée de son champ de vision. C’était le cri strident des sectateurs encore en vie qui l’avait tirée de sa torpeur.
La bile lui montait à la gorge alors qu’elle repensait au massacre qui avait suivi. Les sectateurs complètement galvanisés les chargèrent. La raison céda à la folie et à la violence des combats. Les dévots combattaient avec la force des fanatiques et des déments. Les Théologiens, eux, répliquèrent avec acharnement et ferveur. Ils combattirent pour leur vie et pour ce qu’ils savaient être juste. Ce fut une véritable boucherie, aucun des cultistes ne survécut. Après tout il s’agissait surtout de pauvres crèves-la-faim trompés et abusés, croyant avoir ainsi une vie meilleure. Ils n’avaient ni l’entraînement, ni la discipline des Théologiens. A la fin du combat, le chef du culte avait pris la fuite, profitant de la mêlée pour s’échapper discrètement et semer ses poursuivants. Ils avaient été si proches du but.
La colère qui aiguillée par le souvenir de cette scène, avait commencé à poindre s’estompa pour laisser place à la rancœur ainsi qu’à un fort sentiment de culpabilité.
Sentant la détresse d’Asmita, Ikard se rapprocha d’elle et passa un bras réconfortant autour de ses épaules.
“Allez, après un bon bain et une bonne nuit de sommeil, ça ira mieux.”
Ne voyant aucune réaction de la part de sa camarade, il poursuivit.
“Et puis on s’est tous planté sur ce coup… personne n’avait vu venir que c’était plus qu’un simple escroc ! Tu n’as pas à porter le poids de ces erreurs, de ces morts seules. On a pas eu le choix, c’était eux ou nous”
“Je sais bien…. Mais ce que l’on a vu là bas… ce que l’on a dû faire…”
Jokul et Gorak s’approchèrent du couple, alarmés par le timbre de la voix d’Asmita. L’orque tenta de la consoler à sa manière.
“Il paiera pour ça et tout le reste! Que les ancêtres m’en soient témoins!”
Jokul approuva d’un mouvement de tête puis leur indiqua du doigt la mission maintenant toute proche. Ils allaient enfin pouvoir se reposer de l’agitation de la nuit. C’était une ancienne et massive bâtisse construite en pierre sur un petit promontoire rocheux. Sa lourde porte de bois brut et son toit plat en terrasse entouré d’un muret crénelé en faisait un très bon point défensif d’où l’on pouvait surveiller les alentours. Jokul les invita à entrer.
“On est arrivé. Vous savez où sont vos chambres ainsi que la salle d’eau. Si vous avez faim, il doit y avoir ce qu’il faut à la cuisine. Pour l’heure je dois m’occuper des préparatifs des hommages du matin et laisser mes instructions à mes deux novices. Je suppose que l’on reprend la route demain.”
Ikard sourit aux propos du missionnaire.
“ Tu supposes bien mon bon ami. Je suis heureux que tu veuilles nous accompagner dans cette traque. Ton aide est la bienvenue. ”
Gorak opina du chef et se dirigea vers la cuisine, pendant qu’Asmita et Ikard gagnèrent leur chambre. Elle avait la tête qui tournait et elle pouvait sentir poindre un début de migraine. A peine avaient-ils pénétrés la chambre qu’elle fut prise de vertiges. Ikard la rattrapa avec douceur puis la porta dans sa couche.
“Dors tranquillement, tu as besoin de repos, la soirée a dû complètement t’épuiser.”
Sa voix était douce et réconfortante. Ce fut là les dernières paroles qu’elle entendit avant de sombrer dans un profond sommeil.
A Suivre…